- Depuis 2020, la Tanzanie, à travers notamment le Règlement sur la vente de viande de brousse, a mis en place une nouvelle législation pour l’approvisionnement, la vente et la consommation légale de la viande sauvage.
- L’objectif visé est, entre autres, de réduire l'incidence du braconnage et de fournir des sources alternatives de protéines et offrir aux Tanzaniens, à travers une commercialisation formelle qui se veut durable.
- Pour nombre d’experts, la viande de brousse étant un élément important de l’alimentation dans plusieurs pays africains, ce modèle, malgré ses limites, pourrait être adaptés dans des pays confrontés à des problèmes similaires (braconnage, surexploitation des espèces fauniques, commerce illégal de la viande de brousse…).
En cette journée du 15 août 2024, il n’y a pas grand monde au marché moderne de Mokolo, dans la ville de Bertoua, région de l’Est du Cameroun. Cette cité est notamment réputée pour l’abondance de ses forêts en gibier. Assises sous leur hangar, les vendeuses de « viande de brousse » attendent la clientèle.
Ici, il vaut mieux être connu pour engager la conversation, si on ne vient pas pour effectuer un achat. Les commerçantes se méfient des agents des diverses administrations (Communes, ONG et associations…) qui pourraient entraver leur business.
Sur les étals, ce jour-là, on retrouve de la viande de porc-épic, du singe, de la biche… Par l’entremise d’une connaissance qui a sa confiance, une vendeuse accepte de parler à Mongabay, mais préfère garder l’anonymat. La discussion va se dérouler sur un banc, à côté de son comptoir.
« Ça fait presque 10 ans que je vends de la viande de brousse. J’avais commencé en allant acheter moi-même en brousse. Mais les difficultés de la route ont fait que je ne pouvais plus continuer. Je n’avais plus de capital. On avait arrêté ma marchandise à plusieurs reprises. J’ai commencé à vendre ici en ville. J’allais du côté de Deng-Deng (arrondissement de Belabo, région de l’Est) acheter la marchandise directement auprès des chasseurs. Mais, aujourd’hui, c’est une réserve (Parc national de Deng Deng), on nous a dit de ne plus y aller », dit notre interlocutrice.
La vendeuse évoque également les tracasseries subies lors des divers contrôles, avant que les produits n’arrivent sur les étals au marché. « Nous achetons chez des intermédiaires qui vont en brousse et viennent nous revendre. Ce qui fait qu’à l’arrivée, la viande est plus chère », dit la vendeuse. « Certaines viandes comme le pangolin, l’éléphant, le buffle et certains singes, sont interdites. Le pangolin est de la classe A, comme l’éléphant. Il s’agit d’espèces que nous ne devons même pas toucher. Ce qui fait en sorte que le pangolin manque au marché. Les clients en cherchent, mais il n’y en a pas ».
Il faut compter parfois jusqu’à 10.000 francs CFA (environ 16 dollars US) pour un porc-épic. Le prix d’un gigot de biche oscille entre 5 000 francs CFA et 8 000 francs CFA (entre 8 et 13 dollars US environ), en fonction de la grosseur. Mais, la clientèle n’est pas toujours au rendez-vous.
« Dans ce nouveau marché, nous n’avons pas de clientèle. Dernièrement, je suis allée essayer de vendre en route. Les agents communaux sont venus saisir ma viande, d’une valeur de plus de 80 mille francs CFA (environ 130 dollars US). Ils nous interdisent de vendre en bordure de route », dit-elle, dépitée.
D’après la décision n°0857 du 10 novembre 2009 du Ministère des forêts et de la Faune du Cameroun, portant organisation du commerce de la viande de brousse, la vente doit s’effectuer dans les espaces désignés et aménagés à cet effet par les délégués de gouvernement et les maires de communes.
La commercialisation en dehors de ces espaces est strictement interdite. Cependant, il n’est pas rare de voir du gibier en exposition le long de certains axes routiers. En outre, le commerce de la viande de brousse est effectué par les détenteurs des permis de collecte délivrés par l’administration en charge de la faune.
Au Cameroun, d’autres textes comme la récente loi n°2024/008 du 24 juillet 2024 portant régime des forêts et de la faune, règlementent la détention, la transformation et la commercialisation des produits fauniques (paragraphe IV).
La Tanzanie, un modèle qui se veut durable
Cette description de la commercialisation de la viande de brousse dans un marché camerounais est similaire à de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne. Néanmoins, en Tanzanie par exemple, le circuit d’approvisionnement et de commercialisation du gibier est différent depuis quelques années.
En effet, dans un rapport publié en juin 2024 et intitulé « De la brousse à la boucherie : la chaîne de valeur de la viande de gibier dans le nord de la Tanzanie », l’ONG TRAFFIC, qui lutte, entre autres, contre le commerce illégal des espèces protégées, présente le modèle mis en place dans ce pays africain pour faire face au braconnage et permettre au grand public de pouvoir bénéficier de la viande de brousse à la consommation issue d’un commerce durable et légal. Ainsi, depuis 2020, les autorités tanzaniennes ont mis en place les règlements sur la conservation de la faune sauvage (vente de viande de gibier) en anglais, Game Meat Selling Regulations (GMSR).
Pour les besoins de ce rapport, TRAFFIC distingue néanmoins la « viande de brousse » de la « viande de gibier », dans le contexte général du commerce de la viande d’animaux sauvages.
Pour les besoins du rapport et la situation en Tanzanie, la viande de brousse fait référence à la viande qui a été acquise illégalement à des fins de subsistance ou de commerce, tandis que la viande de gibier pouvait inclure de la viande d’origine légale ou illégale collectée à des fins de subsistance ou de commerce en Tanzanie, selon la législation nationale.
« Or en Afrique centrale et ailleurs la viande de brousse peut être définie comme la viande provenant de tout mammifère, oiseau, reptile ou amphibien terrestre sauvage récolté pour la subsistance ou le commerce, peu importe qu’elle soit récoltée et manipulée de façon légale, durable et saine. Il est donc important de disposer d’une réglementation simplifiée de la récolte et du commerce légaux de viande de brousse au Cameroun et dans d’autres pays d’Afrique centrale, afin de faciliter le respect et l’application de la loi », affirme Constant Momballa Mbun, Chargé de Recherche sénior pour TRAFFIC International en Afrique centrale, dans un courriel à Mongabay.
« Dans ce modèle, l’on a insisté sur un levier : le droit. Une législation a été mise en vigueur et les Tanzaniens ont fait en sorte que cette législation soit implémentée sur le terrain. Ce qui a donné les résultats positifs qu’on a pu observer. C’est un bon modèle à suivre », dit à Mongabay au téléphone Professeur Alain Didier Missoup, Enseignant-chercheur au laboratoire de biologie et physiologie des organismes animaux à l’université de Douala au Cameroun et auteur d’études sur le commerce de la viande de brousse au Cameroun.
Le rapport de TRAFFIC analyse l’impact, les défis et les opportunités des nouvelles réglementations tanzaniennes du point de vue de la conservation, de la traçabilité, de la communauté et de l’économie.
On y apprend que la viande qui alimente ce circuit légal provient soit de la chasse résidente, de la chasse touristique ou de la faune, les installations captives (fermes d’élevage d’animaux sauvages, ranchs d’animaux sauvages…), dans le cadre du problème, contrôle des animaux (à l’exemple de ceux traités dans le cadre du conflit homme-animal), etc. Puis, la viande est acheminée vers les points de vente agréés dans des véhicules réfrigérés pour assurer sa conservation dans les conditions sanitaires adéquates, avant son traitement par des opérateurs certifiés.
Dernière étape avant la consommation, les points de vente. La viande de gibier est vendue dans les boucheries, appelées Game Meat Selling Facilities (GMSF). Le rapport les définit comme des lieux agréés et enregistrés pour le découpage et la vente de la viande de gibier.
D’après le rapport, le premier GMSF a été ouvert à Dodoma le 20 décembre 2022. Au cours de la recherche, TRAFFIC a néanmoins découvert la vente de viande de brousse (viande sauvage illégale) dans des villes et des villages comme Arusha, Babati et Moshi. Ce, à des prix souvent inférieurs à ceux de la viande de gibier.
Un modèle pour d’autres pays africains ?
Parmi les avantages de ce système, on relève, entre autres, l’établissement d’une industrie légale de la viande de gibier. De même, le système d’attribution de permis mis en place permet d’assurer la traçabilité de la viande provenant des activités de chasse et le contrôle des populations d’espèces sauvages. Enfin, l’établissement de contrôles permet d’assurer le maintien de la sécurité sanitaire de la viande destinée à la consommation publique. Certes, un grand pas vers une gouvernance efficace du commerce de la viande de gibier a été réalisé.
Cependant, certains défis subsistent. « Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour améliorer la traçabilité à partir d’autres sources de viande de gibier, telles que le contrôle des animaux problématiques et l’élevage d’animaux sauvages. Les réglementations existantes sur la vente de viande de gibier mettent en avant plusieurs contrôles de traçabilité.
Cependant, des contrôles supplémentaires tels que l’identification des produits et un système automatisé de capture de données, ainsi qu’une base de données centralisée reliant les permis de chasse à la disponibilité au détail de la viande de gibier, sont des ajouts potentiels pour commencer à construire un système de traçabilité efficace au sein de la chaîne de valeur de la viande de gibier », affirme Qudra Kagembe, Co-auteur du rapport et Chercheur à TRAFFIC, dans un courriel à Mongabay.
De même, « les réglementations gouvernementales ont mis en évidence certains contrôles qui permettent d’inspecter la viande et de garantir le maintien de la sécurité avant qu’elle ne soit fournie à la consommation publique. Des réglementations spécifiques et des procédures opérationnelles standard, qui permettront une inspection appropriée de la viande de gibier, sont actuellement en cours d’élaboration.
Cependant, il est nécessaire de sensibiliser davantage les acteurs de la chaîne d’approvisionnement aux risques de maladies (y compris les agents pathogènes viraux ou bactériens) et aux dispositions générales en matière de sécurité alimentaire, pour contribuer à améliorer le respect des normes d’hygiène de la viande et garantir que les risques pour la santé soient réduits », ajoute Qudra Kagembe. Par ailleurs, les recherches de TRAFFIC montrent que la plupart des points de vente de viande de gibier sont situés dans les grandes villes. Aussi, reste-t-il encore beaucoup à faire pour que l’industrie puisse également répondre à la demande rurale.
Pour Momballa Mbun, selon une évaluation en 2023 de l’application de cette loi, les autorités tanzaniennes et les acteurs non étatiques du secteur de la faune affirment que l’autorisation du commerce de la viande de gibier peut être l’un des outils de conservation les plus audacieux pour lutter contre le braconnage, s’il est bien planifié et réglementé.
« Le régime (industrie) de vente de viande de gibier doit être amélioré, notamment par la révision des règlements et lignes directrices existants, la mise en œuvre de systèmes de traçabilité améliorés, le renforcement de la surveillance et du contrôle, et une meilleure coordination entre les parties prenantes des secteurs public et privé au sein de la chaîne d’approvisionnement afin de bien assurer une utilisation durable des espèces sauvages, réduire les risques sanitaires et faciliter l’utilisation légale des ressources fauniques du pays. Il s’agit surtout d’adopter l’approche
« Une seule santé » pour gérer l’industrie de la vente de viande de gibier », dit-il.
D’après un autre rapport de TRAFFIC sur le développement d’un Système de suivi de la viande de brousse en Afrique centrale, cette denrée est considérée comme une source importante de protéines et de revenus pour les populations rurales et urbaines d’Afrique Centrale.
« Je consomme de la viande de brousse du fait de sa saveur et parce que c’est une viande rare », dit Samuel Bapès, consommateur dans la ville de Bertoua.
Aussi, pour certains experts tels que le Professeur Alain Didier Missoup, le modèle tanzanien, malgré les défis auxquels il fait face, pourrait-il être adapté dans d’autres pays confrontés à des problèmes similaires (braconnage, surexploitation des espèces fauniques, commerce illégal de la viande de brousse…).
« Au Cameroun, nous avons des textes qui réduisent l’incidence du braconnage. A partir du moment où nous avons une législation nationale, qui classe les espèces animales qui sont chassées. Le deuxième levier est la proposition de sources alternatives d’approvisionnement », dit Missoup.
« Si, dans les villages, on encourage par exemple l’élevage de certaines espèces, au Cameroun, les élevages non conventionnels ne sont pas encore assez développés. Des espèces prisées par la population comme l’aulacode pourraient être élevées », ajoute-t-il
« On pourrait encourager ce genre d’initiatives pour que les populations aient accès à ces protéines animales. Le troisième levier est de faire en sorte que les bénéfices tirés du commerce de la viande de brousse soient à même de permettre aux populations qui vivent de cette activité, de ne pas être permanemment en train d’aller à la recherche de la ressource. Une législation sur les prix d’achat pourrait aider à réduire cette incidence et faire en sorte que l’on ait une exploitation durable ».
Mais déjà, il pense qu’il faudrait accentuer la mise en œuvre et le suivi des textes existants. « L’activité a un impact direct sur la biodiversité faunique. Ensuite, ces produits représentent un réel danger pour la santé. Au plan social, la consommation de viande de brousse est ancrée dans les habitudes alimentaires comme une pratique naturelle. Les populations voient en la viande de brousse et la chasse plus précisément, un droit. Toute interdiction est mal perçue. Au plan règlementaire et donc de la gouvernance, il faut noter qu’il y a une bonne panoplie de textes qui régissent la chasse d’une part et la protection des espèces en voie de disparition, d’autre part. Mais l’application de ces textes reste à questionner.
Comme pistes de solution, il faut la sensibilisation, mais aussi l’application de la règlementation », dit à Mongabay via la messagerie WhatsApp, Esdras Djombe, Coordonnateur de l’ONG APEC-Cameroun (Action pour l’Education, le Développement et la bonne gouvernance au Cameroun), dont le siège est à Bertoua.
Même son de cloche pour Professeur Missoup. « Il faudrait également continuer à sensibiliser les populations, notamment sur les risques de zoonoses. Aujourd’hui, on ne peut pas séparer la conservation et la commercialisation de la viande de brousse à la potentielle survenue des maladies. Celles-ci constituent environ 75 % des maladies infectieuses nouvellement découvertes. Il faudrait également faire attention, car on n’est pas à l’abri d’une pandémie. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle de la recherche (…) Les chercheurs doivent avoir des financements pour mener des activités de recherches pour avoir des données fiables sur lesquelles l’Etat va se reposer afin de prendre des décisions», dit-il.
Assurer la durabilité du commerce de la viande de brousse dans les pays africains
D’autres mesures pourraient également assurer la durabilité du commerce de la viande de brousse dans les pays africains. « Il faut des actions audacieuses pour d’abord appliquer les lois existant et réviser les lois afin de les simplifier et de les rendre plus inclusives. Il faut une meilleure coordination et collaboration des institutions étatiques et acteurs non-étatiques parties prenantes. Il faut également chercher à réduire les demandes urbaines identifiées comme une menace importante contre les espèces de viande de brousse. Il faut avoir des stratégies nationales et des plans nationaux de gestion avec une implication active des populations riveraines dans la gestion et le suivi de la viande de brousse », propose Momballa.
Afin de générer l’information nécessaire pour appuyer les politiques et les stratégies qui visent à maintenir l’utilisation et le commerce de viande de brousse à des niveaux durables, le Système de suivi de la viande de brousse en Afrique centrale (SYVBAC) a été développé par TRAFFIC, sous le parrainage de la Commission des forêts d’Afrique centrale (COMIFAC).
Pour Momballa, il permet de prendre en compte différents enjeux de la crise de la viande de brousse, spécifiquement sur les niveaux et l’évolution de l’utilisation et le commerce de « viande de brousse » dans la région ; les facteurs qui influent sur l’utilisation et le commerce de « viande de brousse » ; les impacts du commerce de viande de brousse sur les espèces endémiques/rares/protégées ; l’importance de ce commerce dans les économies nationales, la réduction de la pauvreté, la nutrition et la santé des populations humaines.
« Bien qu’il doive encore être pleinement mis en œuvre, il représente un outil important pour le suivi de la viande de brousse aux différents niveaux de la chaîne de commercialisation tels que les zones de chasses, les concessions forestières et autres sites de prélèvement, la transportation, les marchés urbains et ruraux, et les autres points de vente », dit Momballa.
« Il permet d’impliquer les Etats et les acteurs non-étatiques au sein de la COMIFAC afin de mutualiser les connaissances nécessaires et les données disponibles pour le suivi des forêts dans leurs dimensions écologiques, économiques et sociales », ajoute-t-il.
L’expérience de la Tanzanie pourrait également faire école ailleurs sur le continent. « Les conclusions de la recherche TRAFFIC sur l’industrie de la viande de gibier ont été partagées avec les membres de la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC) dans le cadre du Forum annuel des partenaires de l’EAC sur une seule santé (mai 2024, à Nairobi) (…). En outre, les experts d’Afrique centrale estiment que le modèle tanzanien pourrait être adapté aux contextes nationaux et infranationaux d’autres régions d’Afrique. Même si le modèle actuel en Tanzanie pourrait être adapté pour répondre aux besoins d’autres pays, toute application serait probablement différente en fonction du contexte des lois et des pratiques de ces pays », conclut Qudra Kagembe.
Image de bannière: Différents types de viande de brousse au marché routier de Bayomen, au Cameroun. De l’avant à l’arrière : deux porcs-épics fumés, deux singes, une antilope femelle (Tragelaphus sp.) et une civette africaine (Civettictis civetta). Image de Constant M. Mbun / TRAFFIC avec son aimable autorisation.
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