- En 2017, une équipe de chercheurs du Royaume-Uni et de la République du Congo a annoncé la découverte d'une immense tourbière d’une taille équivalente à un quart du territoire français métropolitain dans le bassin du Congo.
- Parfois appelée Cuvette centrale, cette tourbière couvre 145 529 km² entre le Nord de la République du Congo et de la République démocratique du Congo, et contient une quantité de carbone 20 fois supérieure aux émissions annuelles dues à la combustion de ressources fossiles des États-Unis.
- Aujourd’hui, les tourbières du bassin du Congo sont relativement intactes et abritent quelques communautés humaines et une biodiversité très riche. Elles pourraient toutefois être menacées par le potentiel agricole ou d’exploitation pétrolière, gazière et forestière qu’elles présentent.
- Ce qui a mené les chercheurs, les partisans de la conservation et les gouvernements à se pencher sur les moyens de protéger et de mieux comprendre les tourbières dans l’intérêt des personnes et des animaux qu'elles abritent et ainsi que de l'avenir du climat mondial.
Cet article est le premier d’une série en quatre parties sur les « les tourbières du bassin du Congo ».
L’idée était a priori simple. Il y a, dans le bassin du Congo, un immense marais relativement inconnu du reste du monde, si ce n’est pour les quelques humains et l’étonnante variété d’animaux sauvages qui y résident, et ce marais est l’endroit idéal pour trouver un sol riche en carbone : la tourbe.
Simon Lewis, un phytoécologiste qui avait exploré la région et contacté des chercheurs locaux, se doutait fortement de ce qui se cachait juste sous la surface de cette partie de la deuxième plus grande forêt tropicale du monde. Il s’est donc attelé à la tâche, montant une équipe de chercheurs britanniques et congolais, dont Greta Dargie, doctorante à l’époque.
Dès le début, les premiers relevés d’images satellites effectués par l’équipe pour observer la topographie, la végétation et la répartition de l’eau dans la région ont suggéré qu’il s’agissait d’une tourbière prometteuse. L’étape suivante consistait à se rendre sur place et à plonger leurs outils dans la terre, dans une série de moments décisifs qui allaient soit confirmer leur intuition, soit les laisser les mains vides, maculées de la terre sombre de cette forêt marécageuse reculée.
Ils sont, à leur grande satisfaction, bien loin d’être rentrés les mains vides. Plusieurs autres expéditions ont même été lancées, avec une équipe toujours plus étoffée, afin de lever le voile sur ce qui fait fonctionner les tourbières tropicales. Aujourd’hui, ces révélations ont modifié notre façon de concevoir la place de la tourbe dans le tableau climatique général.
Mais il s’est avéré que l’accès aux tourbières était tout sauf simple.
La confusion quant à la validité des papiers et autorisations de l’équipe a mené à la courte détention de ses membres à Impfondo, capitale du département du Likouala, en République du Congo. Une fois dans les tourbières, ils ont fait face à la « boue mouvante », qui les aspirait jusqu’aux hanches, aux températures étouffantes et à l’air saturé d’humidité. Les chercheurs ont également été confrontés à l’ironie de devoir glaner de l’eau potable dans les trous laissés par des crocodiles alors même qu’ils étaient entourés de marécages détrempés.
Et comme si survivre n’était pas déjà assez compliqué, il leur fallait également travailler, chose qui, selon G. Dargie et S. Lewis, n’aurait pas été possible sans l’aide des communautés qui vivent dans la région. Au cours de plusieurs expéditions entre 2012 et 2014, l’équipe a procédé à la réalisation de plusieurs transects couvrant entre 20 et 30 kilomètres d’affilée, chacun sur plusieurs jours. Ils s’arrêtaient, parfois tous les 250 mètres, pour prélever des carottes de terre.
S. Lewis, enseignant-chercheur à l’Université de Leeds et au University College de Londres et directeur de thèse de G. Dargie, a déclaré qu’ils n’opéraient qu’avec « l’intuition » que la zone humide pouvait en réalité être une tourbière.
Et « partout où nous sommes allés, c’est ce que nous avons trouvé », a poursuivi S. Lewis.
Les preuves qu’ils ont réunies ont confirmé que ce « complexe de tourbières » est le plus important des tropiques et qu’il était plus de cinq fois plus grand que ce que les chercheurs avaient précédemment supposé. Souvent désigné comme « tourbières de la Cuvette-centrale », en rapport à la province de République du Congo éponyme qui en abrite une partie, le complexe couvre en réalité 145 529 km², soit environ un quart du territoire français métropolitain, à cheval sur la frontière avec la République démocratique du Congo (RDC).
La thèse de doctorat de G. Dargie publiée en 2015 et un rapport paru en 2017 dans la revue Nature ont rendu les chiffres publics, faisant des vagues dans la communauté scientifique. Et pour cause.
« Ce sont des résultats absolument choquants », a déclaré S. Lewis, coauteur avec G. Dargie de l’article publié dans Nature, à Mongabay. « Comment ne peut-on jamais avoir cartographié 145 000 km² de tourbière ? »
En outre, dans les entrailles de cette immense tourbière se trouve un dépôt de plus de 30 milliards de tonnes de carbone, soit environ deux tiers de la quantité séquestrée par la forêt tropicale du Congo.
Ces révélations ont presque immédiatement suscité un regain d’intérêt pour les tourbières. Il est clair qu’elles sont un élément essentiel du bilan carbone mondial. Mais les chercheurs doivent maintenant comprendre comment ces tourbières se sont formées, si elles sont uniformes à la surface et comment elles ont réagi aux précédents chocs climatiques. Autant de questions qui permettront de déterminer dans quelle mesure le carbone reste enfermé en toute sécurité.
À plus court terme, les concessions d’exploitation forestière, pétrolière et gazière couvrent une grande partie de la superficie des tourbières dans les deux pays. San compter que le spectre de l’industrie agricole spécialisée dans le palmier à huile se profile à l’horizon, bien qu’il semble pour l’instant distant. En effet, les producteurs d’Asie du Sud-Est, en quête de nouvelles terres à exploiter, tournent leur regard vers l’Afrique.
Aujourd’hui, la Cuvette centrale semble assez bien intacte. Les chercheurs pensent néanmoins que jouer avec l’hydrodynamique de ces tourbières, par exemple en construisant des routes ou en les drainant complètement pour les rendre utilisables pour l’agriculture, pourrait provoquer un désastre à cause le carbone qui y est stocké.
« Je pense que nous devons protéger ce qui est valorisé », a expliqué S. Lewis. « Nous devons savoir où se trouvent ces tourbières. Ce sont d’immenses réserves de carbone, et il faut éviter qu’elles ne soient accidentellement asséchées, libérant au passage d’énormes quantités de gaz dans l’atmosphère. »
Des chiffres à clarifier
Dans la plupart des forêts tropicales, le processus de décomposition commence presque immédiatement après que les feuilles, les branches et autres matières organiques frappent le sol. Les insectes, les bactéries et les champignons s’y attaquent immédiatement, amorçant ainsi le processus de décomposition rapide, favorisé par le climat chaud et humide de la région. L’un des sous-produits de ce processus est le carbone, fraîchement délié de la matière organique autrefois vivante si abondante dans les forêts tropicales.
Dans les zones marécageuses où la tourbe se forme, cependant, le sol est tellement engorgé que la matière organique morte se décompose bien plus lentement. L’engorgement, selon S. Lewis, conduit à « cette accumulation de carbone, de matière végétale semi-décomposée que nous appelons la tourbe ». Ainsi, plutôt que d’être libéré dans l’atmosphère, le gaz est en fait piégé par cette décomposition ralentie.
Au fil du temps, et surtout des millénaires, la tourbe s’accumule, couche après couche. Les chercheurs estiment que le complexe de tourbières de la Cuvette centrale a commencé à se former il y a environ 10 600 ans, bien que certaines parties de celui-ci puissent être encore plus anciennes.
« Nous trouvons qu’une forêt de 400 ans est vieille, jusqu’à ce que nous nous intéressions au sol sous nos pieds », a déclaré Julie Loisel, professeure adjointe et spécialiste des écosystèmes à l’université A&M Texas, qui étudie les tourbières du monde entier mais n’a pas participé aux recherches sur la Cuvette centrale. « Il a 10 000 ans. »
Mais avant que l’équipe ne commence à prélever des carottes dans la Cuvette centrale en 2012, la science ne savait que peu de choses sur ce qui se trouvait sous nos pieds.
« Il y avait quelques… chiffres très vagues », a déclaré Susan Page, professeure et écologiste à l’Université de Leicester et coauteure de l’étude publiée dans Nature en 2017. Les chercheurs savaient qu’une zone humide gargantuesque s’est répandue sur les frontières des deux Congo, mais ils ignoraient quelle quantité de tourbe elle contenait. Les estimations antérieures donnaient une tourbière bien plus petite que la zone équivalente à un quart de la France que l’équipe de S. Lewis a fini par trouver.
À la fin des années 2000, S. Lewis s’est efforcé de comprendre le carbone séquestré en surface par les forêts du bassin du Congo. Mais les zones humides du nord de la République du Congo ont piqué son intérêt. Lors d’une visite à Brazzaville, la capitale du pays, il a décidé de voir s’il pouvait trouver des chercheurs locaux avec qui travailler sur un projet dans ce pays.
Dans cette partie de l’Afrique, le grand fleuve Congo s’étend à travers les forêts de la région. Il est deuxième après l’Amazone en termes de débit entre le bassin du Congo et l’océan Atlantique. En outre, la pente sur laquelle serpente et s’écoule le fleuve ne représente que 115 m sur les 1 740 km qui séparent ces deux points. L’angle assez peu prononcé créé par ce terrain permet à l’eau de quitter le lit de la rivière et d’envahir la forêt environnante. Il est envisageable, sinon possible, que de la tourbe se forme dans cette partie du monde depuis un certain temps.
« Simon a dit, en gros, “je pense que ça pourrait être assez tourbé au milieu du bassin du Congo” », a confié Ian Lawson, coauteur de l’étude publiée dans la revue Nature en 2017, chargé de cours et paléoécologiste à l’Université de St Andrews en Écosse.
Selon Edward Mitchard, également coauteur de l’article de 2017 et professeur de cartographie mondiale à l’Université d’Édimbourg, les premières images satellites qu’ils ont examinées étaient étonnamment comparables à celles des tourbières d’Indonésie et d’Amazonie péruvienne. Les informations recueillies à l’aide d’un radar permettant de distinguer les forêts inondées de celles qui ne le sont pas, ainsi que de capteurs satellites sensibles à la présence de plantes marécageuses, ont suggéré que les environs pouvaient être tourbeux.
S. Lewis a donc commencé à concevoir un projet pour déterminer si la Cuvette centrale contenait effectivement de la tourbe. L’objectif était également de chiffrer l’étendue, la profondeur et la teneur en carbone de la tourbière, pour peu qu’il y en ait effectivement une. En 2017, année de la découverte du complexe de la Cuvette centrale, S. Lewis et un groupe croissant de chercheurs du monde entier ont créé CongoPeat, un projet sur cinq ans visant à étudier les implications scientifiques et politiques d’une tourbière si grande dans le bassin du Congo.
En un sens, la découverte de cette réserve de carbone s’apparente à celle d’un immense trésor enfoui. C’est toutefois le genre de trésor qui n’a de valeur que s’il reste sous terre. Si les procédés qui détrempent le sol et ralentissent la décomposition venaient à être trop perturbés, ce trésor pour le climat futur de la planète disparaîtrait avec le carbone qui s’échappera dans l’atmosphère.
L’un des exemples les plus frappants des conséquences de la transition d’un puits à une source de carbone s’est produit au cours des dernières décennies en Asie du Sud-Est. Comme dans de nombreuses régions du monde, les agriculteurs y brûlent traditionnellement le couvert forestier afin de défricher les terres. Mais la tourbe, sèche et riche en carbone, est un excellent combustible. Elle se consume même en profondeur, rendant les feux de tourbières difficiles à éteindre. Ce fut le cas en Indonésie en 2015. Des incendies liés à la conversion des tourbières se sont propagés de manière incontrôlée, recouvrant l’Asie du Sud-Est d’une fumée nocive qui, selon les scientifiques, a entraîné la mort prématurée de plus de 100 000 personnes.
Toutefois, la combustion de la tourbe ne se contente pas de libérer de la matière particulaire mortelle. Afin de sauver des gisements de tourbe vierges, combattre leur conversion et restaurer ceux qui ont été perturbés par l’activité humaine, l’Indonésie, la République du Congo et la RDC se sont réunies pour former l’Initiative mondiale pour les tourbières qui vise à les préserver partout à travers le globe. Selon l’Initiative, les tourbières qui ont été drainées ou brûlées libèrent 2 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère chaque année, soit environ 5 % de toutes les émissions liées à l’activité humaine (ou budget carbone mondial).
« Les émissions de gaz à effet de serre causées par la dégradation des tourbières [sont] devenues la principale source de carbone dans de nombreux pays riches en tourbe », a déclaré Jiren Xu, chercheur adjoint à l’Université de Glasgow en Écosse, dans un courriel à Mongabay.
Le potentiel de réchauffement climatique de tout le carbone stocké dans la Cuvette centrale est pour l’instant dormant. Mais si l’eau qui permet de ralentir le processus de décomposition venait à être drainée ou si le réchauffement climatique provoquait son évaporation, ce serait comme ouvrir une porte qu’on ne pourrait plus fermer. De l’un des plus importants réservoirs de carbone au monde, les tourbières se transformeraient rapidement en une source qui pourrait contribuer au réchauffement climatique à grande échelle.
Il faut protéger les tourbières
Parallèlement aux recherches scientifiques menées sur les tourbières, des moyens de les protéger sont mis au point. Parmi les différentes mesures, la plus marquante a été la signature de la déclaration de Brazzaville en 2018, qui a réuni l’Indonésie, la République du Congo et la RDC dans un appel à la conservation des tourbières tropicales. D’après le Programme des Nations Unies pour l’environnement (UNEP), l’objectif était « d’assurer la protection des bénéfices fournis par les écosystèmes de tourbières » en s’appuyant sur l’expérience de l’Indonésie dans le domaine.
Selon Lera Miles, experte technique principale du Centre mondial de surveillance de la gestion de la conservation de la nature du PNUE (UNEP-WCMC) et membre de l’équipe CongoPeat, il ne s’agit pas là du premier effort de protection dans la région.
« La RDC et la République du Congo avaient déjà créé des sites Ramsar et des aires protégées nationales bien avant que nous nous rendions compte de l’étendue des tourbières ou que la déclaration de Brazzaville ne soit signée », a expliqué Dr Miles dans un courriel adressé à Mongabay. « Les stocks de carbone des tourbières ne font que souligner l’importance de protéger ces terres, mais elles étaient déjà reconnues comme habitat essentiel pour la faune. »
La Convention de Ramsar est un accord international signé en 1971 qui identifie les zones humides clés, tourbières ou non, dans l’espoir de les protéger et de préserver les services écosystémiques qu’elles fournissent.
Des organisations internationales comme les Nations Unies ont encouragé des mécanismes de financement visant à promouvoir à la fois le développement économique et la conservation par des approches telles que la REDD+ (réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts) et le Fonds vert pour le climat. Les entreprises ont également manifesté leur volonté de financer en partie la protection des zones humides comme moyen de compenser leurs propres émissions de carbone.
Il n’est pas certain que ces solutions apportent un soutien suffisant en termes de compensation pour repousser les tentations d’exploitation des tourbières de la Cuvette centrale ou d’extraction des ressources qu’elles contiennent. La croissance économique de l’Indonésie a par exemple mené au drainage de ses tourbières afin de les remplacer par des cultures à forte demande comme celle du palmier à huile.
« Il est vrai après tout que, les ressources qu’abritent tourbières et forêts n’étant pas des biens publics mondiaux mais relevant de la souveraineté des États, nous serions parfaitement légitimes à les convertir en activités minières, agricoles ou extractives, afin d’impulser notre développement », a déclaré Arlette Soudan-Nonault, ministre de l’Environnement, du Développement durable et du Bassin du Congo, dans un courriel adressé à Mongabay. « C’est exactement ce qu’ont fait les pays industrialisés pour impulser le leur. »
Les scientifiques et les groupes de conservation se sont ralliés à la nécessité de soutenir la RDC et la République du Congo, et de le faire le plus tôt possible.
« Nous devrions faire tout ce que nous pouvons pour soutenir les deux Congo afin de protéger ces tourbières, parce qu’elles sont importantes pour le monde entier », a déclaré S. Page
A. Soudan-Nonault a fait écho à ce sentiment, appelant « les pays riches et pollueurs… [à] construire un agenda commun en soutenant nos efforts de façon correcte. »
D’une certaine manière, la situation semble propice à une protection et une conservation efficaces, notamment en raison de l’éloignement, de la faible densité de population et du caractère intact des tourbières. S. Lewis, quant à lui, voit cela à la fois comme une opportunité et un danger : « Si nous ne parvenons pas à développer des solutions pour empêcher ce carbone de s’échapper, tout en protégeant la biodiversité et en améliorant la qualité de vie et les moyens de subsistance des quelques personnes qui vivent à proximité de ces tourbières… Alors nous ne pourrons le faire nulle part. »
« Tout est dans la bonne configuration pour faire quelque chose de vraiment impressionnant et positif dans le centre du Congo. »
Les réserves exceptionnelles de carbone contenues dans les tourbières de la Cuvette centrale ont dominé une grande partie du débat sur la valeur du paysage, et peut-être à juste titre. En plus d’être le plus grand complexe de tourbières tropicales, elles contiennent 20 fois la quantité de carbone émise par la combustion de ressources fossiles par les États-Unis, deuxième émetteur mondial.
Ce « carbone ancien » de la Cuvette centrale, comme l’appelle S. Page, augmente de plus d’un tiers le stock connu de carbone des tourbières tropicales, portant son total à 105 milliards de tonnes dans le monde entier. La densité en carbone de ces zones est incroyable, surtout si l’on considère qu’elles ne couvrent que 3 % des terres de la planète. Elles représentent de plus l’accumulation de toute une ère : une partie de ce carbone date du début de l’Holocène, il a donc près de 12 000 ans.
« Cette formation à long terme fait des tourbières tropicales l’une des réserves de carbone les plus importantes au monde », a déclaré J. Xu, qui n’a pas participé à l’étude publiée dans Nature en 2017.
Ce qui ne fait que souligner l’importance de la RDC et de la République du Congo, qui sont désormais les pays tropicaux possédant respectivement les deuxième et troisième plus grands dépôts de tourbe au monde, après l’Indonésie.
Mais la valeur des tourbières de la Cuvette centrale ne se limite pas à son sous-sol.
Grâce, en partie, à l’emplacement reculé de la région, la biodiversité y est extrêmement riche. Les gorilles des plaines de l’Ouest (Gorilla gorilla gorilla) et les éléphants de forêt d’Afrique (Loxodonta cyclotis), deux espèces en danger critique selon l’UICN, vivent dans la région. C’est également le cas de notre closest living relativesplus proche cousin actuellement en vie, le bonobo (Pan paniscus).
« C’est l’un des écosystèmes les plus intacts et les plus reculés de la planète », a déclaré E. Mitchard.
Ces forêts abritent également depuis bien longtemps des communautés humaines, qui profitent de l’abondance du poisson, du bois de chauffage et du gibier, et ce depuis des centaines, voire des milliers d’années. La région reste cependant peu peuplée à ce jour, ce qui est une raison clé pour laquelle ces tourbières sont relativement peu perturbées par rapport à celles de l’Asie du Sud-Est.
« Le fait qu’elles soient si reculées est important », a déclaré Ian Lawson. « Cela les rend semblables à des réserves naturelles. »
Des menaces rampantes
Nous ignorons combien de temps les tourbières de la Cuvette centrale continueront à servir de sanctuaire à la faune et à l’homme ainsi que de réserve de carbone. Pour le savoir, il faut à la fois les étudier plus avant, mais aussi se confronter à un ensemble complexe de facteurs susceptibles de les détruire.
L’accès aux tourbières est difficile, comme en attestent G. Dargie, aujourd’hui chercheuse à l’Université de Leeds, et ses collègues. Peu de routes relient la région à des zones plus peuplées. Et une fois sur place, il faut soit s’armer de patience, soit d’un bateau pour traverser des hectares de marais gorgés d’eau. Jusqu’à présent, ces obstacles ont maintenu la plupart des tourbières de la Cuvette centrale intactes. Mais il n’est pas certain que les obstacles à l’entrée l’emportent longtemps sur les avantages potentiels à tirer de la valorisation des tourbières à des fins visiblement plus lucratives.
Ces dernières années, les deux Congo ont manifesté leur intérêt pour l’exploitation du pétrole et du gaz qui pourraient se trouver sous la tourbe, en octroyant des concessions à des entreprises dans le cadre d’un appel d’offres. Les combustibles fossiles sont eux-mêmes des stocks de carbone particulièrement ancien, les gisements de pétrole et de gaz étant vieux de plusieurs millions d’années, et leur présence découle d’un ensemble de processus différent de celui de la tourbe
Fin 2019, deux compagnies pétrolières opérant en République du Congo, troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, ont annoncé la découverte sous les tourbières d’un gisement si important qu’il pourrait presque quadrupler le rendement du pays. Les experts ont immédiatement mis en doute ces affirmations, estimant qu’elles étaient probablement exagérées, et la question du coût de l’extraction du pétrole et du gaz dans un endroit aussi reculé a été soulevée. Pourtant, le ministère des Hydrocarbures du pays continue de répertorier cinq concessions pétrolières disponibles dans sa partie du complexe de tourbières, qui ont été liées à de grandes multinationales comme le français Total et l’italien ENI.
Aucune des deux sociétés n’a souhaité émettre de commentaires, malgré les sollicitations répétées.
Selon les chercheurs, plus de données sont nécessaires pour comprendre comment l’extraction de pétrole et de gaz pourrait affecter la tourbe. C’est, par ailleurs, l’axe de recherche sur lequel travaillent actuellement S. Lewis et ses collègues. Les promoteurs et certains chercheurs affirment que les techniques généralement associées au forage en mer, qui font appel à des hélicoptères et à des plates-formes « flottantes », évitant ainsi la construction de routes, pourraient minimiser les impacts de l’extraction.
« Je pense qu’il est possible de sauver une tourbière et d’extraire le pétrole de son sous-sol », a déclaré Katherine Roucoux, maîtresse de conférence à l’université de St Andrews et paléoécologue spécialisée dans les tourbières amazoniennes. Elle a toutefois souligné qu’il était difficile de préserver le carbone piégé dans la tourbe tout en extrayant du pétrole et du gaz, ce qui aurait pour effet d’en émettre davantage dans l’atmosphère.
« Ce que je veux dire, c’est que l’ironie est telle que c’en est ridicule », a-t-elle ajouté. « Ça ne doit évidemment pas être fait. »
Il y a en outre une inconnue supplémentaire : le risque de marée noire. Une fois de plus, les chercheurs ne sont pas certains que cela aurait un impact sur l’hydrodynamique des tourbières, bien que les données de celles d’Amazonie suggèrent qu’elles pourraient être destructrices, en particulier pour les communautés humaines de la région.
Les groupes de défense de l’environnement ont récemment décroché une victoire de taille. En effet, les autorités compétentes de la RDC ont récemment supprimé les concessions qui se chevauchaient avec le parc national de la Salonga, qui abrite une partie des tourbières et se trouve être un sanctuaire riche en faune et l’habitat des bonobos notamment. D’autres concessions accordées en 2018 restent toutefois en place.
De nouvelles concessions forestières ont même été distribuées sur les tourbières. En effet, le gouvernement de la RDC a récemment pris la décision de mettre fin à un moratoire de longue date sur l’attribution de nouveaux permis d’exploitation, suscitant la colère de nombreuses organisations de conservation et de la société civile. Selon les cartes établies par Greenpeace, la plupart des tourbières sont en fait couvertes par des concessions accordées soit au secteur forestier, soit au secteur pétrolier et gazier, voire aux deux en même temps. Les chercheurs et les organisations de défense de l’environnement, dont Greenpeace et la Rainforest Foundation UK, craignent que l’exploitation forestière n’endommage les forêts de la Cuvette centrale et, par conséquent, les tourbières elles-mêmes.
Les décideurs politiques cherchant à stimuler l’économie pourraient également être tentés par le potentiel agricole de la région. Le palmier à huile, qui pousse sur d’anciennes tourbières dans certaines parties de l’Indonésie et de la Malaisie, a fini par stimuler l’économie de ces pays. Toutefois, ces tourbières sont passées de puits de carbone à sources d’émissions.
« Ma plus grande crainte, c’est que la tourbière de la Cuvette centrale prenne le même chemin que celles d’Asie du Sud-Est », a confié S. Lewis. « Nous avons déjà vu ce genre de scénario dystopique. Vous prenez une tourbière, vous la drainez et la convertissez en plantations de palmiers à huile ou de bois à croissance rapide. Puis vous attendez les incendies incontrôlables qui accompagnent la saison sèche… et tous les problèmes environnementaux, climatiques et sanitaires qui en découlent. »
La construction de routes nécessaires à transporter des marchandises hors de tourbières, que ce soit du bois, des produits agricoles ou des combustibles fossiles, inquiète également S. Lewis et d’autres chercheurs.
« Ce genre de travaux peut modifier le drainage sur de vastes zones, et bien sûr, ce sont des systèmes très sensibles à la disponibilité de l’eau », a-t-il expliqué. « Cela peut avoir d’énormes répercussions. J’ai pu constater en République du Congo qu’une route construite pour une société forestière sur une zone de tourbières a complètement modifié le drainage et tué la végétation sur au moins 30 km. »
De telles pertes auraient des répercussions qui se propageraient à la fois au-dessus et au-dessous du sol dans les tourbières.
Pourtant, le fait d’écarter les tourbières des plans de développement et de les protéger pourrait ne pas suffire à éviter le type de perturbations qui ouvriraient les « vannes à carbone ».
Même si les efforts de conservation immédiats sont couronnés de succès, il est possible que le changement climatique les entraîne sur une voie où elles commenceraient à émettre du carbone. Pour persister durant des siècles, voire des millénaires, les tourbières doivent disposer d’une source d’eau plus ou moins constante. En bref, elles doivent maintenir un équilibre que les spécialistes qualifient de « bilan hydrique positif ». Le fleuve Congo et ses affluents jouent probablement un rôle dans cet équilibre, car ils se frayent un chemin dans la Cuvette centrale et sortent parfois de leur lit pour envahir la forêt.
Mais il semble probable, selon G. Dargie et ses collègues, que les précipitations jouent le rôle principal en garantissant que les tourbières du bassin du Congo reçoivent plus d’eau qu’elles n’en perdent par rejet ou évaporation. Cette dépendance à l’égard des précipitations peut les placer sur le fil du rasoir, car elles reçoivent beaucoup moins de pluie que d’autres tourbières en Asie du Sud-Est et en Amazonie. Les tourbières de la province indonésienne du Kalimantan central, sur l’île de Bornéo, reçoivent 2 900 mm par an. En moyenne, 3 000 mm de pluie tombent sur le complexe de tourbières de Pastaza-Marañón au Pérou, qui est le plus grand d’Amazonie. Celles du bassin du Congo, en revanche, ne reçoivent que 1 700 mm de précipitations par an.
Le changement climatique a déjà des effets considérables sur les conditions météorologiques, qui varient d’une région à l’autre. En outre, selon un rapport récent, les chercheurs travaillant avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) s’attendent à ce que ces effets s’intensifient tout au long du XXIe siècle.
Mais selon S. Lewis, il est difficile de savoir quelles seront les répercussions directes d’une Terre plus chaude sur les tourbières du Congo.
Les dynamiques sont complexes. En théorie, une plus grande quantité de carbone dans l’atmosphère pourrait stimuler la croissance des plantes et favoriser l’accumulation de tourbe. Mais des températures plus élevées pourraient également accélérer l’évaporation de l’eau des tourbières, créant un environnement plus propice à la décomposition qui libère ainsi du carbone. Les chercheurs s’attendent également à des changements radicaux dans les schémas météorologiques en raison du réchauffement climatique et, dans une certaine mesure, en observent déjà. Ces effets variables pourraient, à l’avenir, inonder des régions du monde jusqu’alors sèches, et inversement assécher des zones autrefois humides.
« La grande question est de savoir ce qu’il adviendra de la saisonnalité des précipitations », a déclaré S. Lewis. « S’allongera-t-elle ou non ? »
Selon lui, la période de l’année où se concentrent les précipitations, ainsi que leur durée, sont tout aussi importantes que la quantité d’eau qui s’infiltre dans le sol. Si, par exemple, la saison la plus pluvieuse de l’année venait à se raccourcir, elle pourrait accélérer la disparition des tourbières, même si la quantité totale de précipitations demeurait de 1 700 mm environ.
S. Lewis et ses collègues s’efforcent de comprendre ce qui maintient la tourbière en vie et sa réaction aux aberrations climatiques passées afin de modéliser sa réponse potentielle aux chocs futurs. Pour l’heure, les chercheurs estiment qu’il est trop tôt pour le savoir et préconisent une stratégie globale pour la protection des tourbières.
Il se pourrait donc que le changement climatique ait le dernier mot. Et ce malgré les efforts conjoints des communautés locales, des gouvernements nationaux et des organisations internationales, comme les Nations Unies, pour mieux protéger les tourbières du bassin du Congo et éviter leur conversion en exploitations forestières, pétrolières ou agricoles.
« Les tourbières vont-elles continuer à absorber notre carbone, tels des agents du refroidissement climatique, ou vont-elles commencer à le recracher très rapidement si nous les dégradons ? », a questionné J. Loisel, de l’A&M Texas.
C’est une question essentielle à laquelle S. Lewis et ses collègues tentent de répondre aussi vite que possible.
« Je pense qu’il ne faudra pas grand-chose pour qu’elles deviennent une source d’émissions de carbone », a-t-il confié. « Mais je dois insister sur le fait que nous n’en savons rien à ce stade et c’est ce que nous faisons sur le terrain en ce moment… Nous essayons de comprendre quels sont les principaux facteurs qui maintiennent le carbone piégé..
« Nous aurons alors une meilleure idée de ce qui pourrait se passer à l’avenir », a-t-il ajouté.
Photographie de bannière : Des experts du bassin du Congo du Royaume-Uni et de RDC prélèvent les premiers échantillons dans la tourbière. Photographie par © Kevin McElvaney/Greenpeace.
John Cannon est rédacteur chez Mongabay. Retrouvez-le sur Twitter : @johnccannon
Référence :
Dargie, G. C., Lewis, S. L., Lawson, I. T., Mitchard, E. T., Page, S. E., Bocko, Y. E., & Ifo, S. A. (2017). Age, extent and carbon storage of the central Congo Basin peatland complex. Nature, 542(7639), 86-90. doi:10.1038/nature21048