- Les « fady», tabous socioculturels et spirituels malgaches, ont beaucoup d’influence sur le quotidien des Malgaches.
- Ceux-ci sont constitués de règles et d’interdits qui peuvent se limiter à un lieu, à une personne ou même à certains animaux et plantes.
- Le respect du concept « fady » peut impacter la protection de l’environnement de façon positive mais aussi négative.
- Divers facteurs, dont la pauvreté, peuvent amener une personne à transgresser un fady.
ANTSAHADINTA, Madagascar — Marcel Rakotonary, 75 ans, met les visiteurs en garde avant de s’approcher d’Antsahadinta, la vallée des sangsues en malgache. Située à 20 km au sud-ouest d’Antananarivo, la colline sacrée d’Antsahadinta abrite des tombeaux de rois et d’anciennes habitations royales. Sa forêt est protégée du « tavy »(agriculture sur brûlis) et du défrichement sauvage depuis des générations.
« Il est fady de couper des arbres dans cette forêt, » dit Rakotonary. « Si jamais on transgresse, votre cou se briserait en retournant votre tête à l’envers ! »
Le « fady » est un concept socioculturel malgache lié aux ancêtres qui réunit un ensemble de règles et d’interdits. Il peut se limiter à un lieu, à une personne ou à certains animaux et certaines plantes. A Madagascar, ce réseau invisible de commandements ou tabous est, en général, scrupuleusement respecté.
« À Madagascar où l’animisme est encore très présent, on peut considérer que les dimensions sacré et profane sont délimitées par les fady », dit Michaël Randriamaniraka, anthropologue et directeur exécutif du cabinet de conseil et de développement pour les questions sociétales des entreprises Aequo Madagascar.
Même si de moins en moins de Malgaches pratiquent la religion traditionnelle, la majorité reste très sensible aux phénomènes et croyances liés aux fady. Parce qu’elle est liée aux ancêtres, la croyance aux tabous est synonyme de respect envers le lieu, la communauté ou l’espèce concernée. Les gens racontent des histoires sur ceux qui transgressent les fady et connaissent ensuite des événements malheureux. Ils y ajoutent beaucoup de mystère pour qu’elles servent d’avertissement.
Les fady sont différenciés des mythes parce qu’ils sont associés à des pratiques institutionnalisées et font appel à un sentiment d’appartenance à la société. Un célèbre proverbe malgache dit: Tsy ny tany no fady fa ny vavan’ny olona (« Ce n’est pas la terre qui est taboue mais l’avis des gens »). A cause de son importance dans la culture malgache, l’obéissance aux fady peut engendrer des impacts positifs ou négatifs sur l’environnement, selon l’endroit où ils sont appliqués.
Les fady protecteurs de l’environnement
A l’instar de la colline sacrée d’Antsahadinta, beaucoup de forêts ou points d’eau, souvent situées à l’intérieur des aires protégées, sont sous la protection de fady.
Au sud-ouest de Madagascar, le parc national de Tsimanampetsotse abrite le lac salé du même nom, un site RAMSAR (zone humide d’importance internationale). La population locale considère ce lac comme sacré. Un fady le protège de la chasse aux oiseaux et de la plongée clandestine. Une histoire raconte que des plongeurs étrangers qui ont pris le risque d’y aller ne sont jamais revenus et que leurs corps n’ont jamais été retrouvés.
Par crainte des fady, la population locale laisse vivre les flamants roses (Phoenicopterus roseus) et les flamants nains (Phoeniconaias minor) qui viennent nidifier en toute sécurité. Il en est de même pour le poisson aveugle de Madagascar (Typhleotris madagascariensis), endémique aux grottes de cette région du pays, dont quelques-unes se trouvent autour du lac de Tsimanampetsotse.
De formes iconiques, certaines espèces de baobab prennent une place particulière dans la culture malgache et sont considérés comme fady. D’après une étude menée par l’Arboretum d’Antsokay, situé proche de la ville de Tuléar et publiée en 2012 dans le livre « Baobabs of the World », il existe une croyance locale selon laquelle les baobabs de la région sud-ouest de l’île abritent les esprits des ancêtres ou de la forêt appelés « kokolampo ». Ces esprits possèderaient ceux qui s’approchent des arbres sacrés de trop près. Selon le livre, ces forêts sont très craintes et donc protégées par la population locale.
Dans la réserve spéciale d’Andranomena au sud-ouest de Madagascar, un baobab de Grandidier (Adansonia grandidieri) a pu atteindre un âge centenaire sans être menacé ni par le feu ni par les coupes illégales. Il est considéré comme sacré par les Sakalaves, le groupe ethnique qui occupe la côte occidentale de l’île. Dans cette même réserve, à proximité du lac d’Andranovorinampela, qui signifie le lac où les femmes se réunissent en malgache, se trouve un baobab sacré, aux formes suggestives et visité par les couples en quête de fertilité. En outre, les fabacées, notamment les tamariniers et les acacias, font l’objet de rituels invoquant les esprits. Protégées par les fady, les forêts environnantes sont naturellement sauvegardées.
Sur la côte est, un autre groupe ethnique, appelé Betsimisaraka, suit d’autres fady. Par exemple, l’interdiction de consommer de la volaille à certaines heures, du crabe, de l’anguille et d’autres aliments. Une étude publiée en 2008 sur la vallée de Bevoahazo située près du parc national de Ranomafana, sur les terres des Betsimisaraka, indique que les fossa (Cryptoprocta ferox), gros mammifères carnivores de l’île, sont protégés par un fady car ils consommeraient les corps des ancêtres enterrés dans les forêts.
Selon cette même étude, la ressemblance physique des lémuriens Indiridés avec les humains, tel que le propithèque de Milne-Edwards (Propithecus edwardsi), les rend fady. Dans cette région, ces lémuriens sont protégés car les Betsimisaraka disent qu’ils incarnent les esprits des ancêtres. Il faut noter que 31% des 107 espèces de lémuriens, tous endémiques de Madagascar, sont en danger critique d’extinction sur la liste rouge de l’UICN et que la loi malgache interdit d’exploiter les lémuriens. Cependant, les fady ne concernent que certaines espèces de lémuriens et dans certaines régions.
Contradictions
Ne s’appliquant qu’à certains arbres, les fady ne peuvent pas toujours sauver la forêt. Dans l’aire protégée de Menabe Antimena où se trouve la réserve spéciale d’Andranomena qui abrite les baobabs sacrés, la déforestation causée par l’agriculture représente un réel danger pour la biodiversité.
Les fady peuvent aussi avoir des effets négatifs sur l’environnement. Un commandement ancestral, répété de génération en génération, peut être un facteur de destruction de forêts entières. « Malgré les sanctions pénales, le tavy est encore très pratiqué dans l’est de Madagascar car il est profondément ancré dans la culture sur cette partie de l’île,» ditRandriamaniraka. Selon lui, dans cette région, il est fady, au sens pas préconisé par les ancêtres, d’utiliser d’autres méthodes agricoles.
En outre, les tortues radiées (Astrochelys radiata), une espèce endémique du sud-ouest de Madagascar classée en danger critique d’extinction sur la liste rouge de l’UICN, font l’objet d’un trafic international illégal. Ces animaux sont dangereusement menacés par des commandements considérés comme fady. En plus d’être consommées pour leur viande par la population en forte croissance dans cette région, ces tortues font l’objet de trafic à travers toute l’île et sont destinées à vivre domestiquées car elles sont considérées comme porte-bonheurs.
« Toute ma famille et moi avions chacun des tortues dans chacune de nos maisons et depuis toujours, » dit Rasoavahoaka, une ménagère de 72 ans vivant à Antsirabe au centre du pays. « Il le faut parce qu’on nous a transmis que ça nous porte bonheur et nous protège contre les cambrioleurs. »
D’autres espèces, redoutées à cause de leur apparence physique, font l’objet de chasse clandestine. Dans de nombreuses régions, les Caméléonidés sont fady. Il est dit qu’ils portent malchance à ceux qui les aperçoivent. L’aye-aye (Daubentonia madagascariensis), une espèce de lémurien en danger d’extinction selon l’UICN et le hibou (Asio madagascariensis) sont aussi chassés car considérés comme porteurs de mauvais esprits.
Jonah Ratsimbazafy, primatologue malgache et président de l’International Primatological Society (IPS), d’après qui un lémurien récemment découvert vient d’être nommé, Microcebus jonahi, a fait référence sur sa page Facebook aux dangers des fady sur l’aye-aye et le hibou. Selon lui, la sensibilisation à leur protection reste difficile à cause de la croyance profondément ancrée dans les mentalités que ces espèces portent malchance.
La limite des fady
Objectivement, le respect des fady repose sur la crainte d’être pénalisé par la société. Beaucoup de facteurs peuvent amener un individu à ne pas les respecter. « Les fady ne sont pas figés dans le temps et dans l’espace. Puisqu’ils sont instaurés par la communauté, cette dernière a ainsi le pouvoir de les lever. » dit Randriamaniraka.
Il suffirait d’obtenir le consentement de la communauté et de réaliser les rituels afférents, pour passer outre un fady. De plus, « les sensibilisations pour la protection de l’environnement ne marcheront pas tant que la population reste pauvre. La logique d’un malgache lambda serait : mon enfant a faim, je vais tuer ce lémurien ! » dit Randriamaniraka. Les enjeux de la conservation sont d’ordre économique.
Un individu peut être amené à désobéir à un fady car sa survie en dépend. « S’il y a un fady qui interdit la collecte des écrevisses pour les vendre, si quelqu’un n’a pas d’autres options (un [sic] femme sans mari, sans terre par exemple) elle pourrait peut-être le faire. » dit Neal Hockley, spécialiste en économie et politiques de conservation de l’environnement à l’Université de Bangor, au Royaume-Uni, et l’un des co-auteurs de l’étude de 2008.
Enfin, l’utilisation d’un fady dans une communauté fait appel au respect des ancêtres mais sert aussi de mode de gestion des ressources locales. Selon l’étude coécrite par Hockley, certains conservationistes ont suggéré “que le fady avec des résultats de conservation positifs devrait être renforcé pour atteindre les objectifs de conservation”. Ils ont aussi réfuté cette idée car les fadys sont rarement reconnus et applicables aux objectifs stricts des organismes de conservation de l’environnement. Une synergie entre institutions coutumières et conversationnistes pourrait, selon Hockley, amener une gestion plus efficace de la protection de l’environnement.
« Malheureusement, je pense que parfois, les institutions de la conservation risque [sic] de saper les institutions locales, en privant les communautés de leurs droits coutumiers sur les ressources naturelles. » dit-il.
Dans le contexte actuel, la croissance démographique, associée à un taux de pauvreté plus élevé sur Madagascar, tend à augmenter les pressions sur les forêts et leurs habitants. D’après Global Forest Watch, Madagascar a perdu 3,89 millions de hectares (9,6 millions d’acres) de couverture forestière entre 2001 et 2019, soit une réduction de 23% depuis l’an 2000. La situation actuelle liée à la pandémie de COVID-19 a fait grimper la pauvreté, réduire la surveillance des aires protégées et a impacté les champs d’action des protecteurs de l’environnement.
Malgré l’importance des fady dans la culture malgache, la montée de la pauvreté peut inciter la population à se détourner des traditions ancestrales pour se tourner vers toutes les ressources disponibles. Jean Toa Soa, guide touristique à l’Arboretum d’Antsokay, est témoin de cet éloignement et rapporte ce qu’il a vu autour d’Andatabo, une colline dans l’aire protégée Tsijoriake au sud-ouest de Madagascar.
« Il y a des lieux fady à Andatabo, mais ce n’est plus comme avant, » dit-il. « Très peu de gens les respectent et coupent du bois pour du charbon. On ne sait plus si c’est à cause de l’ère moderne ou bien de la pauvreté. »
Edité par Valentine Charles.
Correction 3/16/21: Nous avons corrigé une erreur de traduction dans le nom du lac d’Andranovorinampela. Le nom signifie “le lac où les femmes se réunissent” en malgache et non pas “le lac au sexe féminin.” Veuillez nous excuser pour cette erreur.
Correction 5/21/21: Nous avons corrigé une erreur: le poisson aveugle de Madagascar (Typhleotris madagascariensis) est endémique aux grottes du région autour du lac de Tsimanampetsotse et pas au lac soi même. Veuillez nous excuser pour cette erreur.
Citation :
JONES, J. P., ANDRIAMAROVOLOLONA, M. M., & HOCKLEY, N. (2008). The importance of taboos and social norms to conservation in Madagascar. Conservation Biology, 22(4), 976-986. doi:10.1111/j.1523-1739.2008.00970.
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