- Sarah Tossens, doctorante à l'Université de Liège en Belgique, étudie les écosystèmes forestiers de la République du Congo et du Cameroun, afin d’en apprendre plus sur la présence du léopard et du chat doré dans ces régions et d’évaluer ses effets sur l'écosystème.
- Les photos prises, par les pièges photographiques de la jeune chercheuse, ont permis d’identifier les zones habitées par le chat doré et le léopard, et celles qui ne le sont plus. Les résultats suggèrent que les concessions forestières gérées, de manière durable et responsable, peuvent constituer un refuge pour ces deux félins - sous réserve d’un contrôle strict des activités de braconnage.
- Les résultats de ses expériences, bien que préliminaires, révèlent que les proies peuvent réagir à l'odeur de leurs prédateurs et tendent à consommer moins de graines, lorsqu'elles sentent leur présence à proximité. Cette découverte semble indiquer que les félins pourraient donc contribuer à la régénération des forêts.
D’après une théorie au cœur de l’une des plus grandes batailles écologiques actuelles, lorsqu’un prédateur, tel que le léopard, s’installe dans une zone forestière, il commence à s’attaquer aux animaux de plus petite taille. Dans le cas du léopard, il s’agit d’animaux tels que le potamochère, le cerf et le singe. Le phénomène qui en découle est appelé « cascade trophique », c’est-à-dire que plus le nombre de léopards augmente, plus le nombre d’animaux mangeurs de plantes et de graines diminue, permettant ainsi à un plus grand nombre de plantes et d’arbres de certaines espèces d’atteindre l’âge adulte. Selon certains scientifiques, l’odeur même d’un prédateur suffirait à rendre les herbivores plus prudents (phénomène connu sous le nom d’« écologie de la peur »), et à passer ainsi moins de temps à se nourrir dans la nature. Les grands félins n’auraient peut-être même pas besoin de chasser pour transformer une forêt.
Sarah Tossens, doctorante à l’Université de Liège en Belgique, cherche à déterminer si cette théorie est applicable aux léopards (Panthera pardus) et aux chats dorés africains (Caracal aurata), une espèce endémique des forêts d’Afrique de l’Ouest et du Centre. Le chat doré est tellement peu connu et tellement insaisissable qu’il n’a pu être photographié qu’en 2002 pour la première fois à l’état sauvage. Les premiers résultats de Sarah Tossens relatifs à la reconstitution du réseau alimentaire sur ses différents sites de recherche en République du Congo et au Cameroun indiquent que les félins pourraient favoriser la germination des graines. Ses travaux fournissent de nouvelles informations qui pourraient contribuer à renforcer la protection de ces espèces en danger, toutes deux classées comme vulnérables sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
« En termes très simples, je dirais que ces résultats prouvent que [les félins] jouent un rôle essentiel dans la dynamique prédateur-proie, et que chaque écosystème est construit autour de cette dynamique », a déclaré la jeune chercheuse. « Par conséquent, si cette dynamique vient à être perturbée de quelque manière que ce soit, il est facile d’imaginer les retombées négatives sur la santé de l’écosystème », a-t-elle ajouté.
Une image plus claire
Pour établir des liens et recouper les données, Sarah Tossens a d’abord dû s’atteler à trouver les félins dans leur habitat naturel. Pour ce faire, elle a installé 63 pièges photographiques à déclenchement automatique sur les trois sites d’étude suivants : le Parc national de Nouabalé-Ndoki en République du Congo ; une concession forestière certifiée par le Forest Stewardship Council (le FSC promeut une gestion durable et responsable des forêts, prenant en compte leurs enjeux écologiques, sociaux et économiques), située juste au sud du parc ; et une autre concession forestière également certifiée FSC, dans le sud-est du Cameroun. Sur ces deux derniers sites, l’exploitation forestière telle qu’elle est gérée n’élimine que 7 à 10 % du couvert forestier sur une année ; la zone en question est ensuite laissée intacte pendant 30 ans.
Mais les résultats du projet ne sont pas tous porteurs d’espoir. En effet, les pièges photographiques n’ont permis de photographier aucun des deux félins sur le site camerounais. S’il est difficile de trouver une explication à cette fâcheuse découverte, Sarah Tossens a néanmoins fait remarquer que ce site était beaucoup plus proche de grandes installations humaines.
« Il s’agit d’une découverte très importante et regrettable », a-t-elle déclaré. « Ces espèces ont besoin de territoires vastes et étendus pour se déplacer, et leurs besoins alimentaires sont élevés. Si le paysage est trop fragmenté ou si leurs proies sont trop limitées à cause de la chasse à la viande de brousse, il leur est impossible de survivre. »
En revanche, en République du Congo, Sarah Tossens a eu l’agréable surprise d’identifier des léopards et des chats dorés sur les deux sites. « Ça a été un grand moment de bonheur pour moi, car même la population locale n’a pas l’occasion de les voir régulièrement », s’est enthousiasmée la chercheuse à propos des chats dorés, qu’elle a qualifiés de « chats presque fantômes ».
Bien que Sarah Tossens en soit encore à la phase d’analyse des résultats, les photos semblent d’ores et déjà indiquer une densité relativement élevée de léopards : quatre à six animaux pour 100 kilomètres carrés. Cependant, concernant les chats dorés, l’analyse s’avère un peu plus complexe : bien que les pièges photographiques aient permis de prendre de nombreuses photos des chats dorés, il est difficile de distinguer les animaux les uns des autres.
Des félins et des arbres
Les densités similaires de léopards observées dans le parc national et la concession forestière, et la présence de chats dorés sur les deux sites, ont des conséquences importantes pour la protection de ces espèces. Ces résultats suggèrent que les concessions forestières gérées de manière durable, avec un accès aux humains limité et des mesures en place pour empêcher l’exploitation illégale du bois et le braconnage, constituent un habitat viable pour les léopards. En outre, certaines données probantes indiquent que ces forêts pourraient même se régénérer plus rapidement avec l’aide de la faune locale.
Jean-Louis Doucet, professeur de foresterie tropicale encadrant la thèse de Sarah Tossens à Liège, étudie l’écologie et la gestion des forêts en Afrique centrale et collabore avec des sociétés d’exploitation forestière pour promouvoir l’utilisation de pratiques durables. Ses recherches montrent que l’exploitation forestière durable contribue à créer des ouvertures dans la forêt dense et permet à la lumière d’atteindre les jeunes plants. Plus ces arbres poussent, plus il est facile pour les grands herbivores de se nourrir de leurs fruits et de disperser leurs graines au gré de leurs déplacements.
« Nous observons que la densité d’éléphants, de gorilles et d’autres mammifères est plus élevée avec l’exploitation forestière [durable] qu’auparavant », a déclaré le chercheur. L’un de ses étudiants a découvert que les céphalophes, une espèce de petites antilopes, étaient peu touchés par l’exploitation forestière sélective et jouaient un rôle important dans la dispersion des graines ; un autre a indiqué que les excréments de gorilles autour de leurs nids plaçaient les graines dans des conditions de lumière plus favorables que dans les sous-bois.
« Tout ceci, sous réserve, bien sûr, que le braconnage et la chasse soient contrôlés », a précisé Jean-Louis Doucet. Sans contrôle du braconnage, ces zones peuvent vite devenir des « forêts vides ». Elles ont une apparence normale, mais n’abritent aucun animal disséminateur de graines. Les graines germent alors directement à côté de l’arbre-mère, entraînant de mauvaises conditions de luminosité et un risque de consanguinité.
Cependant, les scientifiques n’ont pas encore réussi à déterminer comment la présence des grands félins – ou leur absence – affectait cette même dynamique dans les forêts africaines. C’est en partie ce qui a motivé Sarah Tossens à mener son projet de recherche. Des travaux ont certes déjà été réalisés dans le passé sur les félins dans d’autres écosystèmes, comme sur le lynx roux (Lynx rufus) dans les forêts américaines et sur le lynx d’Eurasie (Lynx lynx) dans les forêts européennes. Cependant, concernant les chats des forêts africaines, « pour être très honnête, je dirais que nos connaissances sont très limitées, pour ne pas dire que nous ne savons presque rien », déclare Marine Drouilly, coordinatrice régionale de recherche et d’études sur les félins en Afrique de l’Ouest et du Centre auprès de Panthera, une ONG spécialisée dans la protection des félins.
Marine Drouilly, qui encadre également les travaux de recherches de Sarah Tossens aux côtés de Jean-Louis Doucet, souligne que dans ces régions, les informations restent limitées en raison du manque de financement des activités de conservation de la faune et de la flore, de la médiocrité des infrastructures, des capacités scientifiques locales restreintes et, parfois, d’un manque d’intérêt de la part des gouvernements locaux.
Une partie des recherches de Sarah Tossens consiste à collecter des excréments pour déterminer le régime alimentaire de ces félins. Ces analyses lui permettent alors de reconstituer le réseau alimentaire des animaux et, à partir de là, d’évaluer l’impact des chats sauvages sur les plantes. Mais après avoir passé en revue différentes études réalisées au niveau mondial pour évaluer l’influence des félins sur les cascades trophiques, elle a découvert que des chercheurs avaient réussi à démontrer que la seule présence d’un prédateur pouvait modifier le comportement de ses proies. Ces dernières réagissent à ce que les scientifiques appellent le « paysage de la peur ». La simple odeur d’un félin incite en effet les animaux à modifier leur comportement, leur régime alimentaire et leurs déplacements pour minimiser les chances d’être dévorés.
Sarah Tossens a donc fait un achat quelque peu inhabituel. Elle a acheté le composé chimique 2-phényléthylamine, que l’on trouve en grande quantité dans l’urine des carnivores. (Sarah Tossens compare l’odeur de ce composé chimique à une très forte odeur d’urine de chat domestique : « L’odeur était insoutenable chaque fois que j’ouvrais le flacon pour procéder à ma petite mixture », a-t-elle déclaré. « Je ne pouvais plus rien sentir d’autre pendant une heure. ») Sarah Tossens s’est ensuite rendue sur huit sites de la concession forestière du Cameroun, où elle était certaine que les résultats ne seraient pas confondus avec l’odeur de véritables prédateurs. Elle a placé des petits flacons perforés contenant le composé chimique dans de l’eau à l’intérieur de tubes en PVC ouverts, les a enterrés devant les fruits du sapelli (Entandrophragma cylindricum), une espèce d’acajou fructifère.
Si Sarah Tossens en est encore à la phase d’analyse des résultats, elle a toutefois déjà remarqué que la germination des graines semblait plus significative sur les sites où elle avait utilisé le produit chimique que sur les autres. Ce résultat suggère que la présence d’un nombre accru de félins pourrait contribuer à la régénération des forêts.
« Il me reste encore à comparer statistiquement tous mes sites… mais la présence de félins semble avoir un impact sur l’écosystème et ces résultats sont vraiment très prometteurs », a-t-elle souligné.
Cascade trophique descendante ou ascendante ?
Cette recherche fait entrer Sarah Tossens dans l’un des débats les plus controversés de l’écologie actuelle, à savoir : les écosystèmes sont-ils davantage façonnés par le haut, les prédateurs influençant le comportement de ceux qui se trouvent plus bas dans la chaîne alimentaire, ou bien par le bas, par la disponibilité de la nourriture et des ressources aux niveaux inférieurs ? Si le sujet suscite un grand intérêt depuis les années 1980, le débat est devenu plus captivant (et plus passionné aussi) en 2012. Cette année-là, des chercheurs de l’Université d’État de l’Oregon ont publié le premier article d’une longue série qui suggère que la réintroduction des loups dans le parc national de Yellowstone aurait créé une cascade trophique. L’article révèle qu’en réduisant l’importante population d’élans du parc, les loups ont permis la restauration de tout un écosystème : les forêts et les prairies surpâturées ont repoussé et les rivières et les marécages, qui avaient été érodés par les sabots et l’appétit des troupeaux, ont repris leur place. La réintroduction des loups à Yellowstone a entraîné une augmentation de la biodiversité, des insectes aux poissons et des castors aux ours.
Mais au fil du temps, d’autres chercheurs ont affirmé que l’impact des loups avait été surestimé, et que d’autres facteurs, tels que la réintroduction du bison, la chasse à l’élan et le changement climatique, avaient également joué un rôle déterminant à Yellowstone. (Un chercheur a récemment qualifié l’effet de « filet trophique » par opposition au terme de « cascade trophique » dans un article publié par le The New York Times.) Les déclarations au sujet des « cascades descendantes » suscitent des débats similaires dans le monde entier.
« Il y a ces chercheurs qui affirment : “Non, l’impact des loups n’a pas vraiment été surestimé, puisque toutes les études abondent dans le même sens”. Il est très difficile en fait de montrer une relation de cause à effet », a fait observer Marine Drouilly. « Alors, ils s’affrontent sur le sujet. »
Un récent examen d’études mené par Jean-Louis Doucet, Marine Drouilly et Sarah Tossens résume la situation : sur 61 études portant sur les cascades trophiques créées par les félins, les chercheurs ont constaté que 80 % d’entre elles contenaient des données probantes de cascades trophiques, mais que 77 % d’entre elles reposaient sur des analyses d’observation ou de corrélation.
Lorsque Sarah Tossens a fait part de son projet de recherche, Marine Drouilly a tout de suite compris que le sujet promettait d’être à la fois « très intéressant et très délicat pour un doctorat ». « Même s’il est impossible de montrer tout ce que nous voulons, nous serons tout de même en mesure de communiquer des résultats intéressants, car les informations, dont nous disposons jusqu’à présent restent très limitées sur ces espèces. »
En effet, le simple fait d’examiner et de confirmer l’habitat de ces félins et d’évaluer comment les activités humaines peuvent les affecter est crucial. Sarah Tossens a déclaré que les gestionnaires forestiers du Cameroun « ne se sont pas montrés heureux » d’apprendre qu’aucun félin n’avait été identifié au sein de la concession forestière, malgré les restrictions qu’ils avaient mises en place pour obtenir le statut de concession certifiée FSC. Elle s’attend donc à voir de nouvelles politiques plus strictes mises en œuvre pour prévenir les activités de chasse. Lors de son prochain voyage en République du Congo, la chercheuse prévoit de présenter ses résultats aux gestionnaires du Parc national de Nouabalé-Ndoki et aux sociétés d’exploitation forestière, afin de les encourager à redoubler d’efforts pour protéger les félins.
« Nous détenons maintenant la preuve que ces zones abritent des léopards et des chats dorés, c’est certes une très bonne nouvelle, mais il est également important de comprendre qu’il ne s’agit que d’une toute petite partie de la concession », a-t-elle fait remarquer. « [Ce travail] peut donc être utilisé pour souligner que : “nous savons que cet endroit est un refuge essentiel pour de nombreuses espèces gravement menacées, alors faisons en sorte que la prochaine route que nous construirons en tienne compte” ».
Image de bannière : Un léopard devant l’un des pièges photographiques de Sarah Tossens dans une concession forestière certifiée FSC dans le nord de la République du Congo. Les recherches de Sarah Tossens ont révélé que la densité de léopards dans cette concession gérée de manière responsable était identique à celle d’un parc national voisin. Image de Sarah Tossens.
Citations:
Ripple, W. J., & Beschta, R. L. (2012) Trophic cascades in Yellowstone: The first 15 years after wolf reintroduction. Biological Conservation, 145(1) 205-213. doi:10.1016/j.biocon.2011.11.005.
Tossens, S., Drouilly, M., Lhoest, S. Vermeulen, C., & Doucet, J.-L. (2024) Wild felids in trophic cascades: A global review. Mammal Review. doi:10.1111/mam.12358.
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 22 octubre, 2024.