- Dans plusieurs localités camerounaises, les communautés déchantent contre la présence des agro-industries qu’elles accusent presque à l’unisson d’accaparement de leurs terres. Les tensions sont assez vives entre les deux entités, et les malentendus croissent au fil des années.
- En 2016, le ministère camerounais en charge des affaires foncières révélait qu’environ 85% des procédures enrôlées dans les juridictions administratives concernait le domaine foncier.
- Les solutions adoptées par le gouvernement camerounais se sont avérées inefficaces, et il peine à mettre en place des mécanismes adéquats pour juguler ces conflits.
- Des organisations de la société civile à l’instar du Centre pour l’Environnement et le Développement (CED) dénoncent des insuffisances dans la loi foncière camerounaise, et en appelle à sa réforme.
YAOUNDE, Cameroun — Il y a trois ans déjà que les près de 4 000 habitants du village Apouh à Ngog, situé à 95 kilomètres de la capitale économique Douala, sont sur le pied de guerre avec la Société camerounaise de palmeraies (Socapalm), filiale de la Société financière des Caoutchoucs (Socfin), une société financière luxembourgeoise qui détient des plantations de palmiers à huile dans une dizaine de pays africains.
Le nœud du problème porte sur des revendications foncières des populations, lesquelles s’opposent à une opération de replanting de la société sur des espaces aux confins du village.
Une situation que déplore le chef de cette localité, Ditope Lindoume : « devant nos maisons, c’est des palmiers, derrière nos maisons, toujours des palmiers. Nous n’avons pas de cour. Elle a planté partout. Le problème fondamental, c’est l’accaparement de nos terres. Nous voulons acquérir un espace vital pour nos familles ».
À Tibati aussi, dans la partie nord du pays, les communautés autochtones sont vent debout contre l’octroi par le gouvernement, de 95 000 hectares de terres à la société camerounaise Tawfiq Agro Industry, pour le développement des activités agropastorales. Et la liste des conflits nés de la présence des agro-industries dans des localités camerounaises est bien loin d’être exhaustive.
Au Cameroun, les agro-industries sont considérées comme des moteurs de développement censés créer de la richesse pour contribuer à la croissance économique du pays. Un défi encore difficile à relever dans une économie majoritairement extravertie, avec un taux de croissance établi à seulement 3,2% du PIB en 2022, selon les données de la Banque africaine de développement (BAD).
Ces entreprises, soutenues pour la plupart par des capitaux étrangers, sont vertement tancées pour les impacts de leurs activités dans les localités où elles opèrent.
Il existe diverses sources de conflits entre les communautés et ces sociétés agro-industrielles, parmi lesquelles celles liées aux concessions forestières à l’instar du déploiement contesté de la société Cameroun Vert Sarl (CAMVERT) au sud du pays. Mais la question foncière se pose davantage avec prépondérance. En 2016, le ministère camerounais en charge des affaires foncières révélait qu’environ 85% des procédures enrôlées dans les juridictions administratives concernait le domaine foncier.
Ceci résulte du « conflit entre le droit étatique et le droit coutumier sur la propriété de la terre », soutient le docteur Samuel Nguiffo, secrétaire général du Centre pour l’Environnement et le Développement (CED), une organisation indépendante qui œuvre pour la promotion de la justice environnementale et la protection des droits des communautés autochtones en Afrique centrale.
Au début au Cameroun, il y avait une diversité de tribus et il n’y avait pas un État, explique-t-il. Chacune de ces tribus a son droit foncier coutumier qui reconnait au village la propriété de tout son terroir. Ensuite, la colonisation a introduit une loi foncière qui organisait aussi la propriété foncière au Cameroun, et qui était en contradiction avec les droits coutumiers. Donc, les espaces reconnus comme appartenant à la communauté, l’État les a considérés comme étant des espaces vacants, et les a pris sous sa propriété.
« Beaucoup de nos villages qui ne disposent pas de titres fonciers, l’État les considère comme n’appartenant à personne, et étant susceptibles d’être attribuées à quelqu’un », dit Samuel Nguiffo. « C’est de cette manière que des agro-industries se sont installées sur des terres qu’on considérait comme étant vides, mais qui avaient un propriétaire coutumier ».
Mécanismes de prévention et de règlement des conflits
Samuel Nguiffo dénonce en toile de fond la caducité de la loi foncière camerounaise adoptée en 1974, et préconise sa réforme comme l’une des solutions pour contribuer à prévenir et à réduire les conflits. Ce texte a par ailleurs prévu des mécanismes de règlement de conflits à postériori, avec la mise en place d’une commission consultative, chapeautée par le sous-préfet, représentant de l’État central au niveau des collectivités.
Cependant, pour prévenir les querelles liées au foncier, le gouvernement a prévu, avant le démarrage des projets d’envergure à fort impacts socioéconomiques sur les communautés, des audiences publiques préalables qui consistent à recueillir un éventail d’avis et de revendications des populations liés à la mise en œuvre dudit projet. Et pour l’implantation des sociétés agro-industrielles, des études d’impacts environnementales sont requises avant le démarrage de toutes activités. Ces opérations sont diligentées par le ministère camerounais de l’Environnement.
À l’évidence, l’ensemble de ces mesures ne s’avèrent toujours pas efficaces pour juguler les conflits entre les agro-industries et les communautés, précisément sur les questions foncières.
L’organisation CED a élaboré en 2020 une note de politique foncière de la société civile dans laquelle elle ébauche une litanie de propositions, parmi lesquelles la mise en place d’un tribunal coutumier compétent pour connaitre les litiges fonciers pour les terres du domaine national. Elle préconise aussi la décentralisation de la gestion foncière, avec la création au sein des communes, des relais de l’administration foncière pour permettre une meilleure implication des collectivités territoriales dans la gestion des terres.
En effet, la législation camerounaise n’attribue aucune compétence aux maires pour intervenir dans la gestion foncière. Ce privilège est dévolu aux sous-préfets, représentants de l’État central au niveau des collectivités.
Il importe de relever qu’au cours de ces dernières années, le gouvernement camerounais, pris dans l’étau d’une loi foncière approximative, et confronté à une recrudescence des conflits entre les sociétés et les communautés villageoises, s’est vu contraint d’annuler certaines concessions foncières et forestières préalablement attribuées à des entreprises pour éviter des soulèvements populaires.
Cela fut le cas en mai 2021 avec l’entreprise Neo Industry, dont une concession de 26 000 hectares de terres au sud du pays pour la culture du cacao, impliquant la destruction des forêts, a été annulée par le gouvernement après des protestations populaires ; il en est de même avec l’annulation en juillet 2020, de l’incorporation dans le domaine privé de l’État, de 130 000 hectares de la forêt d’Ebo en zone littorale du pays, pour des activités d’exploitation forestière, suite aux protestations des autorités traditionnelles locales, de la diaspora et des communautés locales.
À quelques égards, les protestations des communautés ont tout de même abouti à quelques concessions de la part des sociétés. Dans les villages Mbonjo et Bomono, les habitants ont dû protester à de nombreuses reprises pour obtenir de la Socapalm le délaissement de quelques parcelles pour la restauration des sites sacrés communautaires enfouis dans des blocs de palmiers.
Image de bannière : Transformation des fruits des palmiers à huile en huile de palme. Photo de Dylan Collins.