Une interview de Kara Moses, faisant partie de notre actuelle série d’ interviews avec de jeunes scientifiques.
Kara Moses qui mène une recherche de premier cycle est ici avec des makis varis noir et blanc au zoo de Dudleyte.
Kara Moses aurait pu ne jamais devenir biologiste si le hasard ne s’en était mêlé. Les circonstances qui se sont présentées et ont décidé de l’orientation de Kara Moses au lycée l’ont conduite sur un chemin sinueux. Elle a en effet étudié des lémuriens en captivité puis a écrit sur l’environnement pour revenir de nouveau aux lémuriens afin de les suivre cette fois dans leur habitat naturel. Sa récente recherche sur les makis varis noir et blanc attire l’attention sur les liens théoriques entre les primates en danger critique et la capacité de stockage du carbone des forêts malgaches. En se focalisant sur la capacité qu’ont les makis varis noir et blanc (Varecia variegata) —des animaux qui jouent un rôle majeur dans la large diffusion des graines de plantes — à disperser des graines, Kara Moses suggère que non seulement les lémuriens sont d’importants transporteurs de graines mais qu’ils pourraient servir à disperser les graines de grandes espèces qui emmagasinent d’importantes quantités de carbone.
“Les makis varis noir et blanc sont les plus grands des lémuriens disperseurs de graines et ce sont eux qui ont les plus grandes gueules de sorte qu’ils peuvent avaler les grosses graines à la différence d’autres animaux—ce qui signifie que les espèces arboricoles possédant de très grosses graines dépendraient exclusivement des makis varis noir et blanc pour disséminer leurs graines; ils vont relativement loin lors de leurs déplacements quotidiens si bien qu’ils peuvent transporter des graines sur de longues distances; leur système digestif affecte de telle sorte les graines que celles-ci peuvent germer avec plus de succès et plus rapidement; leurs excréments ne forment pas un solide conglomérat et sont dispersés plus loin en tombant à travers les branches de la haute canopée en laquelle ils vivent […] Tous ces éléments sont propices à la germination des graines,” explique Kara Moses dans une interview pour mongabay.com.
En tant que plus grands mammifères originaires de Madagascar, les lémuriens jouent un certain nombre de rôles clé dans l’écosystème parmi lesquels la dispersion des graines. Les makis varis noir et blanc qui sont les plus gros lémuriens disperseurs de graines pourraient être les seuls animaux de l’île à les disperser.
Recherche menée sur d’insaisissables lémuriens. Sud-est de Madagascar. Photo de Daniel Austin. |
“De manière générale, les arbres qui produisent de grosses graines ont tendance à être grands, à avoir une croissance lente, une grande longévité et un bois relativement épais de sorte qu’ils peuvent emmagasiner plus de carbone sur leur durée de vie que des arbres à petites graines qui, inversement, sont généralement plus petits, ont une croissance rapide et un bois plus léger. Si les arbres produisant de grosses graines ne connaissent pas de dispersion de leurs graines – un scénario probable s’il y a extinction de grands animaux, disperseurs de graines tels que les makis varis noir et blanc – ils commencent à disparaître,” explique Kara Moses.
Si les makis varis noir et blancs disparaissent, alors les grands arbres aussi, changeant l’entière structure forestière pour favoriser les petits arbres à croissance rapide.
“La forêt devient alors une forêt composée principalement d’arbres ayant une faible capacité à emmagasiner du carbone et la capacité à emmagasiner du carbone de la forêt toute entière est affectée,“ indique Kara Moses. Cela peut avoir d’évidentes implications mondiales et ce notamment en matière de changements climatiques.”
Kara Moses dit qu’il faut mener plus de recherches et une récente étude va d’ailleurs dans ce sens puisqu’elle a constaté ” une interaction frappante entre les zones où les grands singes sont présents et le niveau de stockage du carbone, indiquant de possibles synergies entre les grands singes et la conservation du carbone.”
Toutefois, il se peut que les forêts encore présentes à Madagascar aient déjà ressenti la perte de ses utiles lémuriens: on pense que la population des makis varis noir et blanc a chuté de 80% en moins de trente ans. Le déclin des lémuriens a largement été entraîné par la déforestation et additionnellement par la chasse, quoique cette dernière soit encore un problème d’ordre secondaire. Cependant, Kara Moses affirme que l’instabilité du gouvernement malgache a aussi empiré les problèmes.
“Il n’y a en effet aucun gouvernement légitime pour le moment, suite au coup d’Etat de 2009. La communauté internationale refuse de reconnaître le nouveau ‘gouvernement’ et a retiré une grande partie de l’aide accordée. Les lois ne sont pas appliquées de manière effective – il y a eu tellement d’abattage illégal du bois de rose dans le Nord en lequel le ‘gouvernement” a lui-même été impliqué, ou tout au moins dont il a profité en autorisant son exportation— c’est l’une des malheureuses conséquences de la suppression de l’aide de la communauté internationale qui a obligé le gouvernement à rechercher des fonds en provenance de sources illégales pour rester à flot et cela a eu un effet dommageable pour la Nature,” explique Moses. Elle dit que vu le niveau élevé de l’extrême pauvreté à Madagascar, il n’est pas possible de poursuivre la protection sans tenir compte des besoins humains.
“Tant que les gens lutteront pour survivre, les forêts continueront à être menacées. De nombreuses personnes sont conscientes de la nocivité de pratiques telles que l’agriculture de l’abattis et du brûlis mais n’ont pas d’alternatives – c’est pourquoi il est nécessaire d’en fournir. Proposer une formation aux pratiques d’agriculture durable, par exemple, s’est avéré être une réussite. Afin que cela marche, les efforts de protection doivent être soutenus par une volonté politique au sommet et par le soutien de la communauté locale à la base.”
La déforestation a mis en danger de nombreuses espèces et provoqué de l’érosion dans tout Madagascar. Photo de Rhett A. Butler. |
La carrière de Kara Moses a donc été très imprévisible comme l’est toujours le hasard. Elle a évité la “droite” ligne prise par de nombreux jeunes chercheurs, oscillant entre la recherche scientifique et des écrits de vulgarisation environnementale.
“J’ai commencé à réaliser que la primatologie était une branche trop spécialisée—tous les écosystèmes sont en train de disparaître, le monde vivant est menacé sur terre c’est pourquoi me focaliser sur une espèce en particulier m’apparaissait trop restreint,” dit-elle. J’ai senti que je devais élargir mon champ d’action et essayer de changer les valeurs des gens en communiquant avec eux et en les sensibilisant – c’est pourquoi j’ai changé de direction et suis allée de la primatologie à l’écriture. Mais étudier les lémuriens et l’écologie forestière m’a permis de comprendre la complexité et la fragilité du monde naturel ainsi que la science qui leur est sous-jacente et tout cela nourrit mon écriture.”
Quant à l’avenir, Kara Moses indique qu’elle espère continuer de travailler à trouver et à mettre en lumière des solutions à la crise écologique mondiale via l’écriture, le militantisme et en menant peut-être davantage de recherches écologiques.
“Je crois qu’un changement radical de perspective est nécessaire pour que la vie sur Terre subsiste et qu’un nécessaire processus de prise de conscience a déjà commencé à s’amorcer. Nous commençons à constater la réalité des changements climatiques, de la perte des espèces, de la surpopulation, etc… De nombreux progrès ont déjà été faits, beaucoup de travail est actuellement accompli mais nous avons encore devant nous d’énormes défis,” affirme kara Moses.
Dans une interview de janvier 2012, Kara Moses a discuté de la manière dont les makis varis blanc et noir peuvent faciliter le stockage du carbone, du lien existant entre la pauvreté et la destruction environnementale à Madagascar et de la raison pour laquelle la passion est indispensable à tout étudiant envisageant une carrière scientifique.
INTERVIEW DE KARA MOSES
Kara enregistre les progrès des tests de germination dans le Sud-Est de Madagascar. Photo de Daniel Austin.
Mongabay: Quel est votre parcours?
Kara Moses: Je suis fascinée depuis mon plus jeune âge par les animaux et le monde naturel et j’ai passé une grande partie de mon enfance à traîner dans la boue, à grimper dans les arbres, à jouer avec des insectes, à ramasser des grenouilles, etc… J’ai toujours voulu embrasser une carrière au contact des animaux et de la Nature; durant toute ma jeunesse, j’ai rêvé de devenir vétérinaire. J’ai obtenu un premier diplôme en Biologie – spécialisation: Environnement à l’Université de Birmingham (Angleterre) et j’ai vraiment adoré cette matière. Puis, j’ai fait un Master Recherche spécialisé en Primatologie à l’Université de Roehampton (Londres) que j’ai aimé aussi. Les choses auraient pu toutefois se passer très différemment. La première fois que je suis allée à l’université, j’ai étudié la médecine — je ne sais pas vraiment pourquoi j’avais choisi cette matière, je crois que j’ai eu un moment de folie et que je voulais juste relever un défi; c’était des cours plutôt chargés. De toutes façons, je les ai détestés et au bout d’un an, j’ai décidé de changer de cours mais n’avait aucune idée de ce que je voulais faire à la place. Je pensais sérieusement à la philosophie lorsqu’un jour, sur le campus, je suis tombé sur un ami qui faisait médecine et était également déçu de ses études. Il pensait à s’orienter vers la biologie, ce qui m’apparaissait être un bon choix de la même manière que la philosophie lui semblait en être un. Alors, nous avons décidé de lancer une pièce et de nous engager à étudier tous deux ce que la pièce déciderait — philosophie ou biologie. C’est tombé sur face pour la biologie et il en a donc été ainsi. J’ai souvent pensé que je ne serais pas où j’en suis maintenant s’ il n’y avait pas eu cette pièce.
Depuis, j’ai suivi une nouvelle formation afin de devenir journaliste environnementale, une carrière que j’ai embrassée également tout-à-fait par hasard mais là, c’est une autre histoire…
Mongabay: Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux primates et en particulier aux lémuriens?
Kara Moses: Pour mon mémoire, j’ai étudié au zoo de Dudley la séparation des niches chez quatre espèces de lémuriens dans un enclos où celles-ci étaient mélangées. Je me rappelle à l’époque avoir été abattue par le fait que je ne pouvais me permettre d’aller dans de lointains lieux tropicaux où tous mes amis allaient faire leurs mémoires. J’ai pensé que j’avais alors tiré la courte paille – ils allaient au Brésil, au Honduras et en Afrique et moi, j’allais à Dudley (tous les lecteurs du Royaume-Uni comprendront pourquoi j’étais déçue!) – mais cela s’est avéré être la meilleure chose qui me soit arrivée car cela m’a finalement conduit à Madagascar. Je suppose donc que j’ai pris la route touristique pour me retrouver dans un lieu exotique, bien qu’à l’époque cela ne m’apparaissait pas vraiment touristique. Au zoo, les makis varis noir et blanc m’ont particulièrement captivée et j’ai décidé que je devais faire quelque chose pour contribuer à les sauver de l’extinction, alors, je suis devenue primatologue. Cela a été un long périple – cela m’a pris deux ans et m’a obligée à faire trois travails différents pour épargner les 11 000 £ dont j’avais besoin pour faire les Masters. J’ai eu de très nombreux contretemps tel un grand soulèvement politique qui a éclaté un mois avant mon vol prévu, ce qui a retardé mon voyage de six mois mais finalement mon rêve de les étudier dans la Nature s’est réalisé.
LES MAKIS VARIS NOIR ET BLANC PROPAGATEURS DE GRAINES
Un maki vari noir et blanc (Varecia variegata) se nourissant sur un tamarinier. Photo de Rhett A. Butler.
Mongabay: Pourquoi pensez-vous que la dispersion des graines par les makis varis noir et blanc a été négligée jusqu’à maintenant?
Kara Moses: On sait pertinemment que les lémuriens sont d’importants disperseurs de graines. Il est difficile de dire pour quelle raison les makis varis noir et blanc ont fait l’objet de si peu d’attention bien qu’ils soient les candidats idéals pour la dispersion des graines. Ceci peut partiellement être dû aux difficultés qu’implique leur étude – on ne les trouve que dans les forêts de l’Est de Madagascar où le terrain et les conditions sont souvent assez difficiles. Ils passent aussi la plupart de leur temps dans la haute canopée, faisant du ramassage de leurs excréments pour échantillonnage – un partie cruciale des études concernant la dispersion des graines – un vrai défi.
Mongabay: Qu’est ce qui rend les makis varis noir et blanc de très bons disperseurs de graines?
Kara Moses: Les makis varis noir et blanc ont toute une série de caractéristiques physiques, comportementales et écologiques qui en font des disperseurs de graines efficaces. Les makis varis noir et blanc sont, de tous les lémuriens, les plus dépendants des fruits et ont un régime alimentaire très varié, ce qui signifie qu’ils peuvent disperser un grand nombre de graines et une importante diversité d’espèces; ce sont le plus grands des lémuriens disperseurs de graines. Ce sont eux, en effet, qui possèdent la plus grande gueule si bien qu’ils peuvent avaler de grosses graines contrairement à d’autres animaux— ce qui implique que les espèces arboricoles ayant les plus grosses graines pourraient bien dépendre exclusivement des makis varis noir et blanc pour disséminer leurs graines; ils vont relativement loin lors de leurs quotidiennes pérégrinations et peuvent donc potentiellement transporter celles-ci sur de grandes distances; leur système digestif affecte de telle sorte les graines que celles-ci peuvent germer avec plus de succès et plus rapidement; leurs excréments ne forment pas un solide conglomérat et sont dispersés plus loin en tombant à travers les branches de la haute canopée en laquelle ils vivent. Ceci signifie que les graines sont fortement éparpillées lorsqu’elles atteignent le sol, elles souffrent donc moins de la concurrence et sont moins victimes des animaux qui mangent des graines. Tous ces éléments sont propices à la germination des graines.
Mongabay: Comment les distances de dispersion au sol peuvent-elles caractériser la structure des forêts malgaches?
Un sujet d’étude, le lémurien ‘PinkBlue’, regarde ceux qui l’observent. Photo de Kara Moses |
Kara Moses: Si vous comparez les données disponibles concernant la distance de dispersion des graines par les lémuriens avec celle d’autres primates, ceux-ci semblent relativement parcourir de plus courtes distances. La raison pourrait en être les stratégies de conservation de l’énergie utilisées par les lémuriens pour gérer l’imprévisibilité des fruits dans les forêts de Madagascar, laquelle est due au climat plutôt changeant et rigoureux de l’île. Il est peu probable que des stratégies telles que passer beaucoup de temps à se reposer ou à manger davantage de feuilles que d’ordinaire soient compatibles avec de grandes distance de dispersion.
Cela peut ensuite affecter la forêt car la théorie de la génétique de la population pose le concept selon lequel plus la dissémination des graines est spatialement restreinte, plus il y a de probabilité pour que les populations de plantes développent une différenciation génétique locale. L’endémisme local (et par conséquent la différenciation génétique locale ) prévaut à Madagascar. Il se pourrait que les processus écologiques (tels que la dissémination des graines) et les processus d’évolution à Madagascar en général soient tout-à-fait restreints localement, dûs peut-être à l’isolement des populations (en raison, par exemple, des fleuves ou des lignes de partage des eaux considérés comme mécanismes conduisant à un endémisme local), ce qui pourrait avoir restreint les mouvements des animaux et les graines transportés dans leurs intestins.
Ce sont des hypothèses tout-à-fait provisoires — nous avons vraiment besoin de disposer de beaucoup plus de données pour approfondir ces idées.
UN COUPLAGE INATTENDU: LE CARBONE ET LES LEMURIENS
Echantillon d’un fruit mangé par des makis varis noir et blanc. Photo de Mialy Razanajatovo.
Mongabay: Quel est le lien possible entre les makis varis noir et blanc, disperseurs de graines et la capture du carbone?
Kara Moses: De manière générale, les arbres qui produisent de grosses graines ont tendance à être grands, à avoir une croissance lente, une grande longévité et un bois relativement épais de sorte qu’ils peuvent emmagasiner plus de carbone sur leur durée de vie que des arbres à petites graines qui, inversement, sont généralement plus petits, ont une croissance rapide et un bois plus léger. Si les arbres produisant de grosses graines ne connaissent pas de dispersion de leurs graines – un scénario probable si de grands animaux, disperseurs de graines tels que les makis varis noir et blanc – ils commencent à disparaître. Des espèces ayant de petites graines pouvant être dispersées par de nombreux animaux et des espèces dont les graines sont dispersées par le vent peuvent alors être avantagées et commencer à dominer la forêt (ceci est déjà en train de se produire dans les forêts du Sud de l’Afrique où des animaux disperseurs de grosses graines ont disparu en raison d’une surchasse). La forêt se transforme alors en une forêt composée principalement d’arbres ayant un faible potentiel de stockage du carbone et la capacité à emmagasiner du carbone de la forêt toute entière est conséquemment affectée. Ceci peut avoir d’évidentes implications mondiales, notamment en matière de changements climatiques.
Mongabay: Quelles autres études seraient nécessaires pour vérifier cette théorie?
Kara Moses: On vient juste de découvrir ces liens et comme les processus concernés se font sur de longues périodes de temps, cela pourrait être trop tard avant que nous puissions confirmer les liens existants entre la dissémination des graines et les changements climatiques. Mais on est en train pour l’heure d’y travaille. Une nouvelle étude vient juste de révéler une interaction frappante entre les zones où les grands singes sont présents et le niveau de stockage du carbone, indiquant de possibles synergies entre les grands singes et la conservation du carbone.” Ce dont nous avons le plus besoin c’est d’une preuve de ce lien direct.
Mongabay: D’autres disperseurs de grosses graines pourraient-ils être de manière similaire liés à la capture du carbone?
Kara Moses: Absolument. les makis varis noir et blanc n’en sont qu’un exemple.
Mongabay: Que se passera-t-il dans les forêts de l’Est de Madagascar si nous perdons les makis varis noir et blanc?
Kara Moses: Perdre des espèces de l’écosystème, quelles qu’elles soient, a toujours des répercussions et peut déclencher des vagues d’extinctions en chaîne, en particulier si les espèces clés telles que ces lémuriens sont perdues. D’autres animaux peuvent changer leur comportement pour combler cette niche devenue vide en raison de la perte des lémuriens, et cela pourrait avoir des répercussions ailleurs dans le délicat réseau d’ interactions que constituent les écosystèmes. On court le danger que les espèces arboricoles aux plus grosses graines, pour lesquels les makis varis noir et blanc pourraient être les seuls disperseurs, disparaissent car ils n’ont aucun autre moyen de dispersion. Alors nous en revenons à la situation que je viens juste de décrire: la structure forestière et ses dynamiques sont modifiées et la capacité de stockage du carbone est réduite.
UN LEMURIEN QUI PREND DES RISQUES
Un maki vari noir et blanc pendu dans un arbre. Photo de Rhett A. Butler.
Mongabay: Le maki vari noir et blanc a presque disparu. Comment ceci est-il arrivé?
Kara Moses: Les deux espèces de lémuriens (les noir et blanc et les rouges) sont gravement menacés par la perte de leur habitat ainsi que par la chasse dans certaines zones. Madagascar a perdu 90% de sa couverture forestière depuis que les hommes sont arrivés sur l’île, ce qui a fait disparaître de nombreuses grandes espèces de lémuriens et la déforestation continue aujourd’hui. C’est l’un des pays les plus pauvres au monde et la grande majorité de la population vit avec moins d’un dollar par jour, alors, c’est une situation plutôt difficile – les gens ont besoin de survivre mais les forêts disparaissent rapidement. La perte d’habitat est largement due à l’agriculture d’abattis-brûlis mais l’abattage du bois, l’exploitation minière et même les schistes bitumineux maintenant accroissent aussi toujours davantage les pressions sur les forêts malgaches.
Mongabay: Qu’est-ce qui menace encore cette espèce?
Abattage illégal du bois de rose dans le Parc national de Masoala. Photo de Rhett A. Butler |
Kara Moses: Comme je viens juste de le mentionner, les vieilles menaces de la perte d’habitat et de la chasse demeurent encore de gros problèmes et l’actuelle instabilité politique à Madagascar n’aide pas.
Il n’y a en effet aucun gouvernement légitime pour le moment, suite au coup d’Etat de 2009. La communauté internationale refuse de reconnaître le nouveau ‘gouvernement’ et a retiré une grande partie de l’aide accordée. Les lois ne sont pas appliquées de manière effective – il y eu tellement d’abattage illégal du bois de rose dans le Nord en lequel le “gouvernement” a lui-même été impliqué, ou tout au moins dont il a profité en autorisant son exportation— c’est l’une des malheureuses conséquences de la suppression de l’aide de la communauté internationale qui a obligé le gouvernement à rechercher des fonds en provenance de sources illégales pour rester à flot et cela a eu un effet dommageable pour la Nature. Ce coup d’Etat a été un vrai coup porté à la protection à Madagascar— le Président défait, Marc Ravalomanana, était loin d’être parfait mais il a vraiment pris en compte la protection de l’héritage naturel de Madagascar. Il a rempli sa promesse d’accroître massivement le nombre de zones protégées sur l’île en un temps relativement court. Sa contribution, je l’espère, fera à l’avenir des émules. Le manque de volonté politique est souvent le majeur obstacle aux efforts de protection, alors, c’était juste fantastique d’avoir quelqu’un ayant une situation influente si favorable à la protection. Plus récemment, a surgi la menace des schistes bitumineux, de grandes parcelles de terres sont en train d’être vendues à des compagnies étrangères pour l’agriculture et, bien sûr, les changements climatiques commencent à avoir un réel impact. La vision est plutôt sombre mais un important travail est en train d’être accompli et il y a des raisons de rester positifs.
Mongabay: Quel travail de protection est-il nécessaire pour le sauver?
Kara Moses: Une plus grande protection de l’habitat et une application de la législation (ce qui nécessitera un gouvernement légitime soutenant cette politique) tout autant qu’un raccordement des zones forestières fragmentées. A Manombo où j’ai mené mes recherches, il n’y avait pas de surveillance de la forêt, ni de quelconque motif d’interdiction d’y entrer et d’y abattre des arbres—Qui blâmerait ces gens alors qu’ils vivent au jour le jour? Ils n’ont pas vraiment le choix. La conservation doit être intégrée au travail de développement communautaire pour être réussie et durable, les communautés locales doivent prendre cela en compte. Par exemple, former la population locale, en particulier les enfants, aux problèmes environnementaux et de conservation afin d’améliorer leur compréhension et leur appréciation de l’environnement naturel contribue à changer l’attitude des gens. C’est l’éducation à la base qui guide le comportement des gens – quand ils ont le choix. Trop souvent, les gens n’ont pas le choix — au bout du compte, la pauvreté est à la base de beaucoup des besoins et des conflits entre les gens et l’environnement .Tant que les gens lutteront pour survivre, les forêts continueront à être menacées. De nombreuses personnes sont conscientes de la nocivité de pratiques telles que l’agriculture de l’abattis-brûlis mais n’ont pas d’alternatives – c’est pourquoi il est nécessaire d’en fournir. Proposer une formation aux pratiques d’agriculture durable, par exemple, s’est avéré être une réussite. Afin que cela marche, les efforts de protection doivent être soutenus par une volonté politique au sommet et par le soutien de la communauté locale à la base.
Mongabay: Vous avez eu une carrière éclectique qui vous a même conduit à travailler comme journaliste environnementale. De quelle manière ces expériences ont-elles alimenté vos recherches?
Mialy, Tia, Kara, et Andry: l’équipe du camp à Manombo. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Kara Moses. |
Kara Moses: Les recherches et l’écriture s’auto-alimentent. Faire des rapports sur diverses questions à travers le monde, depuis lesgros projets de barrages et la corruption à Bornéo, jusqu’aux questions des transports à Londres et les pratiques de pêche non durables en Asie m’a apporté une vision plus large des questions environnementales et m’a permis de voir les problèmes de Madagascar dans leur contexte. J’ai commencé à réaliser que la primatologie était une branche trop spécialisée—tous les écosystèmes sont en train de disparaître, le monde vivant est menacé sur terre c’est pourquoi me focaliser sur une espèce en particulier m’apparaissait trop restreint. J’ai senti que je devais élargir mon champ d’action et essayer de changer les valeurs des gens en communiquant avec eux et en les sensibilisant – c’est pourquoi j’ai changé de direction et suis allée de la primatologie à l’écriture. Mais étudier les lémuriens et l’écologie forestière m’a permis de comprendre la complexité et la fragilité du monde nature ainsi que la science qui leur est sous-jacente et tout cela nourrit mon écriture.” Ayant fait l’expérience de la vraie situation sur le terrain, je peux apprécier les difficultés qu’impliquent la protection et les problèmes environnementaux. Voir d’abord la manière dont les gens vivent dans des pays tels que Madagascar vous permet vraiment d’évaluer la réelle complexité des problèmes auxquels nous faisons face en essayant de réconcilier développement et protection.
Mongabay: Vous avez eu jusqu’ici beaucoup de succès. Quelles recommandations donneriez-vous aux étudiants intéressés à mener des recherches sur la conservation?
Kara Moses: Choisissez d’étudier ce qui vous passionne. Tout au long de ces année emplies de revers et de défis où j’ai étudié et mené des recherche, ce qui m’a permis d’avancer c’est la passion. Parce que je me soucie des lémuriens et des forêts, j’ai toujours pu trouver l’énergie de continuer en dépit des difficulté. Je crois fermement que l’on peut faire tout ce que l’on veut si l’on s’y engage pleinement. De manière peut-être paradoxale, il vous faut aussi savoir quand laisser aller les choses lorsque celles-ci ne fonctionnent pas exactement comme vous l’aviez prévu: c’est le vieux paradoxe qui veut que “tout importe, rien n’importe.” Parfois il vous suffit juste de prendre une direction différente de celle à laquelle vous pensiez. Mais avec de la détermination,de la créativité, de la ténacité et de la bonne humeur, vous viendrez à bout de tout. Il est aussi vraiment important d’être en lien avec des gens qui travaillent également dans le secteur qui vous intéresse. Soyez à la bonne place au bon moment: allez parler aux gens dans des conférences universitaires – j’ai eu d’innombrables opportunités en dehors des conversations à l’occasion de conférences – des réunions et des conférences publiques, des rencontres proposées par des organisations et des groupes et échangez des courriels avec des gens intéressants. Trouvez juste le plus possible de moyens de rencontrer les gens qui se cachent derrière le travail qui vous intéresse et montrez-leur votre intérêt. Finalement, engagez-vous bénévolement, faites-vous de l’expérience. Tout le monde semble actuellement rechercher à se faire de l’expérience.
Mongabay: Quels sont vos projets?
Kara avec un minuscule caméléon Brookesia au Sud-Est de Madagascar. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Kara Moses. |
Kara Moses: Comment mieux contribuer au mouvement écologiste reste pour moi une très importante question et pour laquelle je doute d’avoir jamais la réponse. Je suis intéressée par les raisons sous-jacentes de la destruction de notre propre planète, un aspect de “l’écologie profonde” — Je croi
s que les solutions doivent venir d’un questionnement à ce niveau. Nous nous sommes déconnectés de la Nature – particulièrement en Occident où réside cette croyance que nous sommes quelque peu distincts de celle-ci , que piller la Nature ne nous affectera pas. Nous vivons dans une société basée sur une croissance exponentielle mais sur une planète qui est limitée – il va y avoir épuisement des ressources et je pense que nous nous dirigeons vers ce point. Je crois qu’un changement radical dans la manière de voir les choses est nécessaire pour que la vie sur Terre subsiste et qu’un processus nécessaire de prise de conscience a déjà commencé à s’amorcer. Nous commençons à constater la réalité des changements climatiques, la perte des espèces, la surpopulation, etc… De nombreux progrès ont déjà été faits, beaucoup de travail est actuellement accompli mais nous avons encore devant nous d’énormes défis. Comment intégrer tout ce que je ne sais pas- peut-être via l’écriture, le militantisme, peut-être retournerai-je à Madagascar pour faire davantage de recherches un jour. Je n’ai pas de chemin tracé et n’ai aucune idée de ce que me réserve l’avenir mais j’espère que tous mes efforts auront un impact positif.
Kara Moses est une journaliste environmentale, une militante et une primatologue www.KaraMoses.com
Cliquez ici
pour entendre un entretien de Kara lors d’une rencontre organisée par une association anglo-malgache en octobre 2011 sur le rôle des lémuriens en tant que disperseurs de graines et sur les expériences qu’elle a faites durant ses recherches.
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