- Il y a deux mois, une petite association malgache peu connue signait un accord de pêche de 10 ans d’une valeur de 2,7 milliards de dollars, le plus important de l’histoire du pays, avec un groupe de sociétés chinoises qui prévoient d’envoyer 300 navires de pêche à Madagascar.
- Les opposants à cet accord incluent le ministre de la Pêche du pays, qui a déclaré en avoir pris connaissance dans les journaux ; des groupes d’observateurs de l’environnement et du gouvernement et les pêcheurs locaux qui ont déjà du mal à rester à flot avec la compétition étrangère ciblant les stocks marins en baisse de Madagascar.
- Les critiques affirment qu’aucune ébauche de l’accord n’a été rendue publique et que l’association qui l’a signée n’a pas réalisé d’évaluation environnementale ni de consultation publique.
- Le problème a attiré l’attention des médias dans la période préparatoire de l’élection présidentielle qui aura lieu ce mercredi. Le titulaire et candidat favori, Hery Rajaonarimampianina, était présent lors de la signature de l’accord de pêche, bien qu’il ait déclaré plus tard ne rien savoir à ce sujet.
La vie sur la côte de Madagascar est de plus en plus précaire. Depuis quelques dizaines d’années, des centaines de milliers de petits pêcheurs ont du mal à gagner leur vie en raison de la surexploitation de la vie marine. Ce n’est donc pas surprenant qu’ils s’opposent fermement à un nouvel accord visant à faire venir des centaines de navires chinois supplémentaires dans leurs eaux.
Il y a deux mois, une petite association malgache peu connue et apparemment privée signait un accord de pêche de 10 ans d’une valeur de 2,7 milliards de dollars, le plus important de l’histoire du pays, avec un groupe de sociétés chinoises qui prévoient d’envoyer 330 navires de pêche à Madagascar. Le président malgache de l’époque, Hery Rajaonarimampianina, était dans la pièce lors de la signature de l’accord à Beijing, le 5 septembre, bien qu’il ait plus tard déclaré ne rien savoir à ce sujet. Aucune ébauche de l’accord n’a été rendue publique et son manque de transparence attire l’attention des médias tandis que l’élection présidentielle qui aura lieu ce mercredi se prépare. M. Rajaonarimampianina a quitté ses fonctions de président le 7 septembre, deux jours après la signature de l’accord, conformément à la loi malgache qui exige que le président en exercice se retire 60 jours avant une élection à laquelle il se présente. Il est l’un des candidats favoris de l’élection.
Du côté de Madagascar, l’Agence malagasy de Développement économique et de Promotion d’entreprises (AMDP) a conclu l’accord, qui, selon le groupe, avait pour objectif de promouvoir « l’économie bleue » du pays. Ceci a été fait sans consulter le ministère de la Pêche, le bureau national pour l’environnement, ni les groupes de la société civile, nombre d’entre eux réclamant à présent l’annulation de cet accord. Ces opposants affirment que l’AMDP n’a pas mis en œuvre de processus d’appel d’offres ouvert ni n’a réalisé d’évaluation environnementale ou de consultation publique. Ils soulignent également que les informations sur les activités de pêche et les prises dans les eaux malgaches sont limitées, donc tout projet doit être entrepris avec une prudence extrême.
« Je ne peux m’empêcher de me demander en quoi et comment 330 navires dans notre zone côtière pourraient contribuer à une économie bleue ? Car n’est pas “bleu” tout ce qui se passe dans l’océan. », a écrit Nanie Ratsifandrihamanana, directrice pays pour l’ONG internationale World Wide Fund for Nature (WWF) dans un éditorial publié dans l’un des principaux journaux de Madagascar.
Les activistes ont lancé une pétition en ligne visant à révoquer l’accord et certains membres du gouvernement montrent également leur inquiétude. Augustin Andriamananoro, le ministre de la Pêche, a exprimé sur une chaine de télévision nationale son opposition à cet accord, qu’il déclare avoir découvert dans un journal.
« Ceci pourrait causer la discorde et, si nous ne sommes pas prudents, la surexploitation de notre océan, a-t-il soutenu sur TV Plus Madagascar, le 5 octobre. Les ressources naturelles de Madagascar sont en danger, en particulier le poisson. Les pêcheurs sont stupéfaits et atterrés. »
Un accord sans détails
L’AMDP a signé ce qui est décrit comme un « accord-cadre » avec un consortium de sept entreprises chinoises non identifiées connues comme Taihe Century (Beijing) Investment Development Co., Ltd. Dans des déclarations publiques, L’AMDP affirme que l’accord sera une aubaine pour l’économie locale. Elle a souligné en outre, dans un communiqué de presse de Beijing au moment de la signature de l’accord que celui-ci créerait 10 000 emplois au cours des trois prochaines années.
Dans un e-mail destiné à Mongabay, le directeur exécutif de l’AMDP, Hugues Ratsiferana, écrit : « Étant nous-même acteurs de la société civile, nous avons entendu les besoins des pêcheurs traditionnels. » Il ajoute que la population de Madagascar opèrerait 300 des navires de pêche complètement neufs, mesurant 14 mètres (46 pieds) de long et contenant des bacs à glace d’une capacité de 1 200 kilogrammes (2 646 livres). Le nouveau matériel permettrait aux pêcheurs de moderniser et professionnaliser leurs pratiques de pêche, continue-t-il. Les 30 autres navires mesureront 28 mètres (92 pieds) de long et serviront à la surveillance et au sauvetage, ainsi qu’à la collecte des prises.
Malgré les bribes d’informations communiquées sur cet accord, son manque de transparence inquiète les observateurs. Sur le site Web de Mihari, un réseau d’associations marines gérées localement à Madagascar, on peut lire la déclaration suivante datant du 12 octobre: « L’ampleur de cet investissement est sans précédent dans l’histoire de l’île. C’est une source d’inquiétude pour les membres de notre réseau et pour tout le secteur de la pêche, surtout du fait que nous disposons de très peu d’informations concernant le contenu de l’accord ou comment il sera exécuté. »
La semaine dernière, des représentants de l’AMDP se sont réunis avec des groupes de la société civile pour apporter des précisions sur l’accord. Selon les diapositives de la présentation de l’AMDP, la première phase du projet, d’une valeur de 700 millions de dollars, se déroulera sur trois ans et inclura des investissements dans la pêche, l’aquaculture, les chantiers navals et la formation technique. La seconde phase, d’une valeur de 2 milliards de dollars, inclura davantage de pêche, une « base » d’aquaculture et des services logistiques non spécifiés.
Les représentants de l’AMDP n’ont pas précisé le lieu où ces navires seront basés, ni où les activités de pêche seront réalisées ou encore où les projets auront lieu, même pas pour un projet d’essai programmé. Ils n’ont pas présenté non plus la ventilation complète du budget de 2,7 milliards de dollars.
Pour apparemment tenter d’apaiser les critiques, les représentants de l’AMDP ont déclaré lors de la réunion que les habitants de l’île seraient les premiers à avoir accès aux prises et seuls les surplus seraient envoyés en Chine. (On ignore comment Taihe enregistrera des bénéfices en vendant le poisson à Madagascar, un pays à faible revenu et M. Ratsiferana n’a pas donné de réponse à Mongabay à ce sujet.) Ils ont ajouté que chaque projet individuel dans l’accord-cadre ferait l’objet d’une évaluation environnementale.
Toutefois, les groupes de la société civile ne sont toujours pas convaincus que l’accord ait été conclu de manière juste et transparente. Après la réunion, Frédéric Lesné, responsable promotion chez Transparency International (TI) – Madagascar Initiative a confié à Mongabay que « L’AMDP n’a pas répondu à nos questions les plus importantes ».
Vendredi, TI et d’autres groupes de la société civile ont annoncé leur opposition continue à cet accord, dénonçant que l’AMDP n’a aucune expérience dans le secteur de la pêche, refuse de communiquer des informations sur Taihe et n’a réalisé aucune étude publique sur son impact social ou environnemental.
M. Ratsiferana de l’AMDP a répondu à Mongabay que les groupes de la société civile majeurs montraient « une grande naïveté » et que l’opposition à cet accord avait des motivations politiques. « En période électorale à Madagascar, les signataires [de la pétition en ligne], et en premier lieu Transparency International (TI), ont été instrumentalisés par des intérêts et des enjeux politiques qui les dépassent. », a attesté M. Ratsiferana à Mongabay en faisant référence à l’élection présidentielle imminente. (TI a refusé de répondre à cette déclaration, en remarquant qu’elle n’était pas fondée.)
Que représente l’AMDP ?
Les opposants à l’accord ont également exprimé leur inquiétude concernant la structure inhabituelle de l’AMDP et sa relation ambigüe avec le gouvernement de Madagascar et son président de l’époque et candidat actuel, M. Rajaonarimampianina.
En tant que président, M. Rajaonarimampianina a officiellement lancé l’AMDP au siège de l’Organisation internationale de la Francophonie à Paris en septembre 2016. Peu de temps après, Madagascar a organisé un sommet international francophone, dans lequel l’AMDP a agi pour le compte du gouvernement afin d’encourager des partenariats économiques avec d’autres pays francophones. Le nom du groupe, qui s’identifie en tant « qu’agence » implique également que c’est un organe du gouvernement.
Dans le communiqué de presse de l’AMDP à Beijing en septembre dernier, M. Rajaonarimampianina a exprimé son soutien à l’accord de pêche — « les nouvelles routes de la soie passent par Madagascar ! » selon ses propres mots — et faisait partie des quelques personnes présentes dans la salle lors de sa signature. L’AMDP a joint une photographie prise au moment de la poignée de main au communiqué qui montre M. Rajaonarimampianina en arrière-plan, au milieu.
Lorsque Radio France Internationale (RFI) lui a posé des questions sur l’accord, M. Rajaonarimampianina a prétendu ne rien savoir à ce sujet.
M. Rajaonarimampianina a un autre lien avec l’AMDP : son fils, Lovatiana Mickaël Rakotoarimanana, faisait partie du conseil d’administration de l’AMDP à sa fondation en 2016. (Dans un e-mail destiné à Mongabay, M. Ratsiferana de l’AMDP a confirmé que M. Rakotoarimanana ne faisait plus partie du conseil.)
Malgré son travail pour le compte du gouvernement et les connexions avec la présidence, M. Ratsiferana explique que l’AMDP est une « association privée » et n’a donc aucune obligation légale de publier une copie de l’accord de pêche publique.
« [N]e s’agissant pas d’un accord d’État à État, mais de protocole entre secteurs privés et entreprises, nous sommes tenus à une obligation de confidentialité et au secret des affaires privées, ajoute M. Ratsiferana en réponse à Mongabay. Avez-vous vu déjà dans la presse une publication de l’accord entre Exxon et Aramco dans le secteur pétrolier ? » (Aramco, une société pétrolière de l’État en Arabie saoudite, est connue pour son opacité.)
Mais sans mandat du gouvernement, on ignore comment une association privée comme l’AMDP a pu signer un accord de cette envergure qui nécessitera au minimum une série de permis du bureau national pour l’environnement et des licences du ministère de la Pêche. En réponse à une question concernant l’autorité de l’AMDP pour signer un accord international d’une telle ampleur, M. Ratsiferana précise que « la réalité du terrain confirme un retard socio-économique de Madagascar et le besoin de la population malagasy est explicite : une vie meilleure et l’AMDP participe à la réponse de ce besoin. »
L’accord a attiré beaucoup d’attention dans les médias locaux et sur les plateformes de médias sociaux, y compris de nombreux observateurs qui supposent que la corruption est un facteur de cet accord ou que l’AMDP a vendu l’accès à la présidence. Toutefois, il n’existe aucune preuve directe de ces accusations et l’AMDP les a fermement niées. « Je n’ai pas touché un seul dollar, continue M. Ratsiferana à RFI. Ni moi, ni l’AMDP ni Hery Rajaonarimampianina. Je vous donne ma parole. »
La présidence est occupée provisoirement par Rivo Rakotovao, un allié de M. Rajaonarimampianina, qui a refusé de commenter cet article. L’AMDP a refusé de donner les coordonnées de Taihe et Mongabay n’est pas parvenu à contacter la société sise à Beijing, qui n’est pas présente sur Internet.
Pression étrangère sur la pêche locale
La Chine possède la plus grande flotte de pêche au monde. Les sociétés de pêche chinoises, lourdement subventionnées par le gouvernement, ont acquis la réputation de surexploiter les stocks et de signer des accords qui manquent de transparence ou de ne pas les signer du tout. Selon un rapport de l’Union européenne de 2012, la grande majorité de la pêche opérée par les navires chinois n’est pas déclarée, s’élevant à environ 2,5 millions de tonnes de prises par an uniquement autour de l’Afrique.
Le secteur chinois de la pêche est déjà arrivé à Madagascar, avant même la signature de l’accord avec l’AMDP. Selon le ministère de la Pêche, six chalutiers chinois pêchent les poissons démersaux et pélagiques au sud-ouest de Madagascar depuis octobre 2017. Les pêcheurs traditionnels de la région affirment sentir l’impact de ces navires sur leurs prises, même avec une flotte relativement petite.
« Nous ne devons pas oublier qu’avec l’arrivée de seulement six bateaux de pêche industriels dans la région de Toliara en 2017, certaines communautés ont déjà du mal à joindre les deux bouts » a déclaré Hermany Emoantra, un pêcheur traditionnel au sud-ouest de Madagascar et président de Mihari dans une déclaration du groupe. « Alors, imaginez ce qui pourrait se passer avec 330 navires. Comment ces gens vivront-ils ? Où iront-ils ? »
Officiellement, ces six bateaux sont les seuls navires chinois opérant dans les eaux de Madagascar, mais on suspecte le nombre réel d’être bien plus élevé. Des rapports dans les actualités et disponibles auprès d’observateurs locaux indiquent qu’un grand nombre de navires chinois y opère illégalement, utilisant parfois des méthodes de pêche très destructrices et des tactiques musclées pour forcer les pêcheurs locaux à sortir des eaux.
Par ailleurs, les pêcheurs traditionnels de Madagascar ont également de la concurrence outre la pêche chinoise, par exemple la pêche industrielle de la crevette au chalut et la pêche thonière à la ligne de fond domestique et étrangère, réalisée par des navires de Corée du Sud, des Seychelles et d’Europe.
En effet, les groupes de la société civile examinent de près les renégociations d’un accord de pêche de l’UE avec Madagascar, qui expire à la fin de l’année. Les experts de la pêche critiquent les accords du passé qui faisaient passer les bénéfices des sociétés européennes privées avant les intérêts du peuple malgache, ainsi que leur manque de transparence. Le mois dernier, Mihari et TI ont envoyé une lettre ouverte au ministère de la Pêche de Madagascar et à l’UE pour demander une plus grande transparence et davantage de coopération avec les groupes de la société civile lors de ce cycle de négociations.
Les accords de pêche avec l’Europe et la Chine seront soumis à au moins une approbation tacite de la nouvelle administration, qui pourrait les invalider en refusant aux sociétés étrangères les permis et licences nécessaires. Ainsi, pour les pêcheurs malgaches, ainsi que pour d’autres secteurs de la société, la suite dépendra en grande partie des résultats de l’élection présidentielle.
Photo de bannière : Un bateau de pêche dans la ville de Beheloke au sud-ouest de Madagascar. Photo de Rowan Moore Gerety pour Mongabay.