- Au cours des 70 dernières années, 60 % des terres fertiles africaines ont été dégradées par des activités humaines prépondérantes.
- Un récent rapport, co-produit par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULD) et le Potsdam Institute for Climate Impact Research (PIK), révèle que 75 % de l'Afrique est constituée de zones arides.
- L’Afrique est le continent le plus impacté par la dégradation des terres et le phénomène de sécheresse, entrainant de graves conséquences dont la faim, les conflits, les migrations forcées, etc.
- À la COP16 qui se tient en ce moment à Riyad, les organisations de défense de l’environnement, les communautés, les officiels, les scientifiques lancent à l’unisson un appel pour des actions urgentes afin de traduire en acte l’objectif de restauration de 1,5 milliard d’hectares de terres d’ici à 2030.
Les statistiques sur l’état de dégradation des terres mondiales sont alarmantes. Un récent rapport, co-produit par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULD) et le Potsdam Institute for Climate Impact Research (PIK), à l’occasion de la 16e Conférence des parties (COP) de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULD), qui se tient en ce moment à Riyad, en Arabie Saoudite, révèle que la planète compte 15 millions de km² de terres dégradées, soit plus que la taille de l’Antarctique, augmentant de 1 million de km² chaque année. L’Afrique est le continent le plus impacté par la perte des sols, la sécheresse et la désertification, en raison de plusieurs facteurs parmi lesquels l’agriculture extensive, l’exploitation minière, la déforestation.
De nombreuses délégations des pays africains faisant partie des 196 pays membres de la CNULD ont convergé dans la capitale saoudienne, pour discuter sur des solutions durables pouvant permettre à l’Afrique de jouer sa partition dans l’atteinte de l’objectif de restauration de 1,5 milliard d’hectares de terres à l’horizon 2030. Dans un entretien accordé à Mongabay, à l’occasion de cette COP16, Ibrahim Thiaw, Secrétaire exécutif de la CNULD, tire la sonnette d’alarme sur l’hyperactivité du secteur privé, fortement impliqué dans la dégradation des terres en Afrique. Il invite les États africains à agir pour une meilleure régulation des compagnies étrangères, qui opèrent sur le continent, et invite celles-ci à s’engager à travers des financements conséquents pour renforcer la résilience contre la sécheresse et à œuvrer pour une gestion durable des terres africaines.
Mongabay : Les organisations de défense de l’environnement, les scientifiques et les communautés pensent qu’une attention particulière doit être portée sur l’Afrique dans le cadre de cette COP16 de Riyad sur la désertification. Partagez-vous cette position ?
Ibrahim Thiaw : La situation en Afrique est assez délicate pour ce qui est de la perte des sols et de la dégradation des terres. Il a été estimé qu’au cours des 70 dernières années, 60 % des terres fertiles africaines ont été dégradées. Et si on se projette sur les 70 prochaines années, on voit que la population africaine va de nouveau doubler. Et, donc, lorsqu’elle atteindra 2 milliards, elle aura un impact beaucoup plus fort sur des terres qui sont déjà à moitié dégradées.
Qu’est-ce qui est à l’origine de l’accélération de cette dégradation des terres sur le continent ?
C’est essentiellement les activités humaines et le changement climatique. Les activités humaines concernent à la fois l’agriculture. Et l’agriculture, ici, n’est pas seulement pour la production agricole, mais aussi pour les produits d’exportation (café, cacao, soja, etc.) ; c’est également l’activité minière, car les ressources minières sont abondantes, et l’Afrique est un continent où une panoplie des compagnies minières viennent exploiter les terres qui dégradent les sols. Généralement, elles ne les restaurent pas, et laissent des trous béants, et il revient aux gouvernements des pays où elles opèrent de combler les trous. La dégradation des terres se fait à une vitesse beaucoup trop vaste. Au cours des quatre années allant de 2015 à 2019, il a été estimé que 1,6 millions km² de terres africaines ont été dégradées. C’est plus que dans toutes les autres régions du monde, et c’est particulièrement inquiétant, parce que les populations africaines sont essentiellement dépendantes de ces terres. C’est une région d’agriculture où le secteur primaire constitue la première source de revenus. Ce n’est pas encore un continent industrialisé où il y a d’autres sources de revenus. Lorsque la source principale de revenus est dégradée, c’est l’économie qui se dégrade, et on voit toutes les conséquences que cela entraine sur les pertes de revenus, les conflits d’usage, avec notamment des compétitions pour l’accès à l’eau et les terres fertiles entre agriculteurs et éleveurs en particulier ; on voit aussi des compétitions beaucoup plus larges, qui entrainent malheureusement des conséquences beaucoup plus graves sur l’insécurité avec des personnes armées ne faisant pas partie des armées républicaines, ce qui induit des situations ingérables et toutes sortes de trafic que cela peut avoir.
La dégradation des terres peut aussi avoir des conséquences sur les migrations. Les gens sont obligés de quitter leurs zones, parce qu’elles ne peuvent plus produire pour leurs enfants. Ils vont généralement vers les villes voisines ou les pays voisins. Deux tiers des migrants restent dans leurs régions, mais un tiers migre à l’étranger, et on voit malheureusement des jeunes, qui partent, mourir dans le Sahara, dans la Méditerranée, ou aller vers les Amériques avec des risques inconsidérés. Ce ne sont pas que des aventuriers ou des gens qui sont prêts à mourir. C’est simplement des gens qui n’ont plus de revenus, qui n’ont plus de dignité et qui se sentent obligés de prendre le peu qu’ils ont et de récolter des ressources pour leurs familles, en espérant que demain sera meilleur. Parfois, c’est fatal, et les conséquences de la dégradation des terres constituent un amplificateur de ces migrations forcées.
Mongabay : Comment les gouvernements africains devraient agir pour renforcer leur résilience face à la sécheresse et la lutte contre la dégradation des terres ?
Ibrahim Thiaw : On peut voir la chose de deux manières : soit on est fataliste et on se dit que la terre se dégrade, et qu’il n’y a rien à faire, on attend un jour meilleur ; soit on est plus proactif , et c’est là où je parle du rôle des États et des acteurs non étatiques. Les États doivent mettre en place des règles suffisamment fortes. Par exemple sur l’exploitation minière, comment se fait-il que des compagnies minières d’ailleurs viennent exploiter des ressources et laissent des espaces totalement dégradés sans les restaurer. C’est une question de réglementation ; des investisseurs agricoles venant d’ailleurs pour exploiter le café, le cacao, l’igname ou la noix de cajou, dégradent les terres et procèdent à une déforestation immense, et ne restaurent pas les terres avant de repartir. C’est le paysan ou le citoyen du pays qui est obligé de financer la restauration des terres.
Nous avons fait une étude, qui a prouvé que 68 % du financement pour la restauration des terres viennent des budgets nationaux, et que 22 % viennent de l’aide internationale, et que seulement 6 % viennent du secteur privé. Il y a un problème : si l’activité principale qui conduit à la dégradation des terres provient de l’humain, en particulier du secteur privé, comment se fait-il que le secteur privé finance si peu la restauration des terres pour maintenir sa propre activité. On a probablement eu, de par le passé, un esprit d’extraction ; on extrait les ressources parce que la terre peut produire, on gratte la terre, on déforeste, on exploite les mines…, il est temps qu’on tourne cette page et qu’on mène une activité de gestion des ressources, où on essaye de maintenir la productivité en investissant sur ses propres espaces, sur ses propres périmètres. Les réserves foncières n’existent plus.
Au début, il y avait des réserves foncières, et l’Afrique a toujours été considérée comme une réserve foncière. C’est pour ça qu’en 1884, au congrès de Berlin, elle a été divisée par 8 puissances européennes, lesquelles ont tracé les frontières que nous connaissons. Aujourd’hui, il n’y a plus de réserve foncière dans le monde. Il va falloir que nous produisions deux fois plus pour nourrir une population croissante d’ici à 2050, et qu’on produise deux fois plus avec moins d’intrants, moins de pollution, moins de dégradation des terres, moins de forêts dégradées. L’Afrique a un réservoir d’espaces qui sont des terres dégradées, dont certaines sont seulement en début de dégradation. Donc, il faut restaurer ces espaces, les rendre productifs de nouveau pour nourrir les Africains. Ce que l’Afrique peut faire aussi, c’est peut-être de revoir cette technique d’exploitation agricole qui a existé depuis 1884 avec la conférence de Berlin, où elle a fourni des produits pour la consommation des métropoles européennes, qui a été une agriculture d’exportation essentiellement. Malheureusement, on continue toujours cette exportation. Il est temps que la transformation se fasse sur place, que les chaines de valeurs soient créées surplace, que les jeunes africains soient employés pour transformer les produits agricoles africains avant l’exportation. On a toujours le commerce qu’on n’arrêtera jamais, mais on peut commercialiser des produits finis ou semi-finis. Maintenant, on a l’énergie, on a la main d’œuvre, avec plus d’un million de jeunes africains qui sortent des universités chaque année. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils sont privés de cette capacité de transformation et de création d’emplois uniques. On forme des jeunes essentiellement pour aller nettoyer les toilettes des autres.
Mongabay : Quid de l’implication des peuples autochtones dans la lutte contre la restauration ?
Ibrahim Thiaw : Les connaissances traditionnelles ont toujours existé dans tous les domaines, surtout dans le domaine agricole. Nous avons connu une période, où des gens formés dans des écoles internationales occidentales et même africaines, sont venus remettre en cause ces connaissances, en proposant des connaissances modernes pour faire l’agriculture intensive, en utilisant les machines pour faire le sarclage des terres. Mais ça été dévastateur. On a connu des régions semi-arides au Sahel, qui ont été totalement dégradées, par ces machines, parce que ce n’est pas adapté. Les populations qui étaient là utilisaient ces mêmes terres pendant des millénaires, et avec des techniques agricoles adaptées à la sécheresse ; mais avec la vulgarisation, on a envoyé des ingénieurs pour tout réinventer. Il faut peut-être remettre en cause la certitude de certains ingénieurs, et que tout le monde aille à l’école traditionnelle, pour que nous puissions combiner les connaissances traditionnelles avec les connaissances modernes, et que nous puissions développer les techniques qui sont adaptées aux besoins des populations, et, à la fois, à l’écologie.
Mongabay : La mise en œuvre des initiatives de restauration des terres et de lutte contre les effets du changement climatique nécessite forcément une mobilisation plus importante encore de ressources financières. Qui doit pourvoir aux financements pour la réalisation de ces projets ?
Ibrahim Thiaw : Les gouvernements sont responsables de la mobilisation des ressources. Les partenariats devraient être mis en place. Il y a des régulations à faire. Vous savez, les subventions qui sont nocives à l’environnement représentent 2,6 milliards de milliards de dollars USD par an au niveau mondial. Il est important qu’une partie de ces subventions, qui sont en effet les ressources tirées de nos taxes, soient réinvesties dans la restauration des terres et de créer un espace plus large pour la production, et assurer la paix, la sécurité et réduire les migrations.
Mongabay : L’ambition de parvenir à la neutralité en matière de dégradation des terres à l’horizon 2030 tel que décidé lors de la COP15 à Abidjan en 2022 vous semble-t-elle réalisable ?
Ibrahim Thiaw : Elle est réalisable, mais il faut une volonté politique. On ne doit pas dire qu’elle n’existe pas, mais elle n’est pas encore pleine et entière. Il faut qu’on arrête de croire que l’investissement sur la restauration des terres est un investissement à fonds perdus. Ce n’est pas vrai. C’est un investissement extrêmement rentable. Chaque dollar investi dans la restauration des terres génère jusqu’à 30 dollars de revenus économiques. Les pertes dues à l’inaction sont énormes. On a des jeunes qui immigrent, les enfants qui se tuent, les femmes qui se cassent le cou à chercher de l’eau, c’est des risques énormes pour la société. Il va falloir qu’on change d’attitude. Au lieu de payer pour subventionner des activités qui sont destructrices de l’environnement, il vaut mieux utiliser ces subventions pour investir dans l’environnement. Bien sûr, on parlera de l’aide publique internationale qui est nécessaire, mais elle ne sera jamais suffisante. Mais elle est absolument nécessaire. Il faut donc la relever de 22 % en pourcentage plus élevé, mais il faut surtout relever le pourcentage des investissements dus au secteur privé.
Le secteur privé a tout intérêt à le faire, mais c’est grâce à une régulation [des États] qu’il le fera. J’aimerais bien que le secteur privé remonte à 20 ou 25 % de ses engagements pour qu’on ait un équilibre acceptable. Utiliser des fonds publics pour restaurer les terres, qu’ils soient de l’aide publique au développement ou du budget national, c’est des fonds publics. Si les fonds publics représentent jusqu’à 94 % des investissements orientés vers les ressources naturelles, c’est qu’il y a un problème, alors que la dégradation des terres émane davantage du secteur privé. Les fonds publics sont minimes et limités, alors que les fonds privés sont beaucoup plus importants. Il va falloir qu’il y ait des politiques pour renverser cette situation. Je ne dirais pas des politiques coercitives, mais des politiques d’encouragement, qui encouragent aussi les gens à investir sur les terres qui ne sont pas les leurs. On peut exploiter la terre au fil des années, sachant que la restauration prend du temps. Il va falloir qu’on sécurise l’investisseur en lui donnant une concession qui lui permet d’investir sur une terre, et qu’au bout d’un certain temps, il y ait une renégociation ou une cession au profit des communautés locales.
Image de bannière : Ibrahim Thiaw, Secrétaire exécutif de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULD). Image de UNCCD via Flickr.
L’Afrique appelée à utiliser des solutions endogènes dans la restauration des terres dégradées
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