- À Kéta Agbantokopé, une localité située à six km de Kpémé au sud du Togo, la poussière de phosphate en suspension dans l’air provoque toux, irritations et maux de tête chez les écoliers. Les particules toxiques se déposent jusque dans les salles de classe, augmentant les risques respiratoires et neurologiques.
- Des chercheurs de l’université de Lomé et des études internationales confirment la présence de métaux lourds (plomb, mercure, cadmium, chrome) à des niveaux largement supérieurs aux normes, avec des risques cancérigènes et neurotoxiques, surtout chez les enfants, dans la localité.
- Face à l’absence de solutions industrielles, les familles déplacent leurs cultures, filtrent l’eau et utilisent des masques artisanaux. Des associations sensibilisent les populations, mais ces initiatives restent insuffisantes.
- L’usine est appelée à réduire ses émissions, à installer des systèmes de filtration et à instaurer une surveillance médicale. La santé des enfants et leur protection dépend de la bonne collaboration entre autorités, industrie et chercheurs.
Kpémé, petit village côtier situé à 35 kilomètres de Lomé, la capitale du Togo. Ce lundi 15 septembre 2025, les écoliers reprennent le chemin des classes avec l’enthousiasme habituel. Mais, pour les enfants de l’École primaire publique de Kéta Agbantokopé, une localité située seulement à trois kilomètres de là, le parfum familier des cahiers et des tables d’école est, cette année, assombri par un phénomène inquiétant : une fine poussière jaunâtre qui envahit tout, se déposant uniment sur les uniformes, les cheveux des écoliers, les tables et même à l’intérieur des livres.
Le vent du sud transporte en effet des particules invisibles mais toxiques, depuis la plus grande usine de traitement de phosphate du Togo, située à quelques centaines de mètres.
La poussière, invisible mais persistante, s’infiltre jusque dans les salles de classe, recouvrant matériels, accessoires et outils de travail des élèves de l’école de Kéta Agbantokopé.
Pour Adama Mazalo, 11 ans, élève au CM2 à l’école de Kéta Agbantokopé, chaque matin rime avec éternuements et irritation des yeux. « Parfois, je ne peux pas respirer correctement en classe, ça me fait mal à la tête », confie-t-il timidement.

Loin d’être un cas isolé, les élèves de l’école de Gounoukopé, à quelques kilomètres du village de Kéta, vivent la même situation.
Adjowa Amavi, revendeuse de beignets et mère d’une élève de CE2 dans cette école, décrit la pollution dans son quotidien : « Je vends mes beignets et mes jus juste à la sortie de l’école. Mais la poussière se dépose sur tout : les aliments, les tables, même dans les sachets d’eau. Ma fille revient chaque soir avec les yeux rouges et la gorge sèche. On a l’impression de vivre au milieu d’un nuage qui ne disparaît jamais ».
Des enseignants de cette école ayant préféré garder l’anonymat, confirment : « Certains élèves présentent des symptômes respiratoires récurrents, irritations oculaires et maux de tête constants ».
Les concentrations de particules fines dépassent deux à trois fois les limites considérées comme sûres pour la santé. En effet, selon une étude publiée le 7 juillet 2025, dans Results in Engineering (Elsevier), l’usine de phosphate libère dans l’air des concentrations de métaux lourds (plomb, mercure, cadmium, chrome) largement supérieures aux normes sanitaires internationales.
Dr Daouda Sama, auteur principal de l’étude et spécialiste en géochimie environnementale à l’université de Lomé, explique : « Les émissions de l’usine génèrent une pollution atmosphérique catastrophique. Les concentrations de particules totales en suspension dépassent les normes de 31,97 fois lors des périodes normales. Les enfants et les populations locales sont exposés à des risques graves, notamment des troubles respiratoires et neurologiques ».
De son côté, le professeur Gnandi Kissao, co-auteur et chef du Département de géologie à l’université de Lomé, ajoute : « Les niveaux mesurés à Kpémé sont alarmants et représentent un risque neurotoxique et cancérigène particulièrement pour les enfants scolarisés dans la zone ».
Pour les familles, cette situation crée une inquiétude grandissante : « On ne sait plus quoi planter ni boire », explique Kossi Noukounou, mère de deux enfants scolarisés dans le village.

Au-delà des écoles, les sols et les cultures sont également touchés. Une étude de 2021, publiée dans International Journal of Environmental Quality, montrait déjà une pollution persistante des sols, des eaux et des végétaux autour de l’usine, notamment à Kpémé. Vivre à proximité de l’école expose les familles à un stress constant. « Chaque jour, nous redoutons que nos enfants inhalent cette poussière et que nos cultures en souffrent », confie dame Akou Amakoé, dont deux enfants fréquentent l’école de Kéta Agbantokopé. « En saison sèche, c’est le comble. Dans les maisons, les champs, sur les étals du marché… Cette poussière s’infiltre partout, rendant l’air irrespirable. Même dans nos chambres, nous la retrouvons. On se réveille avec la gorge sèche et la bouche pâteuse », raconte-t-elle avec tristesse.
Chez Abalo Zomdedji, président des maraîchers de Gonoukopé, village voisin de Kpémé, le même constat s’impose : la fine poussière jaunâtre s’est déposée sur ses cultures de piment. « Je produis du piment ici, mais très peu de gens veulent acheter des légumes couverts de poussière de phosphate », confie-t-il, visiblement désabusé.
Les enfants, victimes silencieuses d’une pollution invisible
Dans les écoles, les symptômes observés chez les élèves sont inquiétants : toux persistante, irritation des yeux, maux de gorge.
Koffi Adandé, instituteur retraité à Kpémé, raconte que cette situation perdure depuis plus de dix ans : « Il y a longtemps que nous vivons ce problème, et il devient de plus en plus difficile d’enseigner. Les enfants sont souvent distraits par leurs quintes de toux, et certains manquent régulièrement les cours à cause de problèmes respiratoires. Même moi, je ressens parfois des maux de tête persistants après une journée en classe. Nous craignons pour l’avenir de ces enfants ».

Un infirmier rencontré à l’Unité de soins de périphériques à Gonoukopé et qui a également souhaité garder l’anonymat précise : « Nous avons constaté une augmentation des consultations pour troubles respiratoires et irritations oculaires chez les enfants dans la localité. Beaucoup de familles ignorent le lien avec la pollution industrielle ».
Dr Daouda Sama confirme. « À la reprise des cours, les enfants sont plus exposés à certains risques sanitaires, notamment aux maladies respiratoires et aux infections liées à ces rejets de phosphate », dit-il.
Ce dernier explique comment son étude est parvenue à classifier chaque type d’émission. Des variables comme le nombre d’expositions et les incidences par an, des habitations, des lieux publics et des environnements industriels, ont été prises en compte. Le but est d’en mesurer l’impact selon la durée d’exposition. Ces données, explique-t-il, « permettent de différencier les niveaux de risque et de mieux anticiper les impacts sur la santé, en particulier chez les enfants ».
Les enfants, en pleine croissance, sont particulièrement vulnérables aux métaux lourds. D’après le professeur Gnandi Kissao, « même de faibles doses répétées peuvent altérer le développement neurologique, le système immunitaire et augmenter le risque de cancers à long terme ».
L’usine de Kpémé, un mastodonte industriel au cœur de la pollution
Située à quelques mètres des villages environnants, l’usine de traitement du phosphate de Kpémé, exploitée par la Société nationale de phosphate du Togo (SNPT), domine le paysage avec ses imposantes installations métalliques et ses cheminées, d’où s’échappent en permanence des nuages de poussière jaunâtre.
Une haute cheminée émet en continu ces particules, qui s’élèvent dans le ciel, avant de retomber sur les habitations, les champs et jusque dans les écoles environnantes.

Selon un premier rapport sur l’état de l’environnement marin du Togo (REEM) en 2022, réalisé par l’Agence nationale pour la gestion de l’environnement (ANGE) sur l’usine, ces poussières sont composées de phosphate mélangé aux gaz de combustion (CO₂).
Elles polluent les sols et les nappes souterraines de la zone en métaux lourds et en fluor. Le rapport souligne également que l’inhalation et la consommation des produits agricoles contaminés sont sources de nombreuses maladies, d’intoxication aux métaux lourds et au fluor, tandis que les dépôts sur les sols contribuent à la contamination des nappes phréatiques dans les villages alentours.
Les abords de l’usine témoignent de cette activité : de grands amas de déchets solides sont visibles à l’extérieur, notamment vers la plage de Goumoukopé, à côté du long wharf, où accostent les bateaux pour se charger en phosphate, un déversoir rejette dans l’océan une boue jaunâtre ; les routes menant à l’établissement sont elles-mêmes recouvertes de poussière qui s’infiltre jusque dans les habitations. En plus des poussières, l’usine rejette des polluants atmosphériques riches en plomb, mercure, cadmium et chrome hexavalent, contaminant l’air, les sols, l’eau et les nappes phréatiques. Autour du site, les terres jaunâtres témoignent de la dégradation : les végétaux peinent à pousser et les champs sont de plus en plus stériles.
Les responsables de l’usine s’abstiennent de tout commentaire. Cependant, Komi Amegbo, ancien retraité de l’usine, témoigne : « J’ai travaillé ici pendant plus de vingt ans. À l’époque, les rejets n’étaient pas aussi surveillés, et la poussière se déposait partout. Aujourd’hui, je vois que la situation a empiré. Les enfants du village souffrent, les familles ont peur pour leurs récoltes. Les machines tournent jour et nuit, et le vent transporte ce que nous rejetons directement vers les écoles et les habitations ».
Des stratégies locales pour limiter l’exposition
Face à cette menace, les communautés tentent de se protéger. Certains habitants ont choisi de déplacer leurs cultures vers des parcelles plus éloignées du village, loin de la poussière qui recouvre quotidiennement les champs. Pour protéger leurs enfants et leurs familles, d’autres fabriquent des filtres artisanaux à partir de morceaux de vieux tissus, qu’ils utilisent comme masque de protection pour limiter l’inhalation des particules fines. Cette adaptation illustre l’ampleur du défi que représente la pollution industrielle pour les moyens de subsistance et la santé des populations riveraines.
Des associations locales, comme le Centre pour la Justice Environnementale (CJE-Togo), sensibilisent les familles et distribuent des masques pour limiter l’inhalation de poussières phosphatées.
Une solution contraignante et insupportable, selon Akou Ablam. « Combien de temps pouvons-nous passer avec les masques dans nos domiciles ? Même à l’intérieur des chambres, nos objets, ustensiles de cuisine sont couverts de couches de poussière en l’espace de quelques minutes. Porter un masque, oui, mais pendant une journée ? une semaine ? un mois ? une année ? Combien de temps », se demande-t-elle.

Les solutions doivent dépasser le niveau local
Le représentant du chef du village de Kpémé, Follygah Anani, indique : « Nous avons alerté à plusieurs reprises l’usine et les autorités compétentes, mais les mesures tardent. Les enfants ne peuvent plus jouer dehors et certaines familles ont dû arrêter de cultiver près de l’usine ».
Kwami Kpondzo, directeur exécutif du de CJE-Togo, souligne : « Les populations subissent une pollution industrielle grave et chronique. Notre organisation accompagne les communautés dans le suivi des émissions, la documentation des impacts sanitaires et la sensibilisation. Nous plaidons pour que l’usine installe des systèmes de filtration efficaces, crée des zones tampons et mette en place un programme de surveillance médicale ».
Il ajoute : « Au-delà des mesures locales, il est crucial que les autorités publiques fassent respecter les normes environnementales et que l’industrie assume ses responsabilités. La justice environnementale implique des actions concrètes pour protéger les populations, en particulier les enfants ».

Si les initiatives locales, balayage fréquent, essuyage des surfaces, ventilation limitée pendant les pics de poussière, offrent un premier rempart, elles restent largement insuffisantes face à l’ampleur de la pollution.
Dr Sama insiste sur la nécessité d’une intervention directe de la société de phosphate : « Pour protéger efficacement les enfants et la communauté, l’entreprise doit mettre en place un suivi environnemental rigoureux, réduire ses émissions de particules et installer des systèmes de filtration performants ». « Nous recommandons également l’installation des zones tampons surtout au niveau des écoles et des centres de santé, la création de programmes de surveillance médicale pour les populations exposées, et la transparence sur les niveaux de pollution. Sans ces mesures, les enfants continueront de subir des conséquences graves et évitables », ajoute-t-il.
« La responsabilité ne repose pas uniquement sur les familles ou les enseignants. Il faut une collaboration entre scientifiques, autorités publiques et l’industrie, pour assurer une protection durable de la santé des enfants », précise Dr Sama.
Professeur Ibouraima Yabi, enseignant-chercheur en climatologie à l’université d’Abomey-Calavi (UAC) au Bénin, contacté par courriel, propose une approche combinant le respect strict de la réglementation, la gestion responsable des sites, la réhabilitation écologique et l’implication des communautés. « Ces actions permettront de réduire les dommages sur l’environnement tout en maintenant l’activité économique de manière écoresponsable », dit-il.
Image de bannière : Un bâtiment de l’école de Keta Agbantokopé recouvert de poussière de phosphate dangereux pour la santé des écoliers et des habitants de cette localité du Togo. Image par Mongabay.
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