- En 2022, la Banque mondiale a désigné le Tchad comme « le pays le plus vulnérable aux changements climatiques dans le monde » et a indiqué que « les quantités de déchets augmentent », mais le pays souffre de faibles taux de collecte et d’un manque de décharges sanitaires, ce qui constitue une cause importante de pollution de l’eau.
- Le rapport de 2021 de l’association Agir pour le développement durable, indique que N’Djamena produit près de 20 000 tonnes de déchets plastiques par an, constituant un défi environnemental majeur.
- Ghislain Bindah Dingaotabet, chimiste tchadien, a créé une entreprise de recyclage des déchets agricoles, plastiques et ménagers, qui contribue à assainir le pays, tout en luttant contre la déforestation.
À N’Djamena la capitale du Tchad, les déchets ménagers et plastiques affectent de plus en plus l’environnement et la santé publique. De nombreux déchets plastiques tels que des sachets, des bouteilles d’eau et des emballages obstruent les caniveaux et les rues.
Face à cette urgence environnementale, des initiatives locales voient le jour. C’est le cas de Karo Entreprise qui se positionne comme un acteur de la transition écologique, fondée en 2019 par le chimiste Ghislain Bindah Dingaotabet, 28 ans, passionné de recyclage depuis l’enfance. A travers son entreprise spécialisée dans la gestion et le recyclage des déchets, Dingaotabet vise à réduire la pollution, sensibiliser la population au recyclage et promouvoir une économie circulaire locale tout en générant des revenus.
Mongabay : Quelle est la mission de votre entreprise ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Notre mission repose sur trois axes principaux. D’abord, la sensibilisation des communautés à la gestion rationnelle des déchets et à la préservation de l’environnement. Nous collaborons avec des associations, des ONG locales et internationales pour promouvoir le développement durable. Ensuite, nous avons une mission industrielle : la valorisation des déchets. Nous transformons les déchets agricoles en charbon écologique, les déchets ménagers en compost et biogaz et les plastiques en matériaux de construction, comme les pavés et les briques. Enfin, nous diffusons des solutions écologiques que sont le charbon, les pavés et les briques écologiques, à travers des formations, des stages et des missions de consultance.

Mongabay : Qu’est-ce que la question du recyclage représente pour vous ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : C’est une passion d’enfance. J’étais très attaché à l’idée de la propreté et de la gestion des déchets. Chez moi, je ne supportais pas qu’on jette les peaux de banane ou les plastiques n’importe où. J’avais un seau pour tout collecter. En grandissant, cette habitude est devenue une vocation. Aujourd’hui, je suis convaincu que le recyclage est l’un des meilleurs secteurs pour les pays en développement comme le Tchad. Il permet de lutter contre la pollution, de préserver l’environnement et de créer de la richesse.
Mongabay : Comment avez-vous réussi à créer et monter votre entreprise ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Karo Entreprise est une startup qui a été créée en 2019 et enregistrée officiellement en 2021, après avoir remporté le prix Tony Elumelu Foundation (TEF), un prix panafricain par le fondateur de United Bank for Africa (UBA), pour récompenser les meilleures idées de projet à fort impact social en Afrique. Ce prix a été déterminant pour notre structuration. Nous avons ensuite remporté le prix de la CONFEJES, un concours regroupant plusieurs jeunes entrepreneurs. Un autre moment fort a été notre participation à la Rencontre des entrepreneurs francophones de l’Organisation internationale de la francophonie. Nous y étions la première start-up tchadienne présente. Ce fut une grande opportunité de réseautage avec d’autres entrepreneurs venus des quatre coins du monde. Cela nous a permis d’expérimenter notre innovation qui est la valorisation des déchets à l’échelle continentale et d’établir des partenariats qui nous accompagnent encore aujourd’hui.
En dehors de ces prix, ce qui a vraiment marqué l’évolution de Karo Entreprise, c’est le lancement de la première vente de charbon écologique sur le marché local, précisément à N’Djamena, le 9 janvier 2023. S’en était suivi le lancement du programme Caravane Africaine pour la Promotion du Recyclage des Plastiques (CAPRELAS), le 5 février 2024. Ce programme vise à former les jeunes au recyclage des déchets plastiques. Et, enfin, le lancement officiel du programme un jeune, un métier, le 13 juin 2024. Nous avons formé 30 jeunes aux métiers innovants et écologiques durant quatre mois.
Mongabay : Qu’est-ce qui vous a motivé à lancer dans cette entreprise ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Ma première motivation a été l’état d’insalubrité général, notamment à N’Djamena. Ensuite, il y a la problématique de la désertification. Le Tchad est recouvert à 60 % par le désert et, pourtant, on continue à utiliser le charbon de bois ; ce qui aggrave la déforestation. Il y avait là une incohérence que je ne pouvais ignorer. Enfin, je voyais aussi un fort potentiel d’emplois à créer à travers la transformation de ces déchets. Plutôt que de les voir s’accumuler, pourquoi ne pas les transformer en opportunité économique ?

Mongabay : Quels résultats concrets avez-vous observés depuis vos débuts en 2021 ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Nous collectons environ 7 tonnes de déchets plastiques par an. Durant 4 ans, nous avons collecté plus de 30 tonnes de déchets plastiques par an et en avons transformé 15 tonnes. Nous produisons également du biogaz avec de la biomasse humide (déchets d’animaux, ménager). Nous collectons également les déchets agricoles auprès des agriculteurs qui sont le plus souvent dans les périphériques de N’Djamena et parfois dans les provinces. Nous faisons de la carbonisation sur place. Par exemple, 100 kg de déchets de tiges de mil donnent après carbonisation 35 kg de produit carbonisé appelé carbone. Compte tenu des moyens limités, nous collectons beaucoup plus de déchets plastiques.
Plus de 250 personnes ont bénéficié de nos formations, notamment à travers la Caravane africaine pour la promotion du recyclage, initiée en 2024, avec un partenaire camerounais. Nous avons également réalisé des prestations en Côte d’Ivoire et au Cameroun. Aujourd’hui, Karo Entreprise compte dix employés permanents, hommes et femmes. Nous générons aussi des emplois indirects, grâce à un réseau de collecteurs informels, dont certains sont rémunérés en échange de leur apport en déchets plastiques.
Mongabay : En quoi votre initiative améliore-t-elle le quotidien des habitants de N’Djamena ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Nous avons développé une approche inclusive qui combine action communautaire et modèle économique. Par exemple, lors de nos campagnes de collecte dans des quartiers comme Amtoukoui à N’Djamena, nous sensibilisons les habitants à la gestion des déchets. Nous expliquons les risques sanitaires liés aux dépôts sauvages, notamment pour les enfants. Nous proposons aussi des alternatives, comme le charbon écologique, plus sain que le charbon de bois et conforme aux directives de l’État. Nous avons mis en place des stations d’apport volontaire, où les ménages peuvent déposer leurs déchets contre une rémunération. Cela aide surtout les plus modestes, y compris les enfants des rues. Nous offrons également des formations gratuites aux étudiants, et accueillons des stagiaires dans le cadre de leurs projets de fin d’études. Même les jeunes sans qualifications peuvent être employés chez nous.
Mongabay : Quel impact votre travail a-t-il eu sur la perception de la gestion des déchets à N’Djamena ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Nous avons introduit la notion de valorisation dans les mentalités. Lorsqu’on demande à un ménage de ne plus jeter ses déchets dans la rue, il faut lui montrer un intérêt concret à bien les trier. C’est ce que nous faisons. En ramenant en échange du compost ou du charbon écologique, nous transformons une contrainte en valeur. Les gens comprennent que leurs ordures ont un potentiel, qu’elles peuvent leur rapporter quelque chose. Cela change leur perception et ils deviennent eux-mêmes des relais de la solution dans leur quartier.
Mongabay : La population locale a-t-elle changé ses habitudes grâce à vos actions ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Oui, et c’est ce qui nous encourage à continuer. Après cinq ans d’existence, si la population n’avait pas adopté notre approche, nous aurions déjà fermé. Aujourd’hui, nos produits sont utilisés, notre action est connue et ce sont les habitants eux-mêmes, qui parlent de Karo Entreprise et promeuvent nos initiatives.

Mongabay : Comment travaillez-vous au quotidien pour promouvoir l’éducation environnementale ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Notre mission inclut la formation, et nous avons entamé des discussions avec le Centre national des curricula (ndlr : l’institution chargée d’élaborer et de réviser les programmes scolaires au Tchad) pour intégrer l’éducation environnementale dès l’école primaire. Nous avons également collaboré avec les ministères de l’Environnement et de la Jeunesse. Nous avons contribué à la validation de feuilles de route nationales sur l’économie circulaire et sur l’entrepreneuriat vert. Nous croyons fermement que seule une approche éducative de long terme peut changer durablement les comportements.
Mongabay : Votre entreprise est-elle économiquement viable aujourd’hui ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Oui. Tant qu’il y aura des déchets, Karo Entreprise aura de la matière première. Et, au Tchad, elle est abondante, parce que nous cohabitons avec les déchets du fait de nos habitudes alimentaires et des activités agricoles. Nos produits ont aussi une forte demande. Ils sont écologiques, performants et plus accessibles financièrement que certains produits importés. La demande est là, et la sensibilisation renforce cet attrait pour des solutions locales et durables.
Mongabay : Quels sont les principaux défis que vous rencontrez au quotidien dans ce secteur, et comment les affrontez-vous ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Notre principal défi est d’ordre matériel. Il nous faut des équipements adaptés, des machines industrielles pour le traitement des plastiques, des unités de production de charbon écologique dans les grandes villes. Nous avons engagé des discussions avec des partenaires étrangers et les autorités locales pour trouver une solution rapide. Nous avons aussi besoin de camions-bennes et de tricycles pour assurer la collecte dans les quartiers et acheminer les déchets vers nos centres.
Nous cherchons un terrain en dehors de la ville pour installer une base permanente. Actuellement, nous opérons dans des sites loués en zone urbaine, ce qui n’est pas idéal. Nous avons aussi besoin de chaînes de production industrielle et de moyens logistiques pour la collecte. Ces investissements sont indispensables pour passer à l’échelle supérieure.
Mongabay : Comment envisagez-vous l’avenir de votre entreprise et le rôle de la gestion des déchets à N’Djamena ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Notre ambition, à court terme, est de mettre en place une unité industrielle capable de traiter entre 5 000 et 10 000 tonnes de déchets plastiques par an. Nous voulons aussi développer des stations d’apport volontaire dans chaque arrondissement de la capitale, renforcer notre communication et obtenir un contrat avec la mairie pour professionnaliser la gestion des déchets urbains. Notre projet Wassak Bara qui veut dire mettre hors d’état de nuire nos déchets s’étend sur dix ans. Il synthétise cinq années d’expérience et vise à faire de N’Djamena une ville propre et moderne, inspirée du modèle de Kigali. C’est une initiative qui englobe le diagnostic aux solutions en passant par la pérennisation. Nous avons travaillé sur tout un mécanisme qui prend en compte le diagnostic actuel, les parties prenantes, les moyens périodiques. Nous ambitionnons d’avoir à travers ce projet, une agence nationale de déchets et d’organiser un Salon axé uniquement sur les déchets et qui verra la participation des acteurs locaux, sous régionaux et internationaux.
Mongabay : Quel message souhaiteriez-vous adresser aux autorités politiques ?
Ghislain Bindah Dingaotabet : Nous sommes une voie de solution. Nous faisons un diagnostic, et nous proposons des réponses concrètes. Notre souhait est que les autorités collaborent avec nous, nous écoutent et nous soutiennent. Nous sommes une équipe de jeunes innovants et engagés, prêts à mettre notre énergie au service du pays. Il faut simplement nous donner les moyens de concrétiser nos idées.
Image de bannière : Ghislain Bindah Dingaotabet, fondateur de Karo Entreprise. Image Ghislain Bindah Dingaotabet avec son aimable autorisation.
Fermeture et Réhabilitation de Mbeubeuss : un pas vers une gestion durable des déchets à Dakar