- Des projets de reforestation dans le but de lutter contre la désertification au Tchad et au Cameroun, à l’instar de la « Grande muraille verte » et du projet « Reboisement 1400 », subissent une détérioration accrue de leurs écosystèmes forestiers du fait des actions humaines.
- Face à la pauvreté, guerre et corruption, les populations et réfugiés dans ces régions se livrent quotidiennement à la coupe abusive d'arbustes, y compris dans des aires protégées, pour en faire du bois de chauffage dans les ménages, ou encore pour produire du charbon à des fins de commercialisation.
- Les organisations de défense de l’environnement, les élus locaux, les administrations locales, alertent sur l’ampleur de cette déforestation qui favorise l’avancée du désert dans ces zones.
- Des solutions alternatives pour réduire la coupe abusive du bois sont proposées et même implémentées, mais ne parviennent pas à détourner les paysans des espaces reboisés.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Rainforest Journalism Fund en partenariat avec Pulitzer Center.
MOKOLO, Cameroun – Le soleil se positionne presque au zénith cette fin de matinée, un samedi du mois de juillet dans le village Mansour-Sabongari.
Des jeunes de la contrée, rassemblés au pied d’un arbuste, devisent à l’abri du soleil dans une plantation forestière aménagée grâce à un projet dénommé Reboisement 1400. Cette opération a permis de reverdir le paysage de Mansour-Sabongari, situé au nord du Cameroun dans une zone de savane au climat désertique très chaud, au grand bonheur des villageois.
« Avant, même à cette période (la saison des pluies), il faisait vraiment chaud dès que le soleil apparaissait. Désormais, nous ne ressentons plus trop cette chaleur, et nous avons la possibilité de nous protéger du soleil sous ces arbres », se réjouit Idrissou Saliou, jeune habitant du canton.
À Gaoui, à une dizaine de kilomètres de N’Djamena la capitale du Tchad, Roger Alkali, un citoyen tchadien, se prélasse dans un jardin reboisé grâce au projet la Grande muraille verte. Ce gigantesque projet consiste d’ici à 2030, à restaurer 100 millions d’hectares de terres dégradées dans 11 pays d’Afrique en zone sahélienne.
« On respire désormais de l’air pur en comparaison à d’autres endroits. Même si certains voisins de ce site ont souvent tendance à venir couper clandestinement les arbres pour faire du bois. Nous sommes appelés à protéger cette barrière verte pour nous sauver du climat très chaud ».
Plusieurs initiatives, à l’instar du Reboisement 1400 et de la Grande muraille verte, sont menées dans ces deux pays d’Afrique centrale dans le but de lutter contre la désertification dans le Sahel. Le premier projet a pour objectif de reboiser 1400 hectares au Cameroun. Et le deuxième projet vise à restaurer plus de 46 millions d’hectares de terres dégradées, et de séquestrer plus de 100 millions de tonnes de carbone pour lutter contre le changement climatique.
Par contre, ces zones au climat tropical très chaud sont régulièrement confrontées au défi de la déforestation.
En dépit des avancées peu ou prou notoires dans l’implémentation de ces projets, ceux-ci restent confrontés à d’importants défis résultant de fortes pressions anthropiques, à l’image de la coupe abusive d’arbres en vue de la fabrication du charbon de bois, la corruption ainsi que la prévalence des feux de brousse. Ces facteurs représentent dès lors d’importantes menaces pour la mise en œuvre de ces sites nouvellement reboisés.
Le bois, source d’énergie prioritaire des ménages
Steve Djelassem est agriculteur à Gaoui. Mais il a fait de la fabrication du charbon de bois sa seconde activité génératrice de revenus, surtout en période de soudure. Pour cela, il se procure d’importantes quantités de bois, coupées à hue et à dia, y compris dans des aires protégées.
« Le bois mort (sec) est très rare, c’est la raison pour laquelle on est obligés de couper le bois vert (frais) pour fabriquer le charbon que nous vendons. C’est grâce à ça que nous gagnons un peu d’argent pour entretenir nos familles », confesse ce chef de famille et père de trois enfants, bien conscient de l’impact néfaste de son activité sur la réussite du projet la Grande muraille verte.
Celui-ci évoque avant tout la « survie de [sa] famille », dans un pays où 42% de la population vivaient sous le seuil de pauvreté en 2018, selon les statistiques de la Banque mondiale.
Bien que les initiatives de la Grande muraille verte aient commencé comme une vision d’une barrière verte pour arrêter la propagation du désert, au fil des ans, face aux critiques sur son manque d’efficacité (le Tchad n’a restauré que près de 1,2 million d’hectares de terrains, soit seulement 2,6% de la superficie totale à restaurer), la vision a changé. L’idée s’est transformée en une mosaïque de paysages qui offrent de multiples avantages : prévenir l’aridification, lutter contre le changement climatique et soutenir les moyens de subsistance locaux par l’agriculture, l’apiculture, l’agroforesterie et l’élevage des animaux. Par contre, les défis de reboisement persistent.
Le projet tchadien est assez prometteur, mais reste sujet à de nombreuses pressions humaines avec une prolifération des maisons d’habitations sur certains sites reboisés, du fait de la poussée démographique. Il est surtout victime d’un pillage de ses ressources à travers la coupe abusive d’arbres par les populations à des fins de fabrication du charbon de bois.
Le recours aux combustibles ligneux est l’option prioritaire chez les ménages tchadiens, dont la grande majorité dispose des revenus limités pour s’offrir le gaz domestique en pleine inflation. Dès lors, la lutte contre la coupe des arbres apparaît comme une gageure pour les autorités gouvernementales du pays malgré l’existence d’une loi qui l’interdit.
Les résultats d’une enquête sur la consommation et le secteur informel réalisés en 2011 par le Programme des nations-unies pour le développement (PNUD), révèlent que 88,6% des ménages tchadiens utilisent le bois comme principale source d’énergie pour la cuisson, et, 10,9% utilisent le charbon de bois. Selon des données de l’Organisation des nations-unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un Tchadien utilise en moyenne entre 0,4 et 1,5 kg de bois énergie par jour.
De multiples opérations de saisie sont régulièrement menées par des agents de la garde forestière et faunique du ministère de l’Environnement tchadien, mais ces actions ne parviennent pas à dissuader les populations vers cette pratique.
De nombreuses initiatives sont menées par des opérateurs privés pour tenter de freiner la coupe du bois, à l’instar du charbon vert, une solution proposée depuis 2021 par une start-up locale, KARÖ Entreprise. Utilisant des déchets végétaux ou des résidus agricoles pour fabriquer le charbon, l’entreprise produit en moyenne 800 kilogrammes de charbon écologique par jour, et le commercialise à moindre coût aux ménages. Une option qui semble prospérer auprès de certains ménages tchadiens, soutient Ghislain Bandah Sanki, promoteur de la jeune entreprise :
« Pour la ville de N’Djamena, tous ceux qui ont acheté notre charbon écologique se détourne immédiatement du charbon de bois », révèle-t-il. Il relativise ensuite : « Mais il faut noter que beaucoup sont encore dans l’utilisation de ce dernier (charbon de bois) faute d’information et d’accessibilité au charbon écologique, compte tenu du manque de moyens financiers pour la sensibilisation et la grande production ».
L’ampleur du pillage des forêts à l’échelle de chaque pays est mieux illustrée dans la plateforme de surveillance des forêts mondiales Global Forest Watch, qui révèle que le Cameroun a perdu 1,8 million d’hectares de son couvert forestier entre 2001 et 2022, tandis que le Tchad en a perdu 605 000 hectares sur la même période, soit 15% de son couvert végétal depuis 2000.
Au nord du Cameroun, le recours au bois de chauffage est tout aussi préoccupant et contribue à la dégradation du couvert forestier. D’après une évaluation récente du Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR), environ 80% des Camerounais ont recours au bois pour faire la cuisine, et ce sont 2,2 millions de tonnes métriques qui seraient brûlées chaque année dans le pays.
Pillage à ciel ouvert des aires protégées et difficile sécurisation des sites
Dans la région nord du Cameroun, l’essentiel du bois utilisé comme source d’énergie dans les ménages est issu des aires protégées, selon l’organisation à but non lucrative Forêts et développement rural (FODER). Les plantations du projet Reboisement 1400, qui a déjà plus que doublé son objectif de reboisement, pourraient ne pas échapper à cette réalité, face à laquelle les autorités locales semblent résignées en raison d’un déficit en ressources humaines pour assurer la sécurisation des sites.
À en croire Nira Gnokreo, ingénieur des Eaux et Forêts en service à la délégation du ministère camerounais des Forêts et de la Faune dans la région de l’Extrême-nord, « on ne parvient plus à mettre en place le système de suivi pour la restauration des terres parce qu’il y a un réel déficit en ressources humaines, et en plus, il n’y a pas de matériels pour faire des descentes sur le terrain ».
La disponibilité des ressources est aussi un dysfonctionnement commun au projet la Grande muraille verte au Tchad, qui connaît quelques tribulations au cours de ces dernières années.
Patricia Mbaïregogou Melom, responsable de la communication à l’Agence nationale de la Grande muraille verte (ANGMV), a confié à Mongabay que : « l’agence se trouve dans une situation financière difficile. Elle n’est pas arrivée à réaliser ses activités de terrain et encore moins de payer les salaires des agents depuis 2017 (…) Cette situation a affecté considérablement de manière négative les capacités opérationnelles et de mise en œuvre des activités sur le terrain ».
Le manque de moyens financiers pose également des difficultés pour sécuriser ces sites reboisés parce qu’il peut provoquer des pratiques de corruption, à en croire le maire de Mokolo, Vohod Deguime :
« Lorsqu’un projet est mené et arrive à sa fin, et que les éco-gardes qui étaient recrutées au départ ne perçoivent plus de l’argent, ils se livrent à quelques pratiques en prenant de l’argent aux riverains pour leur autoriser l’accès sur les sites pour couper le bois », révèle l’édile de Mokolo.
La corruption avec à la manœuvre les éco-gardes a également contribué à phagocyter la dynamique de « l’opération Sahel vert », le plus ancien projet de reboisement des régions septentrionales du Cameroun, lancé par le gouvernement dans les années 70.
Selon une enquête publiée par Le Monde et InfoCongo, d’autres formes de corruption sont également en jeu. Quand des exploitants illégaux pullulent des zones forestières pour vendre le bois dans le marché, ils opèrent en complicité avec les élites, les autorités locales, les habitants et les chefs traditionnels. La coupe des espèces ciblées dure des jours, même des semaines. En retour, certains exploitants versent une somme financière à l’ensemble du village par l’intermédiaire du comité de développement ou d’autres organisations locales représentant les villageois.
À cause de cette problématique cruciale de sécurisation des sites, la réserve forestière de Zamay, située dans la commune camerounaise de Mokolo, disparaît au fil du temps. Ceci en raison de l’exploitation abusive de ses ressources au cours des dix dernières années. Cette aire protégée de 3500 hectares s’étend jusque dans la localité de Minawao, où a été aménagé depuis 2013 un camp de réfugiés nigérians, victimes des attaques de la secte terroriste Boko Haram.
Ces exilés de guerre se sont rués sur la réserve, et la dépouillent quotidiennement de ses espèces, coupées comme bois de chauffage pour la cuisson. Une pratique devenue habituelle pour les 78 000 réfugiés de ce camp, qui côtoient la misère au quotidien et vivent sous pavillon du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), et de nombreuses autres organisations de défense des droits humains.
Isaac Luka, porte-parole des réfugiés du camp de Minawao, acquiesce cette réalité et explique que : « on (HCR, ONG, administrations locales, privés…) nous donne à manger, mais il n’y a pas de sources d’énergie pour préparer. Les réfugiés se dirigent là-bas (réserve de Zamay) pour couper les arbres pour faire la cuisine parce qu’il n’y a que le bois comme solution ou le charbon écologique qu’on nous apprend à fabriquer ».
Il admet que cette ruée des réfugiés sur la réserve a considérablement contribué à sa dégradation, et déplore par ailleurs que les plantations forestières créées aux confins du camp avec le concours de nombreuses organisations de défense de l’environnement subissent déjà le même sort, malgré les campagnes de sensibilisation menées à cet effet.
La mairie de Mokolo est responsable de la sécurisation de cette réserve forestière et des autres projets de reboisement menés au sein de la commune. Au-delà de la coupe du bois, ces espaces sont également sous la menace permanente des feux de brousse et de l’hyperactivité de l’élevage bovin pratiqués dans la région, qui participent à la destruction des arbres plantés.
En février dernier, un incendie a d’ailleurs ravagé près de 40 hectares de plantations forestières du projet Reboisement 1400 à Mansour-Sabongari, « causé par des chasseurs qui utilisent le feu pour capturer les petits rongeurs cachés dans le sol », confie Katchala Ngadja, assistant technique dudit projet auprès de la mairie de Mokolo. Ces feux sont aussi favorisés par la prévalence des vents violents qui soufflent dans la région.
Quelles solutions au pillage ?
Selon le docteur Gilbert Haïna, enseignant-chercheur en sciences environnementales à l’université de Maroua, plusieurs facteurs sont souvent à l’origine de l’échec des projets de reboisement dans les zones sahéliennes. Il s’agit entre autres de la forte croissance démographique, qui induit une augmentation de la consommation des ressources ; la forte demande de consommation de bois ; la pauvreté ; la flambée du prix du gaz domestique, l’agriculture sur brûlis avec le phénomène des feux de brousse, etc.
L’environnementaliste préconise alors la mise en place des politiques publiques adaptées aux différents pays, en suggérant par exemple un système de coupes rationnelles par intermittence, axé sur « une rotation de coupe ».
Il explique : « Si on avait des végétations autour des villages, on pourrait programmer des coupes sur le pôle ouest au cours d’une année donnée, puis au pôle est l’année d’après, ce qui permettrait à la végétation de se régénérer dans chaque pôle en temps de transition. Ceci en intégrant des techniques de coupe car, il faut préciser que les coupes à ras, contribuent à la destruction de la végétation ».
Image de bannière : Un réfugié nigérian du camp de Minawao transporte un tronc d’arbres sec sur sa bicyclette, qu’il utilisera comme bois de chauffage pour la cuisson dans son ménage. Image de Yannick Kenné.
Cet article a été en anglais publié ici sur le site global de Mongabay.