- Les communautés autochtones et traditionnelles dans le monde sont de plus en plus reconnues pour leur protection des forêts.
- Leurs terres sont donc devenues une cible de choix pour les projets de carbone, car le CO2 qui y est séquestré peut être vendu pour compenser des émissions ailleurs.
- Si certaines communautés autochtones ont accueilli favorablement ces projets et les fonds qu’ils apportent, d’autres estiment qu’ils ne sont qu’un nouvel exemple de la marchandisation des ressources naturelles à l’origine de la crise climatique.
- Mongabay s’est entretenu avec deux représentants autochtones de premier plan des deux camps, pour qui il s’agit d’une question très nuancée ayant des répercussions sur les droits fonciers, la culture et la durabilité des modes de vie des autochtones.
La question des marchés du carbone divise les défenseurs des communautés autochtones et traditionnelles.
D’un côté, certains pensent que les projets de crédits carbone concernant leurs terres devraient être suspendus, voire complètement arrêtés. Selon eux, les projets ne font que perpétuer les violations de leurs droits fonciers, n’offrent que peu de bénéfices et enfreignent souvent le principe de consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des peuples autochtones. Mais d’un autre côté, ils créent des emplois pour les communautés matériellement pauvres et leur offrent des compensations pour les efforts de conservations qu’elles fournissent depuis des générations.
Comme dans la plupart des débats, il y a des points qui font consensus : les deux côtés souhaitent que des mesures de protection des droits fonciers plus strictes soient intégrées au marché au travers de régulations et de lois. Il n’y a toutefois pas d’accord sur la marche à suivre : faut-il mettre en place un moratoire, s’atteler à étoffer et à faire appliquer les réglementations, ou renoncer purement et simplement aux marchés en les assimilant à de l’écoblanchiment ? Même au sein des factions, il existe des différences et des nuances dans l’approche.
Mais il est un sujet du débat qui n’a pas reçu beaucoup d’attention: la marchandisation des terres communautaires, en particulier celles des peuples autochtones, et ses conséquences sur les relations entre les peuples et la nature, la faune et leurs territoires ancestraux.
Les peuples autochtones et les communautés traditionnelles entretiennent souvent une relation culturelle et spirituelle forte avec leurs terres et leurs écosystèmes. Mais les projets de crédits carbone semblent introduire une relation différente, transactionnelle. Gérés par des ONG, l’État ou la communauté elle-même, ils attribuent un prix à la protection des forêts et des écosystèmes sur les terres communautaires afin de compenser les émissions de gaz à effet de serre ailleurs dans le monde.
Cela change-t-il la relation culturelle et spirituelle de ces peuples à leurs terres ? Sommes-nous en train d’utiliser la même mentalité de marchandisation qui conduit à la dégradation de la nature pour essayer de la sauver ? Ou bien est-ce la meilleure solution qu’il nous reste qui soit profitable à la fois pour la nature et pour les communautés qui souffrent de pauvreté matérielle ? Les projets communautaires de crédit carbone comportent-ils en fait des nuances qui renforcent la relation d’une communauté avec la terre ?
Pour répondre à ces questions et à bien d’autres, Mongabay s’est récemment entretenu avec deux chefs de communautés autochtones et traditionnelles qui connaissent bien les marchés du carbone et qui ont des approches différentes de ces mécanismes de compensation.
Alondra Cerdes Morales est une femme autochtone Cabécar de Tainy à Talamanca, au Costa Rica. Elle est présidente du Bribri and Cabecar Indigenous Network (RIBCA), une coalition d’organisations pour les femmes, les jeunes et le développement, qui met en place des programmes liés entre autres aux marchés du carbone, à l’agriculture et aux connaissances traditionnelles.
Samuel Nguiffo est un avocat camerounais et l’un des auteurs du document de position de Pathways Alliance for Change and Transformation (PACT), qui a appelé à un moratoire sur le commerce du carbone forestier. Il est également le Directeur du Centre pour l’Environnement et le Développement, qui aide les peuples des forêts à exercer leur droit à gérer leurs terres traditionnelles.
L’entretien qui suit a été révisé par souci de clarté et de longueur.
Mongabay : Les communautés autochtones entretiennent souvent un lien culturel et spirituel très fort à leurs terres et aux écosystèmes qui se trouvent dans leurs territoires ancestraux. Pensez-vous que, dans certaines communautés, les incitations économiques liées à la vente de crédits carbone peuvent créer une relation marchande avec la nature ?
Alondra Cerdes Morales: Tout d’abord, nos communautés sont déjà confrontées à une tendance inquiétante : elles oublient la valeur de la forêt et mettent de côté sa signification culturelle et les rôles qu’elle joue dans nos vies, en faveur des bénéfices économiques [que ce soit pour les industries extractives ou les marchés du carbone]. Mais dans l’ensemble, les forêts sont plus que des ressources pour nous. Les forêts sont la source de notre médecine, de notre culture et de nos traditions. Nous les avons chéries et protégées pendant des générations, car elles font partie de notre identité.
Il est inacceptable que des spéculateurs, qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs, n’évaluent la terre qu’en termes monétaires alors que les voix et les droits de la communauté sont ignorés. Il est déraisonnable de vouloir monnayer des forêts et des ressources que nous préservons depuis des générations, et de les confier à des acteurs privés et à des investisseurs.
RIBCA participe certes au marché du carbone, mais pour nous, il n’est pas uniquement question d’argent. Ce n’est pas la seule chose dont nous avons besoin. Nous demandons une méthode de travail plus participative avec les porteurs de projets.
Samuel Nguiffo: Si vous regardez d’un côté la manière dont le marché du carbone est conçu, et de l’autre les peuples autochtones, leur mode de vie, leur connexion avec la nature, la manière dont ils voient leurs terres, leurs forêts et leurs ressources, vous verrez un immense paradoxe.
En théorie, le marché du carbone n’est pas destructeur pour les forêts, car il repose sur des principes de protection ou de restauration d’une zone de forêt spécifique afin de séquestrer du carbone. Il pourrait s’agir du modèle parfait pour les communautés autochtones, qui pourraient être les acteurs adéquats du marché du carbone. En donnant de la valeur non pas aux produits individuels, mais à la forêt elle-même, à sa santé, les marchés du carbone et les communautés autochtones semblent promis à un bel avenir.
Mais en pratique, les choses sont très différentes.
L’abattage et les autres activités économiques donnent une valeur pécuniaire aux ressources forestières, ce qui a progressivement changé la relation des peuples autochtones à leur terre et à leurs forêts, notamment dans un contexte caractérisé par le manque de reconnaissance et de protection de leurs droits. Appliquer les marchés du carbone aux forêts signifie qu’un prix est rattaché, encore une fois, aux produits de la forêt plutôt qu’à la forêt elle-même et aux personnes qui y vivent. Très vite, ce prix incite les personnes extérieures à la communauté à s’intéresser aux terres traditionnelles et à tenter d’obtenir une part du gâteau.
Cette marchandisation de la nature risque de déconnecter les communautés de la forêt, de ses avantages traditionnels et des processus décisionnels, les éloignant progressivement du lien social, anthropologique, culturel et religieux qui les unit à la forêt. Ceci est également une conséquence des pressions accrues sur les terres et les ressources et de l’intrusion de personnes extérieures.
En outre, les personnes chargées de la gestion commerciale de la forêt ne prendront pas en compte la volonté, les intérêts et les pratiques des communautés autochtones. Ainsi, nous aurons davantage d’acteurs externes qui essaieront de décider de ce que deviendront les forêts, où vivent les communautés autochtones, et d’en tirer le plus grand profit possible.
Mongabay: Il est vrai qu’aujourd’hui, les croyances, les pratiques et les sociétés traditionnelles de nombreux peuples autochtones et forestiers sont en train de changer. De manière générale, observez-vous déjà des changements dans la relation que les communautés autochtones et traditionnelles entretiennent avec leurs terres ancestrales ?
Alondra Cerdes Morales: Oui, elle a beaucoup changé. Les membres de la communauté perdent leur culture, leurs traditions et leur langue en raison de l’augmentation des revenus et du développement de la communauté. Des projets ont permis le développement des systèmes d’éducation et de santé, mais ils ont éventuellement conduit à la perte d’identité des personnes, de leurs techniques médicinales traditionnelles, de leur langue et de leur mode de vie ancestral. Les systèmes traditionnels ne sont pas non plus respectés ni renforcés [par ces projets de carbone], et ils ont beaucoup évolué.
Par exemple, dans certains territoires au sud du Costa Rica, comme Boruca, Maléku et China Kichá, la plupart des autochtones se marient avec des personnes non autochtones, ce qui mène à des changements culturels au sein de la communauté. Il y a des années, parler notre langue maternelle dans nos communautés était également interdit dans les écoles, ce qui fait que la jeune génération, aujourd’hui plus âgée, a perdu le contact avec sa langue. En outre, leurs enfants partent à l’université dans les grandes villes. Lorsqu’ils reviennent, ils sont donc fortement influencés par la modernité non autochtone.
Mais dans les 24 territoires autochtones du Costa Rica qui mènent des activités de préservation de la culture et de la langue, beaucoup de choses sont remises au goût du jour.
Dans ces territoires, nous essayons de mettre en œuvre des plans environnementaux forestiers territoriaux (PAFT, de l’anglais Territorial Forestry Environmental Plans). Ils sont le résultat d’un processus de consultation de 13 ans mené par le Fonds national de financement forestier du ministère de l’Environnement et de l’Énergie dans le cadre de la REDD+ [une initiative de l’ONU pour réduire les émissions causées par la déforestation et la dégradation des forêts].
Actuellement, six de ces plans ont été finalisés, quatre attendent d’être officialisés et 14 sont en cours d’élaboration et de finalisation. À Talamanca, nous avons validé le nôtre en mars dernier. Avec ces plans, nous essayons de travailler ensemble pour sauvegarder notre culture, nos traditions, nos pratiques ancestrales et notre langue, et récupérer tout ce que nous avons perdu.
Samuel Nguiffo: Les choses changent beaucoup. La perception générale de la terre et des ressources naturelles a beaucoup à voir avec l’argent et la privatisation des droits. Au contraire, les traditions des communautés locales et autochtones veulent qu’elles aient des droits collectifs et une utilisation durable des ressources disponibles.
De nombreux peuples autochtones considèrent qu’ils font partie de la terre et des ressources, ils ne sont pas au-dessus de la nature. Par exemple, dans les communautés Baka du Cameroun, il y a une connexion claire avec la forêt et la terre. Ils se considèrent comme une partie du tout qu’est la nature, c’est pourquoi ils ne vendent pas leurs terres. J’ai récemment rencontré un Baka qui m’a dit qu’avant de traverser une rivière pour la première fois, il lui parle, il se lave le visage avec son eau puis la boit. Il m’a expliqué que pour les Baka, c’est une manière de se présenter à la rivière.
Mais aujourd’hui, la forêt est de plus en plus perçue principalement à travers le prisme économique. Cette perception de la terre et des ressources est en totale contradiction avec celle, plus spirituelle, des peuples autochtones.
À cause de cette perception économique des ressources naturelles, les jeunes perdent progressivement le sens de la valeur spirituelle des forêts et de ce qu’elles représentent traditionnellement pour leurs communautés. Certains d’entre eux considèrent de plus en plus la forêt comme une source potentielle de revenus à travers la vente des produits forestiers ou de l’argent versé par les acteurs intéressés par l’exploitation commerciale de ces mêmes produits.
L’accès aux droits et aux ressources a également un impact sur la conservation et les liens spirituels à la terre. Les communautés forestières autochtones d’Afrique centrale n’ont généralement pas le droit ou le contrôle de décider de ce qui se passera sur leurs terres et territoires ou dans les espaces proches de leur communauté. Cela a une incidence sur leur capacité à maintenir leur lien avec la terre et la forêt lorsqu’ils la perdent ou que leur accès est restreint par les industries, le gouvernement ou même les projets de crédit carbone. En fin de compte, lorsqu’ils perdent la forêt, ils perdent une partie de leur identité, ils perdent tout.
Mongabay: Un chef autochtone s’est un jour plaint de la recherche pure du profit qui ne tenait pas compte de la valeur profonde de la conservation de la nature : « De nos jours, le monde connaît le prix de tout, mais en ignore la valeur. » Sur le plan philosophique, ne tentons-nous pas de résoudre le problème de notre relation à la nature en mettant en œuvre un modèle lui-même problématique, à savoir la marchandisation générale et son introduction dans les communautés autochtones ? Pensez-vous que dans nos sociétés, qu’elles soient occidentales ou autochtones, nous oublions les valeurs autres que monétaires que nous pouvons accorder à la nature ? En d’autres termes, les incitations économiques sont-elles devenues la seule raison valable pour la protéger ?
Alondra Cerdes Morales: Une grande partie de la société est touchée par le changement climatique et cela requiert notre attention immédiate. Chaque territoire autochtone doit décider de l’approche à adopter face à ce défi. Certains refusent d’accepter une compensation monétaire pour conserver leurs terres. Mais d’autres cherchent à tirer un profit des territoires.
Et ce d’autant plus qu’il y a des envahisseurs au Costa Rica, comme les éleveurs de bétail, qui essaient de valoriser la forêt. Donc, si quelqu’un doit tirer profit de la terre [par le biais de l’élevage, de l’exploitation forestière ou des marchés du carbone], autant que ce soient nos communautés, qui les protègent depuis des générations. Ces nuances et contextes spécifiques sont la raison pour laquelle chaque territoire devrait être en mesure de définir et de choisir quelles approches adopter pour protéger ses forêts. Dans ce cas, il est logique de recevoir des fonds qui peuvent servir à soutenir les communautés plutôt que de les donner à quelqu’un qui endommagera les terres.
Les membres d’une communauté peuvent avoir besoin de traverser une rivière et donc de construire un pont. Pour construire ce pont, il faut de l’argent. Ils réfléchissent donc maintenant à ces types de ressources financières. Car le développement de la communauté nécessite également de l’argent.
Il est vrai qu’il est difficile pour certains d’établir un lien avec les forêts et la nature, ce qui les mène à ne pas voir au-delà des ressources, comme les arbres. Certaines personnes accordent de l’importance à l’argent et tentent de financer des projets sur leur territoire. Et si les communautés se réunissent pour construire comme elles l’entendent et relever elles-mêmes les défis qui se posent à elles, elles peuvent accomplir beaucoup pour le bien de la communauté.
Les plans environnementaux forestiers territoriaux contribuent à cela et impliquent tous les acteurs sociaux de la communauté, y compris les femmes, les enfants et les personnes âgées. Ce n’est pas quelque chose de nouveau au Costa Rica, c’est ce sur quoi les membres de la communauté s’appuient depuis des années dans le cadre de leur consultation REDD+.
Samuel Nguiffo: La perception selon laquelle la valeur de la terre et des ressources est purement économique ne domine pas encore dans les communautés autochtones, en particulier chez l’ancienne génération, et je ne pense pas que ce sera le cas de sitôt. Mais le fait est qu’il y a des frictions entre leurs traditions et le modèle économique lourdement imposé par le reste du monde, qui semble très attrayant pour la jeune génération. C’est une tendance inquiétante, qui pousse petit à petit les communautés vers ce nouveau modèle où l’argent prend le pas sur la culture.
À l’heure où la crise du changement climatique suggère fortement que l’humanité doit revoir sa relation avec la nature, le mode de vie frugal des peuples autochtones ne devrait pas être un modèle à remplacer par davantage de marchés, mais une source d’inspiration pour le reste du monde.
Ce changement dans les communautés autochtones est probablement le résultat de notre incapacité collective (des donateurs, du gouvernement, du secteur privé, de la société civile, des médias, etc.) à reconnaître et à protéger correctement les droits des acteurs ancestraux de la protection de l’espace et des ressources. Cela les sépare encore plus culturellement et spirituellement de leurs terres, qu’ils protégeaient de toute façon. C’est la cause première à laquelle il faut s’attaquer si l’on ne veut pas que cette tendance se poursuive. La question à laquelle il nous faut répondre est donc « Comment considérer les communautés autochtones, non pas comme une contrainte, mais comme une bénédiction pour notre diversité humaine, sociale et culturelle ? Comment reconnaître et protéger leurs droits, et comment les impliquer correctement dans les processus de gestion des terres et des ressources naturelles ? »
Je m’explique. Nous n’avons pas beaucoup d’exemples de forêts gérées pour les marchés du carbone en Afrique centrale, mais nous avons eu des discussions sur des activités de gestion forestière visant à générer des crédits carbone. Jusqu’à présent, nous avons constaté que les communautés autochtones n’étaient pas au centre de ces discussions et que leurs intérêts et leurs valeurs n’étaient pas les éléments les plus importants pris en compte, même lorsqu’elles étaient censées bénéficier du projet ou être impliquées. Le dialogue a eu lieu entre l’État, les négociants en carbone et les institutions intéressées par le commerce du carbone, mais pas avec les communautés autochtones.
Les entreprises tendent à s’adresser à l’État central, qui ne consulte pas les communautés autochtones parce qu’il considère que la forêt est sa propriété et que donc tout bénéfice potentiel qu’elle génère lui revient. Dans les pays d’Afrique centrale, l’État n’a donc pas l’obligation d’obtenir le consentement préalable, libre et éclairé des communautés autochtones. Il y a un risque élevé que cette pratique continue jusqu’à ce que les lois nationales soient changées.
La mise en place de ces marchés du carbone en Afrique centrale a plus de chances de marginaliser les communautés autochtones et de réduire leur implication dans la gestion des forêts et des terres. En conséquence, elles seront séparées culturellement et spirituellement de ces terres qu’elles ont protégées.
C’est à cause de cette absence de droits que je ne pense pas que les marchés du carbone constituent une « incitation économique » équitable pour leurs efforts de conservation. Ce que les communautés récupèrent n’est pas une part équitable de la valeur de ce à quoi elles perdent accès avec les marchés du carbone. Lorsque [les promoteurs] arrivent avec ces projets, ils décident ce qu’une communauté peut ou ne peut pas faire pour garder la forêt intacte et où elle peut ou ne peut pas vivre. Les peuples autochtones ont protégé sans être reconnus et, soudain, des droits économiques sont accordés à des personnes extérieures qui viennent avec des propositions. Ils viennent récolter tous les bénéfices sans discuter avec les habitants de la communauté, sans essayer de trouver un compromis et sans reconnaître leur lien avec les lieux sacrés, qui n’ont pas de valeur économique.
Par conséquent, le fait de venir restreindre l’accès sans reconnaître que ces communautés sont là depuis des siècles suscitera certainement de l’angoisse et des protestations dans toutes les communautés. Restreindre l’accès à un espace et à des ressources créé également de la concurrence et des conflits entre les utilisateurs, ce qui tend à éroder le respect des règles traditionnelles.
Mongabay: De nombreuses communautés autochtones et traditionnelles vivent dans des économies basées sur l’argent liquide, sont influencées par les marchés, ou peuvent être matériellement pauvres. Certains affirment que les communautés ont besoin d’emplois et d’argent pour pouvoir abandonner certaines activités non durables mais rentables, comme l’exploitation forestière, au profit de la conservation des forêts. Donc, d’un côté, il y a des communautés à court d’argent qui ont besoin de moyens de subsistance et de revenus, et de l’autre, il y a un réel besoin de protéger les forêts et les écosystèmes de grande valeur. Le recours aux crédits carbone communautaires n’est-il pas, à défaut d’être la solution idéale, le meilleur moyen dont nous disposons à ce jour pour résoudre ces deux problèmes ?
Alondra Cerdes Morales: Ce n’est peut-être pas la seule option, mais c’est celle dont nous disposons dans l’immédiat. Il pourrait y avoir un autre moyen, mais tout dépend de la manière dont les communautés veulent approcher les marchés du carbone, ce que certaines d’entre elles veulent faire. Au Costa Rica, les communautés veulent agir sans causer de préjudice et en veillant à ce que leurs actions soient conformes à leur identité.
Par exemple, dans les Caraïbes méridionales du Costa Rica, les communautés autochtones comptent sur le produit de cultures telles que le cacao pour soutenir les actions qui renforcent leurs activités traditionnelles et favorisent le développement des compétences au sein des communautés. C’est le même raisonnement avec les marchés du carbone. Avec les ressources qu’ils apportent, elles construisent des écoles où les anciens peuvent enseigner des pratiques agricoles durables, la langue et les connaissances ancestrales aux plus jeunes. Si l’on considère les choses sous cet angle, les différents projets peuvent être l’occasion pour les communautés de construire des choses pour que les générations futures puissent elles aussi poursuivre leur travail.
Ils encouragent donc les projets de développement communautaire et soutiennent différentes initiatives dans les zones communautaires. Par exemple, certaines communautés demandent comment les marchés du carbone vont les inclure dans le projet et tentent de lancer des initiatives dans des régions dépourvues de forêts. Ils collaborent à la construction de pépinières forestières ou à la promotion de l’écotourisme et s’engagent également dans la sauvegarde des aquifères, les efforts de reboisement et la défense des pratiques agricoles biologiques. Ils essaient de mettre en place des projets dans la communauté dont tout le monde peut bénéficier, tout en recherchant un équilibre dans le système de régénération forestière qui permet une utilisation durable et efficace des ressources.
Nous sommes conscients que nos moyens de subsistance dépendent de la forêt et nous nous engageons à continuer à en prendre soin pour les générations futures. Et ce doit être fait dans une optique participative, en veillant à ce les femmes, les jeunes et les personnes âgées soient consultées. Il est important de s’assurer que ces opportunités de développement sont alignées sur des activités qui bénéficieront à l’ensemble de la communauté.
Ce n’est peut-être pas parfait, mais ces projets peuvent contribuer à l’équilibre dont nous avons besoin au sein de la communauté. C’est pourquoi il est important que la communauté décide de ce qu’elle veut faire, de la manière dont elle veut le faire et des personnes qui seront impliquées afin qu’elle puisse diriger le processus, comme c’est le cas au Costa Rica. Nous entretenons un dialogue étroit avec le gouvernement, qui fait participer les populations autochtones. À mon avis, c’est là la principale différence avec les autres pays en ce qui concerne les marchés du carbone et les projets de développement, ce qui donne lieu à des perspectives différentes.
Samuel Nguiffo: Je pense que le marché et le système du carbone sont clairement conçus dans la continuité de la marchandisation de la nature que nous avons vue dans le passé, en commençant par l’exploitation forestière et en essayant progressivement d’impliquer d’autres ressources, espaces et services (produits forestiers non ligneux, plantes médicinales, condiments, tourisme, etc.). Le fait est qu’aucune de ces entreprises n’a pleinement profité aux populations autochtones, qui souffrent encore de leurs effets néfastes. Il est très probable que les marchés du carbone suivront les mêmes tendances. Premièrement, les revenus seront basés sur le travail de conservation réalisé par les communautés autochtones au cours des siècles passés et deuxièmement, des restrictions sur l’accès à l’espace et aux ressources seront imposées aux membres des communautés autochtones.
Je ne comprends pas pourquoi le marché devrait être la seule solution à ces problèmes. Il est très clair que les forêts devraient servir à séquestrer du carbone. Il est aussi très clair que les communautés locales et autochtones sont capables d’aider à cela. C’est ce qu’elles font depuis des générations et elles peuvent continuer à le faire. Plutôt que d’attendre de ces communautés qu’elles participent au marché, il faudrait trouver d’autres manières de les récompenser. Nous avons besoin de plus de créativité.
Il convient de noter qu’en fin de compte, le montant des recettes n’est même pas réparti équitablement entre les différents acteurs. En effet, les parties les plus puissantes dans les transactions prennent la plus grosse part du gâteau, et très peu ruisselle, même si les terres des communautés sont incluses dans la conception du piégeage du carbone.
C’est là le problème principal : les acteurs extérieurs prennent le contrôle des terres des communautés puis en limitent l’accès afin de profiter du marché du carbone pour générer des revenus qu’elles sont rarement prêtes à partager équitablement avec les communautés. Elles décident de ce que les communautés recevront, mais ce n’est pas une façon juste de partager les ressources.
En fin de compte, s’il y a un marché, la plus grande part de l’argent doit revenir à la communauté locale, car un projet ne peut être véritablement durable que si la communauté se l’approprie et participe pleinement.
Mongabay: Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la prochaine génération de membres des communautés autochtones et traditionnelles qui seront peut-être élevés à proximité de forêts ancestrales qu’il faudrait désormais protéger pour en tirer des revenus ? Quelle est leur relation avec les anciens, qui peuvent être porteurs de valeurs traditionnelles ? Ces marchés peuvent-ils avoir un impact à long terme sur les jeunes et sur le fossé générationnel ?
Alondra Cerdes Morales: Bien sûr qu’il y a des écarts, c’est pourquoi nous avons travaillé sur nos plans environnementaux forestiers territoriaux. À cause du fossé qui se creuse entre la manière dont les jeunes et les anciens voient la terre. Ces marchés peuvent en effet empirer la situation. Il y a également d’autres problèmes qui y contribuent. Parfois, les anciens refusent de partager leurs connaissances, croyances et valeurs traditionnelles, car, selon eux, les jeunes ne sont pas attentifs ou intéressés. Et avec l’arrivée de la technologie, des smartphones, de l’électricité, de la télévision, les jeunes générations se désintéressent de leur culture et des valeurs traditionnelles. Aujourd’hui, ils ne veulent plus apprendre la cuisine traditionnelle ou leur langue maternelle, ce qui les rend plus susceptibles de perdre leur connexion avec les terres et les territoires.
Les plans environnementaux forestiers territoriaux pour les projets de carbone sont élaborés en pensant aux générations futures afin qu’elles puissent continuer à sauvegarder la culture et les systèmes de valeurs. Nous avons travaillé sur ces plans pour nous assurer que les nouvelles générations ne voient pas seulement les bénéfices monétaires de la forêt.
Face à l’ampleur grandissante de ces valeurs et du marché du carbone, nous espérons que ces projets aideront à modeler la valeur que les jeunes générations donnent à la nature et les motiveront à la protéger sans aucune compensation financière. Nous essayons donc de mettre en place et de créer des conseils locaux dans les écoles afin qu’ils puissent voir et ressentir l’importance de leur identité et de leur culture. J’espère que cela les aidera à renouer avec leurs racines et leur terre.
Samuel Nguiffo: Nous travaillons avec de jeunes autochtones, y compris des étudiants de l’université, et nous percevons un risque que la valeur monétaire de la forêt devienne le principal moteur de leurs actions à l’avenir. C’est une catastrophe, car leurs aïeux ne considéraient pas la forêt uniquement pour sa valeur économique. Pour eux, les forêts étaient source de vie (ce qui inclut les revenus, mais ne s’y limite pas).
La surestimation de la valeur économique de la forêt peut avoir pour conséquence immédiate de négliger la transmission de la connaissance de la forêt et de ses ressources par les parents et les grands-parents, et entraînera une perte irréversible de cette culture inestimable.
Dans certains cas, pour la jeune génération, les anciens de la communauté ont été affaiblis par le système et obligés de changer pour favoriser le développement, ce qui les a rendus incapables de protéger la terre et les ressources. La façon dont les peuples autochtones ont été traités jusqu’à présent, en refusant de reconnaître leur autorité, leurs droits fonciers, leur connaissance unique de la forêt et des moyens de la conserver, ainsi que le caractère incomparable de leur culture, compromet l’autorité des anciens et leur capacité à rester des modèles pour la jeune génération. Ils sont considérés comme ayant également renoncé au contrôle et à la propriété de leurs terres, de leurs territoires et de leur culture.
Mongabay: IExiste-t-il un moyen pour les communautés d’utiliser et de comprendre les marchés du carbone sans éroder leurs valeurs traditionnelles et leurs relations avec les forêts ancestrales ? Pensez-vous que les crédits carbone à haute intégrité peuvent inclure des initiatives visant à maintenir et à renforcer les relations traditionnelles avec les terres ancestrales ?
Alondra Cerdes Morales: En tant que peuples autochtones, nous vivons selon nos modes de vie traditionnels depuis des générations. Je pense que le marché du carbone aura un impact sur la communauté, mais si les conditions sont discutées clairement avant l’exécution des projets, les conséquences peuvent être plus sûres pour les deux parties.
Une grande part de notre culture et de notre spiritualité a été affectée par la religion chrétienne et le développement, bien que certains aspects de ce dernier soient nécessaires aux communautés. Au contraire, nos valeurs et nos croyances devraient être respectées et intégrées aux projets afin d’obtenir des résultats durables. Par exemple, les cliniques financées par un projet carbone devraient inclure le recours à la médecine traditionnelle, les écoles construites dans le cadre de ces projets devraient enseigner la langue autochtone locale, la construction de maisons pour la communauté devrait suivre les méthodes traditionnelles.
Il faut repenser la manière dont ces projets sont réellement mis en place dans nos communautés. On ne peut pas revenir en arrière, mais peut-être peut-on renouer avec une vision spirituelle ancestrale de la forêt et la considérer comme sacrée. Cela peut être intégré au marché du carbone et au système de gouvernance afin de rendre ce processus d’échange juste et productif pour les deux parties.
Nous essayons toujours de renforcer notre communication avec le gouvernement et de développer des mécanismes qui nous aident à renforcer notre lien spirituel avec les forêts et les ressources naturelles. Si un projet se présente, nous espérons solliciter le point de vue et la participation de chacun, afin de nous assurer que nous n’aurons pas à faire de compromis sur le développement.
Dans notre monde moderne, il est impossible de faire abstraction de l’argent et de la technologie. Le retour en arrière n’est pas une option. Cependant, je crois qu’une meilleure appropriation passe par l’éducation, la sensibilisation et la transmission des savoirs traditionnels au sein des foyers et des communautés. Cela implique également d’intégrer la valeur de la conservation dans tous les projets entrepris par la communauté. Si une communauté est bien informée, dotée de ressources et de moyens d’action, les facteurs externes ne peuvent pas l’influencer et constituer une menace sérieuse.
Samuel Nguiffo: Il pourrait s’agir d’un élément à prendre en considération. Mais je pense que les marchés du carbone auront inévitablement un impact sur la culture des communautés et sur leur perception de la nature. La seule différence réside dans le temps qu’il faudra avant d’observer les conséquences.
Les dix dernières années ont vu de nombreuses discussions au sujet des pays du Nord et des organisations philanthropiques qui fournissent des fonds pour aider les communautés locales et autochtones à protéger la biodiversité et à contribuer à la séquestration du carbone en vue de réduire les émissions. Le soutien nécessaire ne devrait pas être constitué d’instruments de marché et pourrait, par exemple, faire partie de l’aide au développement. Je ne comprends pas pourquoi le marché devrait être l’outil privilégié, voire le seul, pour soutenir les communautés.
Nous n’avons pas beaucoup d’exemples de communautés autochtones qui participent aux marchés du carbone. Mais il y a quelques années, nous avons lancé un projet pilote avec la communauté Baka dans la région Est du Cameroun, afin de l’aider à protéger sa forêt communautaire. L’objectif était de s’assurer qu’elle ne participerait pas au commerce du bois, qu’elle conserverait la forêt sans l’exploiter et qu’elle serait financièrement récompensée pour l’effort de protection fournit. Cette structure est similaire à celle des marchés du carbone, à la seule différence que la compensation provenait d’un donateur international et non des marchés du carbone.
Avec le soutien du donateur, nous avons essayé d’encourager les communautés à s’impliquer dans la protection des forêts. L’administration publique de la région nous a alors dit qu’il n’y avait pas de place dans la législation pour la protection d’une forêt communautaire et que celle-ci devait être exploitée à la place. Pour l’administration, les forêts communautaires devaient être exploitées, car c’est ce pour quoi elles étaient conçues (cette conception évolue lentement, car les forêts communautaires ont été largement vidées par l’exploitation forestière). Les communautés autochtones ont été soumises à une forte pression et, en fin de compte, elles n’ont pas réussi à se protéger et se sont lancées dans l’exploitation forestière, perdant à la fois la forêt et le soutien financier du donateur. La législation nationale est nécessaire pour soutenir les forêts et devrait être adaptée pour soutenir les droits des communautés locales et autochtones, afin de leur donner plus d’options.
Mongabay: Hypothétiquement, que se passerait-il si le prix de la protection d’une forêt ou d’une savane diminuait ? Ou s’il n’y avait plus de projets de crédit carbone ? Les communautés ne protégeraient-elles plus ces écosystèmes, qui pourraient alors être menacés de déforestation par d’autres activités industrielles ou à petite échelle ? Ce cadre dépend-il d’un flux constant d’argent ou existe-t-il des systèmes permettant d’assurer la durabilité de la conservation par la foresterie communautaire à l’avenir ?
Alondra Cerdes Morales: IJe pense que les communautés protégeraient la forêt et les ressources même s’il n’y avait pas de bénéfices monétaires, parce que c’est ce qu’elles font depuis des générations. Cependant, pour prévenir activement leur destruction, il faudrait mettre en place des mécanismes juridiques appropriés, car ces communautés sont menacées par des mineurs et des bûcherons illégaux qui causent beaucoup de dégâts.
Samuel Nguiffo: Je pense que lier la protection de la forêt à un prix de marché sera une erreur majeure, car cela ne pourra jamais rendre justice à ces écosystèmes complexes. Nous ne devrions pas nous mettre collectivement dans une situation où l’argent est la seule, ou du moins la principale, motivation pour protéger la forêt. Les forêts sont beaucoup plus importantes et devraient recevoir la plus haute priorité en raison de la diversité et de la complexité uniques de leur valeur.
Image de bannière : Une grenouille Agalychnis lemur, au Costa Rica. Image de Rhett A. Butler/Mongabay.
Article original publié en anglais: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2024/05/are-carbon-credits-another-resource-for-cash-grab-interview-with-alondra-cerdes-morales-samuel-nguiffo/
Les crédits de carbone forestier et le marché volontaire : une solution ou une diversion ?