Je me suis souvent demandé comment les médias réagiraient face à une catastrophe écologique apocalyptique. J’ai imaginé les journaux télévisés présenter de brèves nouvelles, sensationnalistes, sans pour autant expliquer pourquoi une telle catastrophe avait eu lieu ni comment y remédier. Le présentateur demanderait ensuite au commentateur financier comment les cours de la Bourse étaient affectés par ce désastre, avant de passer aux informations sportives. Comme vous pouvez le constater, je n’ai que peu de foi en l’industrie pour laquelle je travaille.
Ce que je ne pouvais pas imaginer, c’est que les médias l’ignoreraient.
Une immense étendue de la Terre est en feu. Les images évoquent l’idée qu’on peut se faire de l’enfer. L’air ambiant est devenu ocre : dans certaines villes, la visibilité a été réduite à 30 mètres. Des navires de guerre se préparent à évacuer les enfants ; certains d’entre eux sont déjà morts asphyxiés. Les espèces partent en fumée à un rythme sans précédent. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit du plus grave désastre environnemental du XXIe siècle – jusqu’à présent.
Et de quoi parlent les médias ? De la robe que portait la duchesse de Cambridge à la première du dernier James Bond, de l’ineptie du jour de Donald Trump et de la célébrité éliminée lors de la dernière émission de Danse avec les stars. Le grand débat du moment, qui domine l’actualité dans une grande partie du monde ? Les saucisses grillées sont-elles vraiment cancérigènes!
Ce dont je parle est un barbecue d’une toute autre ampleur. Des feux font rage tout au long des 5000 kilomètres de l’archipel indonésien. Il s’agit indéniablement, selon toute évaluation objective, de l’événement le plus important dans le monde aujourd’hui. Et ce ne devrait pas être seulement un simple chroniqueur, rédigeant un article en pages intérieures d’un journal, qui en parle. Il devrait à la Une de tous les journaux.
Il est difficile de faire comprendre l’ampleur de cet enfer, mais ces comparaisons en donnent une idée : les incendies relâchent dans l’atmosphère plus de monoxyde de carbone que l’ensemble de l’activité économique des États-Unis. En trois semaines, ils ont produit plus de gaz à effet de serre que les émissions annuelles de l’Allemagne.
Mais ce n’est pas tout. Cette catastrophe ne peut se mesurer uniquement en pourcentages. Les feux détruisent des trésors aussi précieux et irremplaçables que les ruines archéologiques nivelées par l’État islamique. Les orangs-outans, les panthères nébuleuses, les ours malais, les gibbons, les rhinocéros et tigres de Sumatra figurent parmi les espèces menacées qui sont chassées de leur habitat par les incendies. Mais des milliers d’autres espèces, si ce n’est des millions, sont également victimes des flammes.
L’une des îles en feu est la Papouasie occidentale, un territoire illégalement occupé par l’Indonésie depuis 1963. J’y ai passé six mois quand j’avais 24 ans, enquêtant sur certains des facteurs qui ont conduit à la catastrophe actuelle. A l’époque, c’était un pays merveilleux, dont chaque marais et vallée regorgeait d’espèces endémiques. Qui peut dire combien d’entre elles ont disparu récemment ? Ces derniers jours, j’ai regardé des photos d’endroits que j’avais connus et adorés, et pleuré en les voyant réduits en cendres.
Les chiffres concernant les émissions de gaz à effet de serre ne suffisent pas non plus à faire comprendre les répercussions qu’ont les incendies sur les populations insulaires. A la suite du précédent épisode de feux de forêts en 2007, l’Indonésie a enregistré une cohorte manquante de 15.000 enfants de moins de 3 ans, dont le décès est attribué à la pollution atmosphérique. Il semble que l’épisode en cours soit bien plus grave. Les masques chirurgicaux distribués dans le pays ne suffiront pas à protéger les habitants recouverts d’un brouillard dense que le soleil ne parvient pas à percer. Les députés du Parlement du Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo) ont été obligés de porter des masques durant les débats. La salle est tellement enfumée qu’ils éprouvent probablement des difficultés à se reconnaître les uns les autres.
Ce ne sont pas seulement les arbres qui brûlent, mais le sol même. Une grande partie des forêts tropicales poussent sur de vastes dômes de tourbe. Lorsque le feu pénètre dans le sol, ces tourbières se consument pendant des semaines, parfois des mois, laissant échapper des nuages de méthane, de monoxyde de carbone, d’ozone et des gaz rares, comme le cyanure d’ammonium. Les panaches de fumée s’étendent sur des centaines de kilomètres, provoquant des conflits diplomatiques avec les pays voisins.
Quelles sont les raisons de ce désastre ? Depuis des décennies, les forêts indonésiennes ont été morcelées par les entreprises des industries forestière et agricole. Des chenaux ont été creusés dans la tourbe pour la drainer et l’assécher. Les entreprises contrôlant les plantations ont ensuite pris le relais pour détruire ce qui reste des forêts en plantant des monocultures d’arbres pour la pâte à papier, la construction et l’huile de palme. La manière la plus rapide de défricher les terres est d’y mettre le feu. Chaque année, ce procédé fait des ravages. Mais dans une année d’extrêmes climatiques liés au phénomène El Niño, comme c’est le cas cette année, tous les ingrédients sont réunis pour une catastrophe environnementale.
Le président indonésien actuel, Joko Widodo, est – ou voudrait être – un démocrate. Mais il préside un pays gangrené par le fascisme et la corruption. Comme le démontre le documentaire de Joshua Oppenheimer, The Act of Killing (L’Acte de tuer), les dirigeants des escadrons de la mort responsables du meurtre de plus d’un million de personnes durant le régime de terreur imposé par Suharto dans les années 1960, avec l’approbation de l’Occident, ont depuis prospéré par le biais d’autres formes de crime organisé, dont la déforestation illégale.
Ces tueurs bénéficient de l’appui d’une organisation paramilitaire comptant quelques trois millions de membres, les Jeunesses Pançasila. Avec leurs tenues camouflage orangées, leur béret rouge, leurs rassemblements empreints de nostalgie et la musique fleur bleue qu’ils affectionnent, ces groupes font penser à une milice fasciste qu’aurait imaginée JG Ballard. Il n’y pas eu de processus de réconciliation et la vérité n’a jamais été officiellement admise. Les assassins sont toujours considérés comme des héros et fêtés à la télévision. Dans certains endroits, en Papouasie occidentale en particulier, les meurtres politiques se poursuivent aujourd’hui encore.
Ceux qui commettent des crimes contre l’humanité ne reculent pas devant les crimes contre la nature. Bien que Joko Widodo semble vouloir mettre fin aux feux de forêt, ses moyens d’action sont limités. Les politiques de son gouvernement sont contradictoires. Il accorde par exemple de nouvelles subventions pour la production d’huile de palme, avec pour conséquence inévitable de nouveaux incendies. Certaines sociétés exploitant des plantations ont promis, sous la pression de leurs clients, de ne plus détruire la forêt tropicale. Les autorités indonésiennes ont vivement réagi, en affirmant qu’un tel engagement nuisait au développement du pays. Et que penser du manteau de fumée qui recouvre l’archipel et qui a déjà coûté quelques 30 milliards de dollars ? Apparemment, ce serait ça le développement.
Notre influence est limitée, mais nous pouvons quand même agir. Certaines entreprises utilisant de l’huile de palme ont fait des efforts tangibles pour modifier leur chaîne d’approvisionnement ; d’autres tardent à agir ou ne communiquent pas sur cette question, notamment Starbucks, PepsiCo, Kraft Heinz et Unilever. N’achetons pas leurs produits tant qu’elles n’auront pas pris les mesures adéquates.
Fin octobre, le président américain Barack Obama a accueilli son homologue indonésien Widodo à Washington. Selon le communiqué officiel, Obama « se félicite des mesures prises par le président Widodo pour combattre et prévenir les feux de forêt ». L’apocalypse environnementale en cours pendant leur entrevue, qui tourne cet engagement en dérision, n’a pas été mentionnée.
Les gouvernements ignorent les problèmes quant les médias les ignorent. Et les médias les ignorent parce que … eh bien, c’est une question avec une multitude de réponses possibles, souvent liées à la problématique du pouvoir. Mais l’une des raisons est l’absence complète de perspective de la part d’une industrie disqualifiée, dominée par les communiqués de presse des entreprises, les séances photos arrangées et les photos de mode, où tout le monde semble attendre que quelqu’un d’autre prenne l’initiative. Les médias ont pris la décision, qui n’en était pas une, de traiter cette catastrophe comme si elle n’avait aucune importance et nous continuerons ainsi à faire comme si de rien n’était.
Lors de la conférence sur le climat à Paris en décembre, les médias, englués dans la sphère intergouvernementale de diplomatie abstraite et de dramatisation, couvriront les négociations en négligeant le plus souvent de se référer à ce qui se passe ailleurs dans le monde. Les discussions se dérouleront dans une bulle à des années lumières de nos préoccupations morales. Et lorsque le cirque médiatique passera au prochain sujet d’actualité, le silence retombera. Existe-t-il une autre industrie que celle des médias qui fournisse des services aussi médiocres à ses clients ?
Article paru dans The Guardian le 30 octobre 2015. Auteur: George Monbiot