- Les différents niveaux de déforestation dans deux réserves forestières voisines au Nigeria, Ekenwan et Gilli-Gilli, ont souligné l’importance d’une approche de conservation dirigée par la communauté.
- La réserve d'Ekenwan est gérée par le gouvernement, mais les activités illégales telles que l'agriculture, l'exploitation forestière et la chasse y sont très répandues.
- À Gilli-Gilli, les communautés locales travaillant avec des ONG et financées par une compagnie pétrolière sont chargées d'assurer une utilisation durable des forêts et la protection de la vie sauvage, ce qui conduit à un taux de déforestation beaucoup plus faible.
- Cependant, les dirigeants de la communauté affirment manquer de ressources pour faire face aux incursions d’individus, alors que certains membres de la communauté se plaignent de ne pas avoir noté les avantages du programme de conservation.
IKPAKO, Nigeria – Des souches noires d’arbres à moitié carbonisés, des tiges de manioc sèches et des troncs d’arbres morts couvrent une large bande de terre sur la route d’Ikpako, petite enclave agricole située à l’extérieur des réserves forestières de Gilli-Gilli et d’Ekenwan, dans l’État d’Edo, au sud du Nigeria. Ikpako se trouve à 20 kilomètres du point de départ du voyage à Evorokho, mais la route boueuse parsemée de nids de poule opaques remplis d’eau brunâtre rend le voyage long et laborieux. La route est néanmoins très fréquentée. Des camions chargés de troncs d’arbres et des fourgons remplis de plantains s’agitent, crachant une fumée noire du pot d’échappement. Des motocyclettes transportent les ouvriers vers les plantations. Les agriculteurs discutent et travaillent dans les champs voisins.
Ici, l’activité s’est accrue récemment car les agriculteurs se hâtent pour pouvoir profiter des pluies de février et mars afin de préparer les terres pour la plantation. Cependant, ces terres n’étaient probablement pas toutes des terres agricoles auparavant.
Les forêts du Nigeria sont en train de disparaître. Les données satellites de l’université du Maryland montrent que le pays a perdu près de 9 % de sa couverture forestière entre 2001 et 2018, le taux de perte ayant plus que doublé entre 2016 et 2017. Si une partie de cette perte peut être due à la récolte des plantations forestières (les satellites ne peuvent pas faire la distinction entre forêt naturelle et arbres plantés), Global Forest Watch montre qu’une grande partie de cette perte est survenue au détriment de la forêt primaire du pays, qui s’amenuise.
Réserves forestières (ou manque de réserves forestières)
Les zones protégées, comme les réserves forestières, ne sont pas à l’abri de la déforestation, et beaucoup ont subi d’importants défrichements ces dix dernières années. L’une des plus touchées dans l’État d’Edo est la réserve forestière d’Ekenwan, qui comprend quelque 332 kilomètres carrés de terres entourant un affluent de la rivière Ossimo. Les images satellites montrent que la plus grande partie d’Ekenwan a fait place à des plantations, l’expansion urbaine et des terres agricoles, et qu’il ne reste qu’un ruban de forêt primaire le long de sa rivière principale.
Sur le papier, Ekenwan est une zone protégée. Il existe des lois qui sont censées contrôler l’exploitation forestière, l’exploration pétrolière, la chasse, l’agriculture et d’autres activités dans la réserve. Cependant, des bûcherons ont déclaré à Mongabay que quelques papiers et permis suffisent pour pouvoir exploiter légalement la forêt d’Ekenwan.
“Les bûcherons et les agriculteurs apprécient Ekenwan. Tous ces camions chargés de bois viennent d’Ekenwan”, explique Trince Monday, qui dirige la zone d’Ekenwan de la Timber Management Association de l’État d’Edo, qui compte environ 1 300 membres. “De plus, la plupart des personnes déplacées de Gilli-Gilli [une réserve forestière voisine] sont venues s’installer à Ekenwan en tant qu’agriculteurs et bûcherons. La pression pèse à présent sur Ekenwan”.
Les représentants du gouvernement affirment que les opérations à Ekenwan sont respectueuses de l’environnement et qu’elles incluent une clause de plantation d’arbres dans tous les contrats d’exploitation forestière.
“En plus des frais mis de côté pour la régénération de certaines réserves, nous menons une campagne pour nous assurer que les bûcherons remplacent tout arbre coupé par un nouveau plant”, a déclaré anonymement à Mongabay une source gouvernementale au Ministère de l’environnement. Selon lui, plus de 2,5 km2 ont été replantés à Ekenwan avec des “espèces à croissance rapide”.
Il reconnait cependant que l’approche actuelle ne suffit pas pour inverser ou même contrôler la détérioration de la forêt.
L’exploitation forestière n’est pas la seule chose qui a un impact sur les forêts d’Ekenwan. Au fil des années, les nouvelles concernant la fertilité de la réserve et son adaptabilité à la culture du cacao, du plantain et du caoutchouc ont attiré à la fois les petits agriculteurs et les plantations industrielles.
Selon certaines sources, le gouvernement de l’État a immédiatement encouragé le défrichement de la forêt en accordant de grandes étendues de terres en réserve pour les convertir en plantations contre des gains financiers. Selon un haut fonctionnaire du gouvernement qui s’est entretenu anonymement avec Mongabay, cela a entraîné la “dépréservation” de ces zones dites protégées.
“De nombreuses forêts de l’État ne sont que des réserves forestières sur le papier, mais en réalité, ces forêts n’existent même pas”, a déclaré le fonctionnaire. “Le gouvernement loue ces terres à de riches et importants cultivateurs de cacao, de caoutchouc et de plantain, y compris dans certaines parties d’Ekenwan”.
Selon le fonctionnaire, le gouvernement emploie des gardes qui vérifient que les bûcherons et les agriculteurs respectent les réserves forestières, mais dans l’ensemble, le manque de main-d’œuvre et de capacité logistique empêche de le faire efficacement.
Une histoire différente à côté
La réserve forestière de Gilli-Gilli se trouve au sud-ouest d’Ekenwan. Ici, la forêt est restée quasiment vierge par rapport aux zones environnantes, et sa forêt primaire est encore en grande partie intacte, comparée aux lambeaux d’Ekenwan.
Les rivières, les vallées et les ruisseaux sinueux de Gilli-Gilli constituent un habitat important pour de nombreuses espèces végétales et animales, et les chercheurs affirment que sa valeur biologique est inestimable.
“C’était un excellent choix pour la conservation car sa biodiversité est riche”, déclare Edosa Esusa, agent administratif de la Nigeria Conservation Foundation (NCF) dans l’État d’Edo, qui gère le projet de biodiversité à Gilli-Gilli et dans la réserve forestière voisine d’Urhonigbe. “Mais le plus important, c’est qu’elle abrite une vaste forêt vierge”.
En 2004, des biologistes de l’Université du Bénin ont décrit une nouvelle espèce d’escargot terrestre, Streptaxidae gelegelei, découvert dans la réserve. Lors d’une enquête menée en 2009, des chercheurs de cette même université ont recensé 20 espèces de mammifères, 11 espèces de reptiles, 46 espèces d’oiseaux, ainsi que 33 espèces de plantes ligneuses. Ils ont averti que la déforestation menaçait cette biodiversité.
De nombreuses espèces qui vivent à Gilli-Gilli sont déjà menacées d’extinction. Lors d’une enquête menée en 2007, les chercheurs du NCF ont recensé des hocheurs à ventre roux (Cercopithecus erythrogaster), des cercocèbes à collier blanc (Cercocebus torquatus), des crocodiles nains (Osteolaemus tetraspis), des éléphants de forêt d’Afrique (Loxodonta cyclotis) et des lamantins d’Afrique (Trichechus senegalensis), classés comme vulnérables par l’UICN. Des espèces menacées comme le perroquet Jaco (Psittacus erithacus) ont également élu domicile dans la réserve.
Gilli-Gilli et Ekenwan se trouvent également dans l’une des rares régions du Nigeria où l’on trouve encore des chimpanzés Nigeria-Cameroun (Pan troglodytes ellioti), une espèce menacée. Selon l’UICN, il pourrait y avoir moins de 6 000 individus dans le monde, ce qui en fait la sous-espèce de chimpanzés la plus rare et la plus menacée.
Alors que certaines espèces diminuent à Gilli-Gilli, une autre gagne du terrain : les humains.
Osas Onoma, ancien cultivateur de plantain et de cacao, affirme que la croissance démographique, la pauvreté et le manque d’emplois exercent une pression sur les personnes vivant autour de Gilli-Gilli et d’autres zones protégées, et les poussent à s’aventurer plus loin dans la forêt. Selon les chiffres des Nations Unies, la population du Nigeria a quintuplé, passant de 36,7 millions d’habitants en 1950 à 158,3 millions en 2010. D’après Onoma, les terres familiales héritées ne sont pas en mesure d’accueillir les nouvelles générations.
Le problème se voit aggravé par le fait que des décennies d’agriculture ont épuisé les nutriments des terres agricoles du Nigeria. Incapables de se payer des moyens modernes pour reconstituer la fertilité des sols, les agriculteurs s’enfoncent davantage dans les zones officiellement protégées où les sols sont encore riches.
“Les produits chimiques utilisés pour récupérer la fertilité du sol sont trop chers. Cela revient moins cher de s’enfoncer dans les zones non exploitées. Les terres sont vieilles et épuisées”, explique Christian Nicholas, qui dirige la coopérative agricole Ikpako.
L’agriculture n’est pas la seule activité qui exerce une pression sur Gilli-Gilli. Les compagnies pétrolières s’intéressent également à la réserve, ou plus précisément à ce qui se trouve dans le sol, et y sont présentes depuis des décennies.
Une approche communautaire
Contrairement à Ekenwan, le gouvernement de l’État ne s’occupe pas de faire appliquer les règles de conservation à Gilli-Gilli. En 2007, cette responsabilité est passée aux mains des communautés de la réserve et des environs qui, avec l’aide d’organisations telles que le NCF, ont élaboré des règles ainsi que des structures administratives et managériales pour Gilli-Gilli dans le but de maintenir une utilisation durable des forêts tout en protégeant la faune. La Shell Petroleum Development Company of Nigeria a financé les cinq premières années du programme.
La structure managériale communautaire comporte deux bras principaux : le Grassroots Consultative Committee (GCC) et le Forest Management Committee (FMC). Le GCC est chargé de prendre des décisions administratives et dirige la gestion quotidienne de la réserve. Ses membres sont issus des 14 communautés résidant à Gilli-Gilli. Le FMC opère dans chaque communauté et ses membres comprennent des représentants de divers secteurs communautaires qui coordonnent et mettent en œuvre les règles de conservation sur leurs propres territoires. Ils fournissent des feedbacks et sont soutenus par le GCC.
Généralement, les membres de la communauté Gilli-Gilli gagnent leur vie grâce à l’agriculture, la chasse, l’exploitation forestière et la pêche. “La population a eu du mal à accepter cette idée de conservation”, explique Esusa du FMC. “Mais quand ils l’ont fait, ce fut de bon cœur”.
Le GCC a divisé Gilli-Gilli en trois parties : zone principale, zone tampon et zone de transition. La zone centrale est strictement protégée ; aucune utilisation des ressources n’est autorisée. Selon des sources locales, elle est entièrement préservée.
Dans la zone de transition et la zone tampon, l’agriculture et l’exploitation forestière sont autorisées mais réglementées, tandis que la chasse n’est autorisée que dans la zone de transition extérieure. L’agriculture doit également se faire dans un rayon de 10 kilomètres des communautés situées à la lisière de la réserve forestière. Des prélèvements, des frais et des pénalités s’appliquent, tous approuvés par le GCC. Par exemple, les exploitants forestiers paient 5 000 nairas (11,5€) pour obtenir un permis qui autorise l’abattage d’un seul arbre dans la zone tampon ; il faut compter 25 000 nairas (57,5€) par an pour utiliser un hectare de terre dans la zone de transition à des fins agricoles. Les nouvelles plantations de palmiers à huile et de cacao sont interdites.
La construction de barrages, de routes ou de bâtiments aux alentours de la réserve, ainsi que la violation de tout autre règlement, sont passibles d’amendes allant de 20 000 à 50 000 nairas (45,5 à 113,8 euros), de six mois de prison, ou des deux.
Les ressources financières sont rassemblées dans un compte central, dont une partie est réinvestie dans la gestion de la réserve, tandis qu’une plus grande partie est partagée : 70 % aux communautés de Gilli-Gilli, 20 % au gouvernement de l’État, 5 % au gouvernement local et 5 % aux institutions traditionnelles.
Récemment, les communautés ont accepté d’utiliser une partie du financement pour recruter 14 gardes forestiers issus des communautés, qui patrouillent dans la réserve forestière pour faire respecter les règles et arrêter les hors-la-loi ainsi que les intrus.
Onoma, garde forestier, déclare : “Nous avons procédé à d’innombrables arrestations”. Les gardes déclarent qu’ils arrêtent jusqu’à cinq intrus par semaine, qui viennent principalement d’autres régions du pays, rarement des communautés locales. “Lutter contre ces envahisseurs constitue notre plus grand défi.”
Cependant, certains disent que de plus gros problèmes encore se posent en ce qui concerne l’approche de la réserve en matière de conservation.
Les défis s’intensifient
Malgré certaines réussites, les personnes impliquées dans la gestion de la communauté de Gilli-Gilli affirment qu’elles manquent de moyens pour totalement stopper la destruction de la réserve. L’un des principaux problèmes est que l’équipe de patrouille de 14 personnes est trop restreinte pour surveiller et faire respecter les règles dans toutes les zones de la réserve, ce qui entraîne des infractions. Etant donné que l’équipe manque de bateaux, les zones le long des rivières sont particulièrement difficiles à patrouiller.
“Les agriculteurs et les bûcherons d’autres États s’infiltrent dans la forêt et nous ne pouvons rien y faire”, déclare Fred Oduagba, le président du GCC. “Ils pourraient se trouver dans la forêt pendant un an ou toute une saison de plantation et aucun garde ne pourrait les trouver car nous manquons de moyens pour patrouiller efficacement dans la forêt”.
Les conséquences de ces problèmes sont visibles dans la réserve, où des fourgons remplis de plantains et des camions chargés de troncs d’arbre jalonnent les routes qui mènent de la réserve aux marchés des villes. Les données sur la déforestation montrent que la perte de forêt a commencé à s’intensifier vers 2015. Fin 2019, des clairières étaient apparu au milieu de Gilli-Gilli. L’imagerie satellite et les données de janvier-mars 2020 n’indiquent aucun signe de ralentissement, les zones de déforestation continuent d’augmenter en taille et en nombre.
Le mécontentement croissant des locaux qui déclarent ne plus pouvoir subvenir à leurs besoins en raison de réglementations étouffantes et de promesses non tenues au sujet de moyens de subsistance alternatifs complique encore les choses. Onoma dit qu’il a été au chômage pendant près de dix ans avant de devenir garde forestier. Il ajoute que malgré cela, ce n’est rien comparé aux revenus qu’il tirait de sa ferme auparavant.
“Quand les défenseurs de l’environnement sont arrivés, ils nous ont chassés des fermes”, explique Onoma. “Ils nous ont retiré nos moyens de subsistance, la seule chose qui nous nourrissait. C’est pourquoi nous avons protesté auprès du bureau du GCC.”
Enoma Osaretin, leader communautaire représentant le village d’Egbatan aux réunions du GCC, dit qu’il est bombardé de demandes, d’accusations et même de menaces de la part des membres de sa communauté. Certains l’accusent de collecter de l’argent à leur insu. D’autres insistent pour qu’il retire la communauté du projet de conservation.
Osaretin affirme qu’il plaide, explique et s’excuse, mais les habitants sont fatigués d’attendre un avenir incertain. Selon certaines sources, le sort de Gilli-Gilli dépend de l’augmentation des fonds alloués à la conservation afin d’alléger le fardeau de ceux qui dépendent de la forêt pour vivre.
“Mon peuple connaît la valeur de la conservation. Par exemple, nous savons qu’elle peut faire de cet endroit une attraction mondiale”, dit Osaretin. “Pourtant, les gens ont atteint leurs limites. Peut-être qu’un jour, ils se révolteront. Pour l’instant, je ne peux vraiment pas dire combien de temps il faudra encore attendre pour voir [un soulagement] ou une révolte”.
Image de bannière d’Orji Sunday pour Mongabay.
Note de l’éditeur : Ce reportage a été réalisé dans le cadre de l’initiative Places to Watch, une initiative de Global Forest Watch (GFW) conçue pour repérer rapidement la déforestation dans le monde et activer des recherches plus approfondies dans ces domaines. Places to Watch s’appuie sur une combinaison de données satellitaires en temps quasi réel, d’algorithmes automatisés et de renseignements de terrain pour identifier de nouvelles zones sur une base mensuelle. En partenariat avec Mongabay, GFW soutient le journalisme axé sur les données en fournissant des données et des cartes générées par Places to Watch. Mongabay maintient une indépendance éditoriale totale sur les reportages réalisés à partir de ces données.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2020/04/a-tale-of-two-nigerian-reserves-underscores-importance-of-community/