- L'Indonésie et de nombreux autres pays en développement ont adopté des lois environnementales relativement satisfaisantes en matière de déforestation et de protection des espèces menacées, telles que les orangs-outans. Cependant, rares sont les auteurs de crimes environnementaux à être traduits en justice.
- Depuis 2007, les tourbières de la forêt indonésienne de Tripa ont été activement défrichées par des sociétés d'huile de palme, des pratiques qui enfreignent directement des lois fédérales sur l'environnement. Des poursuites ont toutefois été engagées par des défenseurs de l'environnement locaux et internationaux afin d'y mettre un terme.
- Si de nombreuses entreprises ont été reconnues coupables devant les tribunaux et condamnées à payer des amendes et à réhabiliter des portions de la forêt de Tripa, le gouvernement de la province d'Aceh a mis au point un nouveau plan d'utilisation des terres qui ne tient pas compte des mesures fédérales de protection contre la déforestation.
« L’enfer pour les hommes et le paradis pour les orangs-outans » : c’est ainsi qu’Ian Singleton, le président du Sumatran Orangutan Conservation Program (Programme de sauvegarde de l’orang-outan de Sumatra, ou SOCP), décrit les forêts tourbeuses indonésiennes encore intactes.
Avec leurs températures élevées et leur taux d’humidité atteignant les 90 %, ces forêts denses et luxuriantes regorgent de vie. On y trouve notamment les dernières populations sauvages de tigres de Sumatra, des troupeaux d’éléphants de Sumatra, des rhinocéros, des ours malais, des panthères nébuleuses et, bien sûr, des orangs-outans.
Mais la forêt de Tripa, ajoute-t-il, est aujourd’hui dans un tel état qu’elle n’a plus rien d’un paradis pour les grands singes.
Pour bon nombre d’entre eux, cette région est devenue un véritable enfer. C’est le cas de Rahul, un jeune orang-outan qui fut arraché à sa famille par un ouvrier d’une plantation de palmiers à huile et conduit jusqu’à son magasin, en bordure de la forêt de Tripa. C’est là que les sauveteurs du SOCP découvrirent ce mâle de deux ans en avril 2012. Sous-alimenté, il s’était blessé à la patte à force de mordre et de tirer sur la corde qui l’entravait.
Ce scénario n’a rien d’inhabituel. Située sur le littoral de la province d’Aceh, au nord-ouest de l’île de Sumatra, la forêt tourbeuse de Tripa fait partie de l’écosystème de Leuser et abrite la densité la plus élevée au monde d’orangs-outans de Sumatra. Elle fait également l’objet d’une série de batailles juridiques visant à empêcher que l’agro-industrie ne détruise cet habitat vital pour les grands singes.
Les richesses naturelles de Tripa en péril
D’après le rapport de l’Arcus Foundation intitulé State of the Apes 2015, Tripa était encore recouverte de 60 000 hectares de forêt tourbeuse primaire et abritait pas moins de 3 000 orangs-outans à la fin des années 1980. Mais les choses ont depuis bien changé.
Les problèmes commencèrent lorsque le gouvernement indonésien entreprit des démarches juridiques pour modifier le statut de Tripa et le faire passer de « Domaine forestier national » à « Terres affectées à d’autres utilisations » (« APL », ou areal penggunaan lain), une décision qui ouvrit la voie au développement rapide de l’agro-industrie.
D’après le rapport Tripa Truths préparé pour l’ONG locale Tim Koalisi Penyelematan Rawa Tripa (TKPRT), Tripa fut, pendant les années 1990, découpée en concessions destinées à l’aménagement de plantations de palmiers à huile. Cinq entreprises profitèrent de cette situation et défrichèrent rapidement près de la moitié des terres, soit 30 000 hectares, avant qu’une guerre civile n’éclate à Aceh et ne les contraigne à mettre un terme à leurs opérations. Avec l’arrêt du défrichement, les terres purent commencer à se régénérer.
Lorsque les hostilités cessèrent en 2005, les sociétés reprirent leurs pratiques. Puis, trois ans plus tard, le gouvernement fédéral revint sur son ancien classement et déclara l’écosystème de Leuser « zone stratégique nationale » en raison de ses tourbières et des services environnementaux vitaux rendus par les forêts (comme le stockage du carbone, qui permet de limiter les effets du changement climatique, et la protection contre les crues et les sécheresses). Cette décision interdisait toute exploitation de terres au sein de l’écosystème de Leuser susceptible d’interférer avec l’objectif de protection de l’environnement.
Cette interdiction fut toutefois ignorée, et l’exploitation de forêts primaires et la conversion de tourbières se poursuivirent. Entre la mi-2007 et la fin 2009, les sociétés d’huile de palme défrichèrent à Tripa près de 8 000 hectares de forêt. Des ONG de protection de l’environnement intervinrent pour tenter d’arrêter le défrichage, mais leurs protestations furent ignorées. Tout du moins, jusqu’à ce qu’elles adoptent en 2011 une toute nouvelle stratégie consistant à contester la conversion des terres devant les tribunaux.
Les auteurs de crimes environnementaux face à la justice
L’évènement qui motiva la première contestation juridique se produisit le 25 août 2011, lorsque Irwandi Yusuf, le gouverneur de la province d’Aceh, signa un permis autorisant l’entreprise PT Kallista Alam à convertir 1 605 hectares de forêt en une plantation de palmiers à huile. Ce permis enfreignait un moratoire décidé trois mois plus tôt sur les nouvelles concessions forestières.
En novembre 2011, un groupe d’ONG menées par WALHI Aceh (une organisation indonésienne œuvrant pour la justice sociale et environnementale) saisirent le tribunal administratif d’Aceh dans le but de faire annuler le permis, au motif qu’il violait à la fois le statut de zone stratégique nationale et le moratoire de mai 2011. Un ensemble de cartes montraient en effet que la zone accordée à PT Kallista Alam se situait à l’intérieur de tourbières protégées.
En avril 2012, le tribunal administratif rejeta le dossier, déclarant alors que WALHI aurait dû tenter une médiation avec l’entreprise avant de porter plainte. Cette décision avait de quoi surprendre, puisque si la contestation n’avait eu aucune base juridique, elle aurait dû être rejetée d’emblée, plutôt que cinq mois après le dépôt de plainte.
Mais WALHI Aceh persévéra. Elle fit appel de la décision et, cinq mois plus tard, remporta le procès. Le gouvernement d’Aceh annula alors le permis.
PT Kallista Alam contesta toutefois cette décision et porta l’affaire devant la Cour suprême de Jakarta. En avril 2013, la Cour décida de maintenir le jugement et confirma l’annulation du permis.
Le rôle des incendies et des médias internationaux
Tandis que l’affaire progressait doucement devant les tribunaux, PT Kallista Alam et quatre autres sociétés détentrices de concessions à Tripa poursuivaient leurs activités de défrichement des terres en déclenchant illégalement de nombreux incendies. En mars 2012, par exemple, plus de 90 feux furent allumés en l’espace de neuf jours, transformant au passage des habitats naturels en véritables brasiers.
Les entreprises n’avaient cependant pas anticipé la réaction de l’opinion publique. Les photos des incendies ravageurs furent diffusées dans le monde entier et suscitèrent l’intérêt continu des médias nationaux et internationaux. Plus de 1,5 million de personnes signèrent des pétitions en ligne réclamant la protection des forêts de la province d’Aceh.
À l’époque, l’hebdomadaire indonésien Tempo disait de Tripa qu’elle n’était plus qu’un tourbillon de fumée et de cendres. La chaleur insupportable qui se dégageait des tourbières en flammes provoqua la fuite des hommes et des animaux, qui partirent en laissant derrière eux les restes fumants d’une « forêt dévastée et jonchée de troncs d’arbres calcinés ».
La pression de l’opinion publique poussa le gouvernement indonésien à agir. Le groupe de travail REDD+ (qui fait partie du programme des Nations unies sur la prévention de la déforestation) et le President’s Delivery Unit for Development, Monitoring and Oversight (UKP-PPP ou UKP4) dépêchèrent sur place des équipes d’enquêteurs.
Ceux-ci étudièrent ce qui se passait sur le terrain et vérifièrent les images satellitaires. Les entreprises furent prises en flagrant délit de fraude, puisque certaines tentaient de faire croire que leurs plantations étaient beaucoup plus anciennes qu’elles ne l’étaient en réalité.
« Dans certains cas, l’entreprise prétendait que les plants avaient plusieurs mois, pour convaincre les équipes qu’ils avaient été plantés plus tôt », se souvient Singleton. « Mais il suffisait aux experts de les arracher pour constater qu’ils n’avaient pas plus de dix jours. »
Les enquêteurs conclurent que les incendies qui s’étaient déclarés dans les régions où les tourbières étaient profondes étaient volontaires et enfreignaient donc la loi nationale n° 32/2009 relative à la protection et à la gestion de l’environnement. Cette loi interdit à la fois le défrichage par le feu et le défrichage de tourbières de plus trois mètres de profondeur.
Ces conclusions donnèrent lieu à d’autres actions en justice, engagées cette fois par le ministère de l’Environnement.
En novembre 2012, le ministère intenta d’autres poursuites au civil contre PT Kallista Alam devant le tribunal national de Meulaboh (province d’Aceh) pour avoir brûlé illégalement des arbres de la forêt Tripa. Dans le même temps, il engagea des poursuites au pénal contre le PDG et le conducteur de travaux de l’entreprise.
En janvier 2014, la cour déclara PT Kallista Alam coupable des chefs d’accusation civils qui lui étaient reprochés et condamna l’entreprise à verser à l’État près de 30 millions de dollars (366 milliards de roupies indonésiennes) en guise de compensation. Mais surtout, l’entreprise fut condamnée à réhabiliter les surfaces de forêt détruites. Le tribunal lui imposa en outre une amende quotidienne de 425 dollars (5 millions de roupies indonésiennes) pour chaque jour de non-paiement et ordonna la saisie de 5 800 hectares de concession.
PT Kallista Alam fit appel de la décision devant la Haute cour de Banda Aceh, la capitale de la province, mais fut déboutée en août 2014.
En octobre 2014, l’entreprise fit de nouveau appel, cette fois devant la Cour suprême d’Indonésie, à Jakarta. En août 2015, la Cour suprême rejeta elle aussi cet appel, ce qui mit fin à trois ans de lutte pour traduire l’entreprise en justice et la forcer à payer l’intégralité de la première amende.
Le chef des travaux et le PDG de l’entreprise perdirent également leurs procès au pénal. En juillet 2014, le conducteur de travaux Khamidin Yoesoef fut déclaré coupable et condamné à une peine de trois ans de prison ainsi qu’à une amende de 257 000 dollars (3 milliards de roupies indonésiennes). Le PDG Subianto Rusyid fut quant à lui condamné à huit mois de prison et à une amende de 257 000 dollars.
D’autres procès furent intentés pour sauver les tourbières de Tripa. Le ministère de l’Environnement engagea également des poursuites au pénal et au civil à l’encontre d’autres entreprises, dont PT Surya Panen Subur II, une société d’huile de palme reconnue coupable en janvier 2016 et condamnée à payer une amende de 225 000 dollars (3 milliards de roupies indonésiennes).
Bien que la plupart de ces condamnations n’aient encore pas été exécutées, elles constituent toutefois un important précédent. Si le monde industrialisé ne se distingue guère par son engagement en matière de justice environnementale, la situation est encore plus grave dans les pays en développement. Le procès de Tripa a prouvé qu’il était possible, grâce à la pression internationale et aux actions en justice, de faire respecter les lois environnementales existantes.
« Ces procès doivent servir d’avertissement et rappeler aux entreprises qu’elles sont responsables de leurs actes », déclare Chelsea Matthews, du Rainforest Action Network. « Le défrichement par le feu de forêts et de tourbières est illégal en Indonésie, mais, malheureusement, les lois sont rarement appliquées. Il existe une culture évidente de l’impunité et les jugements des procès de Tripa apportent une réparation très attendue pour la destruction de l’une des ressources naturelles les plus précieuses d’Indonésie. »
Des poursuites imminentes
Outre les entreprises, des gouvernements font également l’objet de poursuites judiciaires. Une campagne est en cours pour stopper la proposition de plan de développement d’Aceh qui rendrait possible le découpage de l’écosystème de Leuser en concessions minières et forestières et permettrait la construction de nouvelles routes à travers les forêts d’Aceh.
Le conflit concerne le plan d’aménagement du territoire de 2013 élaboré par le gouvernement d’Aceh, qui permet le défrichage et la construction de routes sur des pans entiers de forêt.
Chaque province indonésienne est tenue de rédiger un plan détaillant sa politique actuelle en matière d’aménagement du territoire. Celui d’Aceh est toutefois problématique à plusieurs égards, puisque plus d’une dizaine de ses volets enfreignent d’autres lois. Par exemple, le plan ne fait même pas mention de l’écosystème de Leuser, alors que la loi exige que les plans d’aménagement du territoire tiennent compte de toutes les zones stratégiques nationales. La même loi (loi n° 26/3007 sur l’aménagement du territoire) interdit l’utilisation de terres qui pourrait interférer avec l’objectif de protection de l’environnement de l’écosystème de Leuser.
Le plan favorable au développement décidé par Aceh envoie un signal inquiétant aux ONG de protection de l’environnement et laisse penser que le gouvernement de la province a l’intention d’abandonner ses habitats naturels vitaux aux mains de sociétés d’huile de palme. Intitulée « Directives et procédures pour l’acquisition de nouveaux permis de concession à l’intérieur de l’écosystème de Leuser », la réglementation du gouverneur n°5, 2014 , ne laisse planer aucun doute sur cet objectif. Il s’agirait d’une violation manifeste de la loi fédérale.
Toutefois, le gouvernement fédéral de Jakarta pourrait être en partie responsable des mesures de développement agressives prises par le gouvernement provincial envers Tripa et Leuser. Un article récemment publié sur le site de Mongabay et consacré à la menace que faisaient peser sur les grands singes les dysfonctionnements généralisés du système juridique rappelait en effet que les « gouvernements régionaux [d’Indonésie] peuvent se voir accorder une certaine autonomie dans l’octroi des concessions en échange d’une partie des financements versés par Jakarta ».
Les gouvernements de provinces connaissant des difficultés économiques ont donc tout intérêt à exploiter leurs ressources naturelles. Cette nécessité économique a logiquement contribué à la destruction rapide d’habitats naturels comme celui de Tripa. L’auteur ajoute à ce sujet qu’à « l’automne dernier, les colonnes de fumée acre et toxique qui s’élevaient des forêts tropicales incendiées pour les convertir en nouvelles plantations de palmiers à huile n’étaient que l’une des conséquences visibles de la stratégie juridique de [Jakarta] ».
Nous sommes face à un cercle vicieux, puisque même les lois fédérales donnent aux gouvernements provinciaux la possibilité d’utiliser des concessions pour financer leurs budgets. Dans le même temps, ce processus peut s’opposer à d’autres mandats fédéraux économiques et environnementaux, menant à la diminution rapide d’habitats protégés pour les grands singes.
Le ministère de l’Intérieur indonésien a rejeté le plan de la province d’Aceh en février 2013, au motif qu’il comportait de graves lacunes. Il a par ailleurs établi une liste d’au moins 27 points à revoir avant que le gouvernement central ne puisse l’approuver, dont la question de la reconnaissance du statut de zone protégée de l’écosystème de Leuser.
Le gouvernement d’Aceh n’a depuis opéré aucun changement. Il considère le plan approuvé et la question réglée. Pour le gouvernement central en revanche, ce plan est inacceptable sur le plan juridique et n’a pas été ratifié. Pourtant, Jakarta n’a pas usé de son pouvoir pour l’invalider.
Sans rejet officiel, les citoyens et les ONG craignent que le plan d’utilisation des terres d’Aceh ne devienne la « loi du pays ». En janvier 2016, un mouvement rassemblant des citoyens inquiets et des ONG (le People’s Movement to Contest the Aceh Spatial Plan, ou GeRAM) a exigé du ministre fédéral de l’Environnement qu’il fasse son travail afin d’empêcher que cela ne se produise. Pour lui forcer la main, le groupe a déposé un recours collectif à son encontre.
L’objectif est de contraindre le ministre à annuler l’actuel plan d’aménagement du territoire d’Aceh (ainsi que l’exige le décret ministériel n°650-441 de 2014) et de garantir que sa mise à jour tienne compte du statut particulier de l’écosystème de Leuser (ainsi que l’exigent les trois lois suivantes : la loi n°11/2006 sur la gouvernance d’Aceh, la loi n°26/2007 sur l’aménagement du territoire et la réglementation gouvernementale connexe 26/2008 sur le plan national d’aménagement du territoire)
Il est probable que la bataille engagée depuis plusieurs années pour sauver les tourbières de Tripa, et désormais ce qu’il reste de l’écosystème de Leuser, se terminera dans les tribunaux. Les enjeux sont élevés. Si le ministre ne parvient pas à rejeter ce plan qui bafoue ouvertement les lois nationales, d’autres provinces pourraient se sentir autorisées à adopter des plans d’utilisation des terres tout aussi destructeurs. Si cela devait arriver, des forêts déjà protégées et d’autres écosystèmes pourraient faire les frais de l’expansion de l’agro-industrie de grande échelle.
Pendant ce temps, des sociétés continuent de défier ouvertement l’État de droit à Tripa. De récentes observations par satellite et des enquêtes de terrain menées par l’association Rainforest Action Network ont révélé que la société d’huile de palme PT Surya Panen Subur continue à défricher des forêts tourbeuses pour y aménager des plantations. Entre février et août 2015, ce sont près de 120 hectares qui ont ainsi été défrichés.
Ces batailles juridiques constituent néanmoins une source d’espoir pour ceux qui luttent pour la protection d’habitats naturels dont dépendent à la fois les orangs-outans et la population locale et qui, grâce au stockage de carbone, jouent un rôle vital dans la réduction des effets du changement climatique. Les stratégies juridiques innovantes déployées en Indonésie et à Aceh peuvent également encourager les ONG d’autres pays en développement à poursuivre avec vigueur les auteurs de crimes contre l’environnement.
« Ces procès représentent un précédent historique pour la préservation de l’écosystème de Leuser », conclut Matthews. « Dans un pays où la destruction de forêts tropicales pour l’aménagement de plantations est un phénomène endémique et où la corruption et l’expansion illégale sont souvent considérées comme la norme, les jugements de Tripa sont significatifs, dans la mesure où ils remettent clairement en cause ces pratiques. »