- Madagascar est le premier producteur mondial de girofle, une épice aux bienfaits multiples, surtout pour les humains et l’environnement.
- L’extraction de l’huile essentielle de girofle sur l’île est destructrice des écosystèmes.
- Des chercheurs suggèrent le développement du système d’agroforesterie pour la durabilité de la filière et des écosystèmes.
- L’innovation renforce aussi la résilience des habitants aux prises avec la pauvreté et le changement climatique.
ANTANANARIVO, Madagascar — L’eugénol, une molécule aromatique présente en grande quantité dans le clou de girofle (Syzygium aromaticum L.), fait de cette plante exotique une des épices les plus demandées, dont Madagascar est le premier producteur mondial, en occupant 12 % du marché international.
L’eugénol possède des propriétés analgésiques, anesthésiques, antalgiques, anti-inflammatoires et anticancéreuses. Le girofle aussi est un antifongique efficace et a de puissants effets inhibiteurs sur un certain nombre de bactéries. Le girofle est ainsi un ingrédient à la base d’une industrie agroalimentaire et cosmétique florissante, sans oublier sa place dans la médicine, la parfumerie…
En considérant la tendance de la filière girofle à Madagascar sur une période de dix ans, de 2012 à 2021, des chercheurs sont parvenus à la conclusion selon laquelle sa durabilité et celle des écosystèmes, dans la plus grande région productrice de cette épice, sur l’île, tient au développement du système d’agroforesterie, outre les paramètres comme la bonne régulation de la chaîne depuis la collecte jusqu’à l’exportation.
Le girofle est une plante originaire des Moluques du Nord, une province en Indonésie. Elle était introduite à Sainte-Marie, une île effilée au large de la côte nord-est malgache, en 1827. Au fil du temps, sa plantation est devenue l’une des cultures de rente dominantes dans la région Analanjirofo, au Nord-Est de Madagascar. En 2022, la Grande île a exporté 40 000 tonnes de girofle valant 224 millions USD.
L’appellation Analanjirofo, signifiant « Dans la forêt des girofliers », vient de deux mots : ala (forêt) et jirofo (girofle). En même temps, la région concernée concentre une part importante de la forêt tropicale humide du pays, riche en biodiversité. Le territoire compte quatre aires protégées d’une superficie totale de 97 766 hectares (242 585 acres), soit moins de 10 % de son étendue.
« Le girofle est vital pour nous. Chez nous, un paysan n’est pas un paysan s’il n’est pas planteur de girofle. Il y a des gens qui ne mangent à leur faim que par le revenu généré par la production d’huile essentielle de girofle », a dit à Mongabay au téléphone, Berthe Soandrika, conseillère nationale de la plateforme Tafo Mihaavo – Réseau des communautés gestionnaires des ressources naturelles à Madagascar – pour Analanjirofo.
Dr Herizo Andrianandrasana, principal auteur de l’étude publiée dans Forest Policy and Economics, abonde dans le même sens. « Par-delà la vitalité économique de la filière girofle qui assure 60 % du revenu des ménages, elle joue aussi des rôles socioculturels importants », a dit à Mongabay, dans une interview en ligne, cet enseignant-chercheur à l’université de Warwick, au Royaume-Uni.

Un homme à Analanjirofo n’est pas considéré comme tel s’il ne possède pas au moins un champ de culture de girofliers. Dans la même région, la communauté est restée solidement attachée au tsaboraha. C’est une cérémonie traditionnelle, un moment fort marqué par une grande liesse populaire, que les Betsimisaraka, qui forment un groupe ethnique sur la côte Est malgache, observent chaque année, pour honorer les ancêtres et célébrer les liens familiaux. « Le rituel est organisé au moment de la récolte du girofle, en octobre-décembre. En d’autres mots, la production de cette épice participe à la perpétuation des us et coutumes ancestraux et à la consolidation de la cohésion sociale au niveau villageois », a affirmé Andrianandrasana.
Lauréat en 2014 du Tusk Award for Conservation in Africa, l’intéressé a exercé à Analanjirofo, de 2019 à 2020, en qualité de directeur régional de l’Environnement et du Développement durable. Selon son constat personnel, le mode d’exploitation privilégié risque d’accélérer l’épuisement de la forêt naturelle et le déclin de la filière elle-même. Cette idée l’a poussé à entreprendre, de son propre chef, une étude socio-écologique autour du girofle avec l’aide d’autres chercheurs. « C’est ma contribution au développement régional et national », a-t-il dit.
Déboisement sur fond de production d’huile de girofle
En général, 300 kilos de feuilles fraîches de girofle donne 5 à 6 litres d’huile essentielle. Trois charrettes de biomasse, du bois sec sont nécessaires pour cuire une telle quantité durant 12 heures à l’aide d’un alambic traditionnel. De ce fait, les localités assez éloignées par rapport aux chefs-lieux des communes, loin du regard inquisiteur et du contrôle administratif, et les zones tampons des aires protégées connaissent un rythme de déboisement assez rapide.
Ceci suppose la forte dépendance de l’extraction d’huile essentielle de girofle vis-à-vis de la forêt naturelle, et il convient d’inverser la tendance. « Notre but est de trouver des solutions en vue de l’autonomisation de la filière. Le développement du système d’agroforesterie doit l’aider à cesser d’être un moteur de la déforestation au profit de sa durabilité et de celle des écosystèmes, même si la persistance de la culture sur brûlis reste la cause première de la destruction des forêts à Madagascar », a dit l’investigateur principal.
Selon la documentation des chercheurs, le début d’utilisation des alambics pour extraire de l’huile essentielle de girofle à Analanjirofo date de 1910, suivie d’une expansion palpable, quatre décennies plus tard. Les alambics modernes ou améliorés, dont l’usage réduit de plus de moitié la quantité de biomasse et le temps de cuisson nécessaires, sont apparus en 2011. Mais, contre toute attente, ils n’ont que peu d’adeptes. Moins d’un usager sur quatre est convaincu de leur utilité pratique.
La distillerie améliorée, à 650 USD, l’unité coûte deux fois plus élevée que l’ancienne, à 325 USD l’unité. Mais la qualité du produit fini est déterminante pour les distillateurs qui affirment que les alambics traditionnels donnent de l’huile de girofle de meilleure qualité. « Le dosage (la qualité, ndlr) n’est pas tellement au point avec les alambics modernes. L’huile produite avec eux est relativement fade. La densité est différente. Peu de planteurs se servent d’alambics modernes », a dit Soandrika.
Les alambics améliorés ont séduit au début. Mais ils ont été vite abandonnés. Des paysans sont retournés à l’autre type d’alambic. Co-auteure de l’étude citée plus haut, Fabiola Viraina – enseignante à l’université de Toamasina [côte Est de Madagascar] et fonctionnaire du ministère de l’Environnement et du Développement durable – a ajouté : « L’huile essentielle de girofle obtenue à l’aide d’alambic moderne a une teneur en eugénol inférieure à celle produite avec un alambic traditionnel ».

Baisse des recettes d’exportation
Deux phénomènes concomitants entrent également en jeu : l’impact du changement climatique et la volatilité des prix. La Banque centrale de Madagascar (BCM), dans une note de conjoncture économique publiée le 6 mai dernier, rend compte de la chute constante des recettes générées par l’exportation du girofle. Elles ont été de 104,7 millions USD en 2023, 97,4 millions USD l’an passé et 50,7 millions USD depuis janvier.
En filigrane, la baisse du volume exporté explique cette dégringolade. En 2023, la Grande île a exporté 17 000 tonnes de girofle contre 16 100 tonnes l’an passé et 8 000 tonnes cette année.
Le prix du kilo, après s’être stagné à 6,1 USD ces deux dernières années, a légèrement grimpé à 6,3 USD cette année. La BCM a alors noté ceci : « Les exportations de ‘girofle’ ont chuté de 47,9 %, en raison d’une baisse du volume de 50,0 %, malgré la hausse du prix de 4,1 %. Cette diminution est liée aux mauvaises conditions climatiques, ayant affecté négativement la production ».
Les planteurs ressentent effectivement l’impact du changement climatique. Selon eux, le réchauffement planétaire menace leurs plantations. Soit les girofliers ne portent pas de boutons floraux que sont les clous, parce qu’ils ne fleurissent pas. Soit les passages cycloniques au moment de la floraison nuisent à la formation des clous. « Les girofliers poussaient bien et fleurissaient en abondance auparavant. Mais ça change aujourd’hui », a dit Soandrika.
Selon cette représentante des planteurs, le rendement a été mauvais l’année dernière et il est quasiment nul cette année. La nouvelle donne jette les paysans dans un désarroi. Ils se sentent impuissants face à la situation. « Espérons que la prochaine saison sera bonne ! Nous prions Dieu pour qu’Il nous épargne des cyclones. Ça nous sauvera », a insisté l’informatrice.
L’absence ou la perturbation de la fructification au profit de la luxuriance de la feuillaison se présentent quand même comme une opportunité à saisir. La profusion du feuillage est une aubaine pour la fabrication d’huile essentielle de girofle. « Pour tenter d’en finir avec la morosité financière ambiante, les paysans coupent les branches pour en collecter les feuilles en vue de l’extraction d’huile essentielle. Les nouvelles pousses qui apparaissent après l’opération profitent aux feuillaisons ultérieures », a expliqué Viraina.
Parallèlement, Andrianandrasana prête attention à la difficulté de convaincre les gens du besoin impérieux de protéger l’environnement. Ils n’en voient pas les avantages immédiats. « S’ils plantent le palissandre, par exemple, cette espèce met un demi-siècle, voire un siècle ou presque, pour atteindre son diamètre d’exploitabilité ».
Malgré les incertitudes qui s’installent, la production de girofle demeurera pour longtemps une opportunité pour la population d’Analanjirofo et une source de devises pour Madagascar.
En général, les arbres sortent leurs premiers boutons floraux à l’âge de 5-6 ans. À ce stade, un pied donne un demi-sac de feuilles si le feuillage d’un arbre vieux de 20 ans peut facilement remplir quatre sacs. Le profit dépend de la saison, selon qu’elle soit bonne ou mauvaise.

Agroforesterie avec les girofliers contre la déforestation
Les girofliers qui vivent jusqu’à plus de 60 ans séquestrent du carbone. À cet égard, les chercheurs encouragent l’abandon de la monoculture au profit du système d’agroforesterie, qui s’incruste petit à petit dans les habitudes locales.
Les girofliers font bon ménage avec les arbres fruitiers et les autres espèces à croissance rapide, surtout celles à vocation de production de bois d’énergie, compte tenu de la diminution progressive des stocks disponibles. « L’association forestière ainsi formée a une composition floristique à 70 % au profit de la biodiversité et de la restauration des terres dégradées », a indiqué Andrianandrasana.
D’après les chercheurs, l’agroforesterie associant les girofliers freinera la déforestation rapide à Madagascar si elle est vulgarisée. Selon leur analyse, le pays a perdu 21 % de sa forêt primaire humide entre 2002 et 2023. À ce rythme, l’île risque de perdre jusqu’à 93 % de sa forêt naturelle à l’horizon de 2050. Le système d’agroforesterie renforcera aussi la résilience de la communauté, sachant que près de 80 % des habitants de l’île sont aux prises avec la pauvreté endémique.
Soandrika, de son côté, songe aux progrès technologiques. Selon elle, le recours à des machines électriques ou à des équipements solaires d’une certaine puissance, pourrait se substituer aux alambics traditionnels ou modernes. « La distillerie d’huile essentielle est possible avec ces dispositifs thermiques. J’aime faire des recherches sur Internet et c’est là que j’ai trouvé ce nouveau procédé », a-t-elle dit.
Image de bannière : Un champ de girofliers dans le district de Vatomandry, région Atsinanana, la voisine d’Analanjirofo. Image de Rivonala Razafison prise le 28 décembre 2024.
Citations :
Andrianandrasana, T. H., Campera, M., Viraina, F. F., Long, R. P. & Jones N. (2024). Additional measures needed to ensure clove industry does not contribute to tree cover loss in Madagascar, in Forest Policy and Economics 169, 103333. https://doi.org/10.1016/j.forpol.2024.103333
Banky Foiben’i Madagasikara. Note de conjoncture économique [Evolution récente et perspectives]. Antananarivo, 6 mai 2025. https://www.banky-foibe.mg/communique/page/1
Raharison, T.S. (2025). Innovations for agroforestry uptake in Madagascar – the role of FITAFA. FEKRITAMA and IIED, London, UK. https://www.iied.org/22648g
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