- Une étude comparative des systèmes juridiques dans les pays en développement d’Asie et d’Afrique a mis au jour des imperfections juridiques similaires qui mettent les grands singes en danger face à l’essor rapide de l’agro-industrie.
- Le Gabon, le Liberia, l’Indonésie et la Birmanie ont par exemple tous créé des zones de conservation hautement défaillantes du fait d’un manque de compétences institutionnelles, de financements insuffisants et d’une piètre application des lois.
- Ces pays, comme d’autres pays en développement, souffrent d’une concentration des pouvoirs politiques et juridiques au sommet, avec des élites centralisées dans les villes, loin des arrière-pays où les dommages environnementaux et sociétaux sont perpétrés.
- Les lois sur la conservation environnementale des pays en développement ne s'attaquent pas adéquatement à la cause principale du déclin des grands singes : une réduction colossale de l’habitat, conséquence première de l’expansion de l’agriculture industrielle.
Le Gabon, le Liberia, l’Indonésie et la Birmanie peuvent sembler avoir peu en commun, mais chacun de ces pays (dont deux sont en Afrique de l’Ouest et deux en Asie de l’Est) jouissent d’un patrimoine naturel inestimable qu’on détruit rapidement : ils abritent certains des derniers grands singes du monde.
Le Liberia et le Gabon peuvent se targuer d’avoir des chimpanzés et le Gabon peut même se vanter d’avoir des gorilles des plaines occidentales. L’Indonésie (de même que la Malaisie) abrite les derniers orangs-outans du monde tandis que la Birmanie, aussi appelée Myanmar, abrite une espèce qui appartient au groupe des singes parfois appelés, peut-être à tort, les « moindres singes », dans ce cas précis le gibbon lar ou gibbon à mains blanches.
Au-delà de leur forte concentration de grands singes, ces pays ont en outre un autre point commun : un essor rapide et significatif de l’agro-industrie. Tous sont aussi affectés par la corruption, des tendances à l’autoritarisme et la présence d’entreprises étrangères d’extraction aux pratiques abusives. D’un point de vue plus positif, ces quatre pays ont tous mis en place des lois censées protéger leurs grands singes.
La Birmanie et le Gabon ont en commun d’avoir mis en place des mécanismes assez efficaces pour réglementer la gestion forestière à grande échelle, mécanismes qui sont principalement des vestiges structurels des concessions coloniales, mais ces deux pays sont presque entièrement dépourvus de réglementations régissant l’agriculture industrielle qui constitue une nouveauté récente dans ces économies en développement.
Le Gabon, le Liberia et l’Indonésie ont entamé des processus d’évaluation des impacts environnementaux qu’ont les procédures pour déterminer les effets nocifs potentiels des concessions agricoles proposées. La Birmanie, pays qui s’extirpe sporadiquement de plusieurs décennies de régime militaire autoritaire, vient tout juste d’adopter une première ébauche de processus d’évaluation des impacts environnementaux.
Alors, avec toutes ces lois et réglementations protectrices mises en place, pourquoi toutes ces espèces de grands singes, sans exception, perdent-elles des individus dans leur pays ? Certaines espèces déclinent à un rythme tel que leur extinction à l’état sauvage est une réelle possibilité dans un avenir proche.
“« Il ne suffit pas d’avoir de bonnes lois. Encore faut-il qu’elles soient appliquées. » Telle est la conclusion d’une étude d’envergure dirigée par l’Université de Cambridge et Arcus Foundation intitulée La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes (State of the Apes 2015 : Industrial Agriculture and Ape Conservation. Ce long rapport a mis au jour des manquements généralisés dans l’application efficace et constante des lois pour la conservation de l’environnement ; ces manquements avaient pour but de soutenir directement la capture illégale des populations de singes concernées.
Ces quatre pays en développement ont encore davantage en commun : ils ont tous adopté des lois qui instaurent la création de zones protégées pour leurs grands singes et prévu des mesures de protection vis-à-vis des captures directes dues au braconnage.
Cependant, l’application de ces lois est systématiquement sapée par un manque de compétences institutionnelles et d’investissements, un manque de clarté sur les responsabilités et les missions d’agences gouvernementales parfois en désaccord, et une concentration au sommet des pouvoirs politique et législatif aux mains d’une élite urbaine centralisée souvent très éloignée des arrière-pays où les dommages environnementaux et sociétaux sont perpétrés. Enfin, des lois pleines de bonnes intentions qui interdisent le braconnage ne parviennent pas à enrayer la cause principale du déclin des grands singes, qui est aussi la conséquence principale de l’expansion de l’agriculture industrielle : l’explosion de la réduction de leur habitat.
Des dés pipés au bénéfice du développement plutôt que de la conservation
Le Gabon, le Liberia, l’Indonésie et la Birmanie ont en commun des traits partagés par la plupart des pays en développement : un contrôle centralisé de la législation et de l’application des lois aux mains de responsables gouvernementaux souvent privilégiés, des populations locales dépourvues de droits qui sont généralement illettrées et pas du tout impliquées dans les questions gouvernementales, et un manque de transparence et de prise de responsabilité par rapport aux lois. Ces facteurs peuvent interagir et dissimuler les accords passés à l’intérieur du système en vue d’attribuer de vastes étendues d’habitat de singes aux entreprises multinationales pour les convertir en terres exploitées par l’agriculture industrielle.
Les quatre pays ont connu la colonisation. Mais l’accession à l’indépendance, plutôt que de rendre le pouvoir au peuple, a servi à concentrer le pouvoir parmi les élites gouvernantes, lesquelles se sont octroyées des parcelles immenses de terres nationales, en se justifiant de la façon la plus floue (pour un « dessein public » au Gabon, ou pour « l’intérêt national » en Indonésie, par exemple). Ces justifications ont été entendues par des systèmes juridiques dociles et interprétées comme signifiant peu ou prou exactement ce que les élites dictaient aux tribunaux d’y entendre.
Cette interprétation fantasque de lois floues par les tribunaux peut permettre d’expulser des populations rurales de leurs terres traditionnelles et d’attribuer ensuite ces propriétés à des entreprises agro-industrielles en général étrangères. Selon l’étude, cela conduit à amplifier les tensions entre le gouvernement et les gouvernés, entre les peuples des villes et des campagnes, et entre les groupes ethniques ou religieux qui sont aux commandes et ceux qui ne le sont pas.
Entre les lois de ces pays en développement existe un autre point commun : elles mettent l’accent sur des accords « d’usage productif » qui gouvernent souvent l’attribution de concessions à l’industrie extractive. Cette obligation contractuelle sur le mode du « faites-en usage ou perdez-le » a généralement été utilisée par les gouvernements postcoloniaux parce qu’ils avaient cette peur, parfois justifiée, de voir des pouvoirs d’outre-mer s’accaparer leurs ressources nationales. Les clauses d’usage productif insistent en général sur la nécessité de développer rapidement les propriétés terrestres louées et de verser au gouvernement une partie des profits engrangés par l’extraction des ressources, plutôt que d’autoriser que les concessions soient laissées à leur état « non productif » naturel.
L’absence d’un développement rapide des concessions terrestres peut conduire dans beaucoup de cas à la perte par le concessionnaire de ses droits contractuels, mais comme le fait remarquer le rapport La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes, « ces exigences peuvent avoir des effets pervers et compliquer les efforts que font les entreprises pour désigner des zones de conservation, même quand c’est ce qu’elles veulent faire. »
L’étude donne l’exemple de l’Indonésie, où des entreprises de production d’huile de palme qui se sont officiellement engagées pour une déforestation zéro ont relaté le fait que leurs efforts pour mettre de côté des zones d’habitat critiques pour les singes entraient en conflit avec la législation du fait d’exigences en termes d’usage productif.
La gouvernance descendante penche du côté du profit et se détourne de la protection environnementale
Autre problème systémique : les agences responsables du développement de l’agro-industrie tendent à êtres très puissantes dans le monde en développement, tandis que les ministères pour l’environnement manquent de moyens, de personnel et de pouvoir. Conséquence : on poursuit les objectifs de gouvernements centralisés parfois autoritaires malgré un sentiment populaire en faveur de la conservation des singes. De la même façon, les agences gouvernementales contournent les institutions civiques, y compris les ONG qui surveillent les problèmes environnementaux et interviennent pour les régler, ou répriment ces institutions civiques en profitant de l’absence de garanties efficaces protégeant les libertés civiles et d’un manque de représentation populaire.
Au Liberia par exemple, où les concessions à l’agro-industrie requièrent une autorisation légale délivrée par le parlement national, des contrats portant sur des concessions à grande échelle et le détail de leurs termes ont été établis par l’exécutif au pouvoir qui a agi seul.
En Indonésie, on octroie aux gouvernements locaux une certaine autonomie quant aux décisions relatives aux concessions, en contrepartie de la perte d’une partie des investissements offerts par Jakarta. Cela a pour conséquence de grandement inciter ces gouvernements régionaux en difficulté financière à exploiter leurs ressources naturelles en faveur du développement économique, ce qui a eu pour résultat en Indonésie la destruction rapide de l’habitat de la faune. Les fumées âcres et nocives pour la santé qui s’échappaient de la forêt tropicale indonésienne en flammes à l’automne dernier – forêt brûlée pour faire place à une nouvelle plantation de palmiers à huile – sont l’une des conséquences visibles de cette stratégie légale. Une autre conséquence est la perte rapide pour les grands singes de leur habitat protégé.
Les Etats-nations, qui sont responsables de l’application égalitaire des lois, s’appuient sur un accord tacite parmi les gouvernés selon lequel on accepte la perte d’une partie de ses libertés individuelles pour permettre une coexistence paisible dans un monde de plus en plus peuplé. Cependant, les pays où des institutions démocratiques inclusives et des systèmes de jurisprudence bien établis font défaut peuvent se trouver dans la quasi-impossibilité d’imposer des règles légales aux riches et aux puissants. Dans de nombreux pays en développement, c’est le secteur de l’agro-industrie qui représente de plus en plus ces intérêts particuliers privilégiés, ajoute le rapport.
Il est facile de comprendre comment tant de populations rurales du monde en développement, qui manquent d’argent, de ressources humaines et des capacités institutionnelles nécessaires pour surveiller les zones protégées et faire appliquer les lois au niveau local, se retrouvent en proie à un sentiment d’impuissance diffus.
Parmi les quatre pays étudiés ici, seul le Gabon a les infrastructures légales suffisantes pour gérer les zones protégées de manière adéquate, bien que tout ne soit pas rose là-bas non plus, étant donné qu’une grande part des pertes en nombre de singes et en habitat prend place dans des zones non protégées. Cette situation est même devenue plus désespérée encore quand l’épidémie d’Ebola s’est déclarée dans le nord-est du Gabon et l’ouest du Congo, où l’on estime que le virus a tué des milliers de gorilles et orangs-outans entre les années 1990 et l’année 2005.
En 2015, le Gabon s’est associé à ses voisins d’Afrique de l’Ouest l’Angola, le Cameroun, la République centrafricaine, la Guinée équatoriale et la République du Congo, ainsi qu’à des ONG telles que le World Life Fund (WWF) et l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) lors d’une conférence qui visait à identifier les dernières régions encore fortement peuplées par les grands singes.
Une décennie plus tôt, une autre conférence du même type avait porté des fruits en permettant la préservation de l’habitat de chimpanzés et de gorilles des plaines de l’Ouest. Cependant, selon un rapport de l’UICN publié au printemps dernier, « l’augmentation de la population humaine dans cette région, associée à l’expansion de l’industrie d’extraction et de l’agro-industrie, se traduit en une pression de plus en plus forte sur les grands singes encore en existence – de sorte qu’il est urgent d’établir des mesures additionnelles pour leur conservation. »
CITES n’est pas la meilleure façon de protéger les grands singes
Un accord international, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, ou Convention de Washington (CITES) réglemente la capture directe (soit le braconnage ou le trafic) de la faune en danger. La plupart des pays inclus dans l’étude La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes sont signataires de la convention et ont pris des engagements à des degrés divers.
Toutefois, la capture directe est un facteur moindre de la baisse du nombre des populations de singes, la principale menace étant la conversion de leur habitat. De plus, l’application des mesures énoncées par la CITES pâtit souvent de la corruption institutionnelle, du manque de ressources des forces publiques en charge de faire appliquer les lois et d’un manque de familiarité du public avec ces mesures et donc sa faible participation sur cette question.
« Dans la plupart des pays étudiés, précise l’étude, il n’y a pas d’interdiction explicite de détruire les forêts qui se trouvent en dehors des zones protégées. » En d’autres termes, si la CITES interdit qu’on tue des singes, elle passe largement sous silence la question de la destruction de l’habitat en dehors des zones protégées, telle qu’elle se produit lors de la création de plantations de palmiers à huile. Une telle conversion de l’habitat à grande échelle est la menace primordiale pour la survie des grands singes.
On trouve en Indonésie une exception importante : la conservation des espèces en danger est là mesurée en termes d’animaux individuels ainsi qu’en termes d’habitat. Cependant, même là, « l’instauration totale de ces dispositions par l’adoption de réglementations complémentaires n’a pas encore été effectuée et leur efficacité dans la pratique ne peut donc pas être vérifiée », selon le rapport.
Un processus de révision judiciaire défaillant
La pierre angulaire de la loi dans les pays occidentaux est le processus de révision judiciaire, c’est-à-dire l’évaluation des actes des pouvoirs exécutif et législatif par les tribunaux qui déterminent si ces actes sont en accord avec les lois en vigueur ou les mandats constitutionnels.
Dans les pays où se trouvent les singes, le système de révision judiciaire est souvent hautement défaillant parce qu’il est rare que les procédures juridiques aient remis en question des décisions gouvernementales nuisibles à l’environnement.
« De multiples facteurs peuvent expliquer cette situation », selon Lorenzo Cotula du IIED (International Institute for Environment and Development), auteur principal de l’étude La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes. « [Ceux-ci] incluent la non-reconnaissance officielle des populations locales comme personnes légales dans la plupart des cas ; des procédures coûteuses et hors de portée ; des compétences institutionnelles inadéquates au sein du gouvernement et de la société civile ; et une indépendance et une impartialité limitées du pouvoir judiciaire, ainsi que le manque de confiance envers le système judiciaire qui en résulte. »
Le respect de la loi et des institutions gouvernantes qui en émanent est essentiel à une gouvernance efficace, mais quand les populations des pays elles-mêmes sont intentionnellement marginalisées (en d’autres termes, « pas reconnues officiellement comme des personnes légales »), leur allégeance envers leur gouvernement peut s’éroder et disparaître.
Il arrive cependant que le système marche…
Le pouvoir politique et la concentration des richesses qui se déploient du sommet vers la base dans de nombreux pays en développement, ainsi que la corruption organisée que ces oligarchies encouragent, sont un facteur fondamental de la situation de détresse dans laquelle se trouvent les singes de par le monde. L’Indonésie était par exemple classée 107e sur 174 pays à l’indice de perception de la corruption en 2014. Le pays est aussi connu pour le développement largement anarchique de ses plantations de palmiers à huile, qui sont souvent établies sur les ruines de l’habitat d’élection des singes. Mais il y a quelque espoir même là-bas, et des leçons à retenir de la force du pouvoir juridique quand les populations demandent l’application juste des lois.
Les forêts tourbeuses de la région de Tripa, dans la province indonésienne d’Aceh à Sumatra, sont une réserve inégalable en termes de biodiversité, au milieu d’un paysage par ailleurs ravagé. Elles abritent des forêts parmi les dernières forêts tropicales intactes en Asie du Sud-Est. Selon le rapport, c’est « le seul endroit du monde où l’éléphant de Sumatra, le rhinocéros de Sumatra, le tigre de Sumatra et l’orang-outan de Sumatra vivent côte-à-côte. » C’est un Eden opiniâtre au sein d’un des pays les plus surpeuplés du monde.
Avec « les densités d’orangs-outans les plus élevées jamais enregistrées dans le monde, à la fin des années 1980, [la région de] Tripa était recouverte d’environ 60 000 hectares (600 km2) de forêt tourbeuse primaire et abritait au moins 3000 orangs-outans. » Mais une application toute relative des lois a conduit à l’attribution de concessions considérables pour la production d’huile de palme dans les années 1990, et en 1999 environ la moitié de la forêt tourbeuse avait été défrichée et remplacée par des palmiers à huile.
C’est alors que le développement s’interrompit. Les rebelles séparatistes d’Aceh se mirent à intensifier leurs attaques contre le gouvernement indonésien, ce qui conduisit l’agro-industrie à quitter la région, abandonnant les plantations et permettant à l’habitat des orangs-outans de se régénérer lentement.
C’est une catastrophe naturelle, le tsunami de décembre 2004, qui réunit les adversaires autour de la table des négociations et conduisit à l’accord de paix d’Helsinki en 2005. Malheureusement pour le singes, cela signifiait un retour à la déforestation frénétique d’Aceh.
Entre la mi-2007 et 2010, encore 28% de l’habitat qui existait encore furent détruits, et malgré les protestations véhémentes des localités et de groupes environnementaux, le gouvernement de Jakarta ne fit rien pour ralentir cette destruction. Puis en mai 2011, le gouvernement de Norvège promit une aide financière de 1 milliard de dollars à l’Indonésie pour l’aider à réduire ses émissions de carbone par la reforestation. Le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono répondit par la signature d’un moratoire sur l’attribution de nouvelles concessions agro-industrielles dans les forêts tropicales encore intactes du pays.
Quatre mois plus tard seulement, le gouverneur d’Aceh défia l’interdiction du gouvernement fédéral et accorda un nouveau permis pour la production d’huile de palme qui autorisait la conversion de 1600 hectares (16 km2) de tourbe, une terre clairement incluse dans le moratoire signé en avril. Des ONG internationales et des activistes locaux déposèrent plainte ; la plainte fut classée sans suite par un tribunal de première instance et un appel de cette décision enregistré alors même que les bulldozers détruisaient la forêt.
En 2012, une ONG affiliée à Friends of the Earth, WALHI Aceh, tint une conférence de presse pour montrer des images vidéo du défrichement de masse qui prenait place, avec des pyramides faites de tas d’arbres brûlés et rangée après rangée de jeunes palmiers à huile s’étalant jusqu’à perte de vue vers un horizon de cendres. La couverture médiatique de ces événements les portèrent à l’attention de la communauté internationale, et les responsables de la plantation d’Aceh se retrouvèrent inconfortablement sous les feux des projecteurs de la presse internationale.
La cour suprême de Medan donna raison à WALHI Aceh le 30 août 2012 et ordonna au nouveau gouverneur d’Aceh de révoquer les concessions de palmiers à huile. Le gouvernement central de Jakarta, toujours sous l’œil de la communauté internationale, envoya ensuite des enquêteurs pour évaluer l’étendue des dégâts environnementaux ; la conséquence finale fut que le Ministère de l’Environnement engagea des actions au civil contre deux entreprises agro-industrielles. Des actions pénales furent intentées contre cinq entreprises en tout, et l’inculpation de certains des dirigeants d’entreprises conduisit à leur incarcération. Ce sont là des exemples de peines d’emprisonnement pour crimes environnementaux qui sont rares aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés.
En janvier 2014, à la suite des manifestations de masse d’une population qui avait récemment pris conscience du problème, le gouvernement provincial commença à construire des barrages sur les canaux créés par l’agro-industrie pour assécher les tourbes dans ces zones de plantation au contrat désormais résilié. Il mit en place un programme de restauration de la forêt tropicale à l’échelle du paysage.
Il faudra des années pour que les tourbes de la région de Tripa se rétablissent et que l’habitat des singes soit restauré, même dans une région tropicale où la croissance végétale est rapide, mais le précédent créé par la population d’Aceh avec le soutien d’étrangers concernés peut servir d’inspiration et constitue un jalon légal qu’il serait bénéfique de copier à travers le monde dans les pays en développement ainsi que dans les pays développés.
Le rapport La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes cite trois raisons principales qui expliquent cette victoire rare et remarquable ; elles pourraient toutes être appliquées à des combats pour la conservation de l’environnement à travers le monde :
- L’accumulation et la publication de données précises, correctes et vérifiables sur des variables telles que la profondeur de la tourbe, les points chauds (feux), la déforestation et les infractions environnementales. Ces documents ont permis le développement de dossiers juridiques solides et clairs contre les entreprises, fondés sur des preuves en grande partie incontestables.
- L’utilisation victorieuse de ces données par un consortium comprenant des ONG environnementales, sociales et de défense des droits de l’homme et des personnes issues de la population locale pour rendre ces problèmes connus du public. Cet effort concerté s’est finalement transformé en une forte campagne nationale et internationale qui a obtenu le soutien à long-terme de populations à travers le monde. Cela a considérablement fait pression sur des responsables gouvernementaux clés pour les inciter à poursuivre des actions en justice ; cela a aussi contribué à réduire les opportunités que pourraient avoir l’industrie et d’autres acteurs d’interférer avec le processus judiciaire.
- La présence d’une ou plusieurs agences gouvernementales ayant la volonté politique d’agir. Dans ce cas précis, UKP4 (aujourd’hui disparue), le Ministère de l’Environnement et le service des poursuites pénales ont réuni une multitude de preuves et de données sur les méfaits environnementaux commis et, sous le regard et la pression du public, ont utilisé ces informations pour préparer et conduire des actions en justice.
« L’étude de cas d’Aceh, en Indonésie, souligne le fait que certains des mécanismes d’application des lois les plus prometteurs peuvent provenir non pas de la législation qui protège spécifiquement les singes de l’abattage et de la chasse mais de réglementations sur les forêts ou de moratoires publics qui protègent l’habitat des singes indirectement », commente l’étude. Pour résumer : en protégeant l’habitat, on protège les singes.
A la question de savoir s’il y a des élaborations de lois ou de mesures qui pourraient faire office de systèmes globaux et applicables partout offrant un système de protection hautement intégré pour l’habitat de singes qui existe encore de par le monde, Giedre Jokubauskaite, co-auteur de l’étude et avocate pour l’Institut international pour le développement et l’environnement, a répondu à Mongabay.com sur le ton prudent et mesuré propre aux juristes internationaux.
« Dans [ce rapport], nous avançons qu’il n’y a pas de remède miracle au niveau gouvernemental qui assurerait la protection des singes, précise-t-elle. Les états que nous avons étudiés varient en termes de distribution “verticale” du pouvoir décisionnel. En fonction de l’état, les décisions qui concernent la gestion des forêts sont prises au niveau local, régional ou national. Tous les systèmes analysés ont leurs défauts et leurs mérites. Par exemple, la gestion des forêts au niveau national est souvent plus efficace quand il s’agit d’adopter des mesures et des lois en faveur de la conservation de l’environnement (puisqu’il y a plus de chances que le gouvernement national déclare comme zones protégées des zones forestières très étendues). D’un autre côté, le gouvernement national n’a souvent pas les moyens de faire appliquer ces lois efficacement. Il a besoin que les autorités et les populations locales soient partie prenante à leur cause et surveillent les pratiques illégales. Ainsi, la coopération à tous les niveaux de gouvernance est cruciale. »
Pour les singes, grands et moindres, d’Afrique de l’Ouest et d’Asie du Sud-Est, il est urgent d’avoir une bonne gouvernance qui rende des comptes aux populations locales et aux parties intéressées non-humaines – qui vise à contenir les instincts voraces qui caractérisent souvent notre espèce. Pour que les événements de la province indonésienne d’Aceh ne deviennent pas la norme à l’avenir, il faut que le statu quo postcolonial fait d’élites gouvernantes léthargiques, de corruption endémique et d’exploitation des ressources naturelles à des fins mercantiles soit de plus en plus tempéré par la primauté du droit.
DIVULGATION COMPLÈTE : Arcus Foundation, qui est à l’origine du rapport La Planète des Grands Singes : L’Agriculture industrielle et les grands singes mentionné dans cet article est l’un des bailleurs de fonds de Mongabay. Cependant, l’auteur de cet article ignorait cette relation au moment de sa rédaction et l’a écrit de manière indépendante.