Parties d’éléphant confisquées aux braconniers. Photographie réalisée par Nuria Ortega.
Depuis cinq ans, le biologiste espagnol Luis Arranz est directeur du Parc national de la Garamba, en République démocratique du Congo (RDC).
Luis Arranz et une équipe de près de 240 personnes, parmi lesquels 140 gardes, travaillent à protéger une vaste zone d’environ 5 000 kilomètres carrés de forêt vierge, abritant une population de plus de 2 300 éléphants qui doit aujourd’hui faire face à un nouvel ennemi plus puissant.
Les gardes rencontrent des groupes de braconniers non seulement plus grands, mais aussi équipés d’armes toujours plus sophistiquées. Selon Luis Arranz, des groupes armés tels que l’Armée de résistance du Seigneur, venue de l’Ouganda, tuent désormais les éléphants pour leur ivoire.
INTERVIEW AVEC LUIS ARRANZ
Mongabay: Assistons-nous à une nouvelle étape plus violente dans l’abattage des éléphants pour leur ivoire, avec la participation de groupes équipés d’armes plus sophistiquées ?
Luis Arranz: Le problème est que le prix de l’ivoire a beaucoup augmenté, ce qui signifie que certaines personnes sont prêtes à tout pour en obtenir. Jusqu’à maintenant, nous combattions des groupes de braconniers peu nombreux ou faiblement armés (6 personnes équipées de 2 ou 3 armes). Mais nous rencontrons à présent des groupes de plus de 30 personnes transportant des armes lourdes telles que des mitrailleuses.
Mongabay: On suppose que des groupes armés sont responsables de certains abattages.
Luis Arranz. Photographie réalisée par Nuria Ortega. |
Luis Arranz: Ce ne sont pas que des suppositions. Jusqu’à récemment, les braconniers venaient essentiellement de la région, voire du Soudan.
L’Armée de résistance du Seigneur (ARS), qui vient de l’Ouganda, se trouve en RDC depuis cinq ou six ans et nous pensions qu’elle n’avait pas tué d’éléphants. Mais nous savons à présent qu’elle en a tué. L’ARS a kidnappé des milliers d’enfants pour les obliger à travailler en tant que soldats ou esclaves sexuels. À chaque fois que nous avons une fusillade avec eux, des enfants essaient de s’enfuir.
Ces enfants nous ont raconté que cette année, l’ARS a reçu de Joseph Kony, son leader, l’ordre de tuer des éléphants et de lui envoyer l’ivoire.
Une fille nous a dit qu’elle avait plusieurs fois aperçu des groupes de personnes partant avec 10, 15 ou 20 défenses pour en apporter l’ivoire à Kony.
Mongabay: Combien de gardes travaillent à la Garamba ?
Gardes forestiers du Parc national de la Garamba. Photographie réalisée par Nuria Ortega.
Luis Arranz: Le parc fait environ 5 000 kilomètres carrés. Nous avons à peu près 140 gardes. Parmi eux, une trentaine ne sont plus très jeunes, ils ont la soixantaine, et ne font pas de patrouilles. Ils essaient de continuer à travailler aussi longtemps que possible car il n’y a pas de système de retraite.
Certains gardes restent toujours au quartier général du parc pour le défendre, car nous avons été attaqués en 2009 et 16 personnes ont été tuées.
Nous avons des gardes qui ont de nombreuses années d’expérience, comme Alexandre Tamoasi ou Agare. Ce sont véritablement eux qui permettent au parc de continuer à exister malgré tous les problèmes.
Tamoasi et Agare se sont souvent retrouvés dans des fusillades avec les braconniers, mais ils ne battent jamais en retraite.
Mongabay: Est-ce que vous envisagez d’utiliser des armes plus sophistiquées ?
Luis Arranz: Les gardes risquent leurs vies car la plupart des confrontations avec les braconniers se terminent en fusillades. Nos armes (principalement des AK 47) sont très vieilles et en mauvais état, et nous avons beaucoup de mal à obtenir des munitions, donc nous ne pouvons pas faire d’entrainement sur cible.
Des dispositifs de vision nocturne pourraient nous aider à repérer les camps en soirée et l’utilisation de drones serait une possibilité, mais aucune décision n’a encore été prise. Actuellement, nous avons un Cessna 206 et un ULM pour survoler le parc. Les braconniers nous ont déja tiré dessus.
Mongabay: Pourriez-vous nous donner des détails sur l’incident survenu en avril, lorsque 22 éléphants ont été tués ?
Éléphants massacrés par des braconniers pour leur ivoire. Photo réalisée par Nuria Ortega.
Luis Arranz: Un des éléphants équipés de colliers radio ne bougeait plus et nous sommes allés avoir ce qui s’était passé. Nous avons trouvé un groupe de cinq éléphants, trois adultes et deux petits dont on avait retiré les défenses et les parties génitales. Ils se trouvaient ensemble, les adultes protégeant les petits, ce qui est assez rare chez les éléphants car ils courent lorsqu’ils entendent des coups de feu.
Ce qui nous a également frappé, c’est qu’il y avait de nombreuses empreintes humaines autour de ces éléphants, mais nous n’en avons trouvé aucune rejoignant ou quittant l’endroit.
Bien que ce ne soit jamais arrivé auparavant, nous pensons qu’ils ont pu être tués depuis un hélicoptère. Au total, 22 éléphants ont été tués en plusieurs groupes, tous le même jour.
Nous avons récupéré quelques crânes et découvert que dans chacun d’entre eux, la balle était entrée par le sommet de la tête.
Quelques jours plus tard, nous avons aperçu un hélicoptère militaire survolant le parc à très basse altitude, et personne n’a pu nous dire ce que cet hélicoptère faisait là.
Mongabay: Comment se déroule une journée typique pour vous ?
Luis Arranz: Dans mon métier, il n’y a pas de journée typique. Chaque jour est différent car de nouveaux problèmes surviennent constamment.
Je prends l’ULM le matin, pour voir ce qu’il se passe dans le parc et faire savoir que nous sommes présents.
Dans la Garamba, en plus de la protection du parc, nous menons des recherches et nous essayons aussi d’impliquer les gens vivant autour du parc, de soutenir la construction d’écoles, d’hôpitaux, de puits.
Je passe beaucoup de temps à traiter avec les employés, les autorités locales, les autorités à Kinshasa et les gens qui nous donnent de l’argent.
Mongabay: Quels sont les principaux défis dans la Garamba ?
Deux éléphants dans le Parc national de la Garamba. Photographie réalisée par Nuria Ortega.
Luis Arranz: La Garamba est vraiment très vaste et presque impossible à protéger complètement. Nous suivons quelques éléphants à l’aide de colliers radio pour savoir où ils se déplacent au cours de l’année, et pendant la saison des pluies, lorsqu’ils quittent le parc.
Les années précédentes, nous perdions six ou sept éléphants par an. Cette année, nous en avons déja perdu 50.
Nous devons améliorer l’entrainement des gardes, en recruter d’autres et leur fournir l’équipement nécessaire, ce qui inclut des armes et des munitions.
Mongabay: Qu’est-ce qui vous a conduit à exercer ce métier ?
Luis Arranz: Lorsque j’ai obtenu mon diplôme de biologiste en Espagne, il était très difficile de travailler sur le terrain. Je ne voulais pas travailler dans un bureau, et j’ai toujours voulu travailler en Afrique.
C’était en 1980 et depuis, à l’exception des cinq années que j’ai passées en Amérique du Sud (notamment en Bolivie, au Brésil et au Vénézuéla), j’ai toujours travaillé dans la conservation en Afrique.
J’ai d’abord passé six ans en Guinée équatoriale, puis en Amérique du Sud, deux ans en Angola, huit à nouveau en Guinée équatoriale comme directeur du Parc national de Monte Alen, sept ans dans le Parc national de Zakouma au Tchad et maintenant, je suis à la Garamba depuis cinq ans.
La plupart des projets ont été financés par l’Union européenne. À la Garamba, le donateur principal est également l’UE mais nous sommes aussi financés par l’Espagne. Nous avons de la chance, car il y a encore là des gens qui comprennent vraiment le caractère problématique de la conservation en Afrique. En 2007, j’ai été contacté par l’African Parks Foundation pour travailler à la Garamba. C’est une organisation à but non lucratif qui se charge directement de réhabiliter les parcs nationaux et de les gérer sur le long terme, en partenariat avec les gouvernements et les communautés locales.
La vérité, c’est que de tous les endroits où j’ai été, celui-ci est de loin le plus difficile à cause des problèmes de sécurité, mais aussi pour des raisons logistiques, puisqu’il est très isolé.
Je suis ici parce j’en ai envie, évidemment, mais aussi parce la Garamba est un endroit spécial qui disparaitra si personne ne le protège. Le gouvernement de la RDC n’a pas d’argent pour financer le parc, et si l’Union européenne arrêtait son financement et que nous partions, il n’y aurait plus aucun éléphant ou hippopotame d’ici un an.
À Zakouma, nous sommes passés de 3 800 éléphants en 2006 à environ 400 aujourd’hui. On a assisté à un véritable carnage. La même chose pourrait se produire à la Garamba.
Avant, dans les années soixante, la Garamba possédait l’une des plus grandes populations de rhinocéros blanc. Ils étaient environ 1 200, et aujourd’hui, il n’en reste plus un seul.
Nous travaillons pour essayer de maintenir le parc jusqu’à ce que la situation change dans le pays et que le parc puisse être géré comme d’autres en Afrique. Si les animaux disparaissent et que des gens s’installent ici, il sera impossible de réhabiliter les populations d’éléphants. C’est une course contre la montre.
Mongabay: Vous avez déclaré que le commerce d’ivoire s’apparentait au trafic de drogue.
Garde forestiers de la Garamba. Photographie réalisée par Nuria Ortega.
Luis Arranz: Comme je l’ai dit avant, si la demande continue à augmenter et que l’on paye plus pour une défense d’éléphant, il y aura des gens prêts à tuer et à mourir pour l’obtenir.
À notre niveau, nous ne pouvons pas arrêter ce massacre, c’est totalement impossible. Nous pouvons essayer de le réduire, mais les braconniers viennent de mieux en mieux préparés.
Je pense que nous devrions complètement interdire le commerce d’ivoire. Personne n’a besoin d’ivoire, et ceux qui meurent aujourd’hui sont les gardes et les braconniers qui gagnent très peu d’argent et ne sortent jamais de la pauvreté dans laquelle ils vivent.
En ce moment, ils paient 200, 300 ou 500 dollars pour chaque kilo. Et j’ai déja vu des défenses pesant environ 40 kilos.
Ils continueront de venir avec plus d’hommes, des hélicoptères ou tout ce qui sera nécessaire. Ce commerce doit être complètement interdit ou il sera impossible de le combattre.
Troupeau d’éléphants. Photographie réalisée par Nuria Ortega. |
Le problème de l’ivoire n’est pas nouveau. Du temps du Roi Léopold, les Européens voulaient l’ivoire, puis ce fut le tour des Américains, et aujourd’hui, le principal marché est la Chine.
Le problème est que la Chine compte plus de 1 300 millions de personnes et que si la moitié d’entre eux veulent un demi-kilo d’ivoire, tous les éléphants du monde ne suffiront pas.
La solution est de convaincre non seulement la Chine, mais aussi les autres pays asiatiques, l’Europe et les États-Unis que le commerce d’ivoire est en train d’achever les éléphants et qu’il doit être complètement interdit.
Mongabay: Que peuvent faire les lecteurs pour aider à protéger les éléphants ?
Luis Arranz: La première chose à faire est bien sûr de ne jamais acheter d’ivoire en aucune circonstance. Personne n’a besoin d’ivoire, il existe des substituts. Mais pour une sculpture ou une figurine sur un poste de télévision, des éléphants et des gens meurent.
Nous dépensons des millions en œuvres d’art et en musées, et personne ne remet cela en cause, mais nous sommes incapables de conserver ce que nous avons déja.
J’ai un immense respect pour les éléphants. Malgré toutes ces tentatives de les achever, ils sont toujours là.
Chaque éléphant est un miracle en soi, six ou sept ou huit mille kilos d’un animal parfait, qui met 22 mois à naitre.
Je crois qu’il existe peu de choses plus belles dans ce monde que le passage d’un groupe de 400 éléphants à travers la savane. C’est de plus en plus difficile à apercevoir car nous sommes en train de les tuer. Nous sommes en train d’achever les éléphants.
De vastes troupeaux d’éléphants survivent encore à la Garamba, mais pour combien de temps ? Photographie réalisée par Nuria Ortega.