Le fils de Darwan, Ruswandi, était un étudiant de 21 ans lorsqu’en 1998, des milliers de manifestants ont occupé le Parlement pour exiger la démission d’un Suharto vieillissant. La roupie était alors en chute libre en raison d’une crise financière régionale, privant ainsi le dictateur de sa capacité à camoufler de fortes inégalités. La croissance économique, ainsi que l’utilisation de l’armée pour imposer un contrôle violent ont été le socle de son régime. Mais à mesure que l’économie s’effondrait, que les denrées alimentaires s’amenuisaient et que, dans tout le pays, les manifestants remplissaient les rues, Suharto a fini par être lâché par ses alliés et a été contraint de démissionner.

Durant trois décennies, Suharto a placé des secteurs entiers de l’économie aux mains des membres de sa famille et de ses acolytes. Bien qu’il ait prétendu, avec succès, être trop malade pour comparaître en justice, il a été officiellement accusé d’avoir détourné des centaines de millions de dollars des caisses de l’État, via un réseau d’associations caritatives.

Une enquête du magazine américain Time a estimé que sa famille avait amassé une fortune de 15 milliards de dollars. L’organisation non gouvernementale (ONG) internationale Transparency International a d’ailleurs classé Suharto comme le dirigeant le plus corrompu au monde.

Des manifestants s’opposant aux actions de Suharto dans le Timor oriental, région qui fit sécession avec l’Indonésie suite à la démission de l’homme fort du pays. Photo de Rob Croes/Wikimedia Commons.

Avec le vide politique qui s’est créé à la suite de sa démission, le pays menaçait de se désagréger. Improbable État-nation composé d’une multitude de peuples ethniquement et linguistiquement très divers, se répartissant sur des milliers d’îles, l’unité de l’Indonésie avait été maintenue par un régime fortement centralisé, soutenu par l’armée. La bureaucratie était régentée par les Javanais, peuple de l’île densément peuplée qui dans les faits fournissait à l’état son identité culturelle. Au fur et à mesure que la domination des Javanais s’est érodée, les identités jusqu’alors brimées ont réémergé en une véritable force. Sans l’imposant centre de gravité que Suharto a été à Jakarta, les régions ont commencé à s’échapper de sa sphère de contrôle.

La compétition pour remplacer l’autorité du régime de Suharto a catalysé des violences sectaires à travers tout l’archipel. Les insurrections séparatistes se sont intensifiées à Aceh et en Papouasie. Les chrétiens et musulmans se sont entretués dans les îles Maluku. Au Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo, l’impression que les autochtones Dayaks s’étaient fait marcher sur les pieds a été utilisée pour inciter des violences contre les migrants de la ville de Sampit. Partout, le but était le même : le contrôle des ressources.

La récompense en vue, pour ceux qui pouvaient se hisser au sommet, était une part du butin issu des immenses richesses naturelles de l’Indonésie. Ses îles étaient assises sur des réserves de métaux précieux et d’énergies fossiles, et recouvertes de forêts tropicales regorgeant de bois précieux. Durant trois décennies, tout le monde avait observé, impuissant, au détournement des revenus issus de l’exploitation de ces ressources, vers Jakarta et les comptes personnels de la famille et des acolytes de Suharto. À présent, ses richesses étaient à prendre.

Darwan a grandi dans un village résolument musulman sur les berges du Sembuluh, un vaste lac au cœur du district du Kotawaringin oriental, dans le Kalimantan central, la plus grande province de la partie indonésienne de Bornéo. Ses origines restent mystérieuses même pour ceux qui ont étudié la région, mais un vieil homme issu de la même communauté nous a dit que Darwan était né au début des années 50, dans une famille ordinaire. Ses parents étaient tailleurs et cultivaient également des arbres à caoutchouc sur un petit lopin de terre. Ils avaient appelé leurs autres garçons Dardi, Darlen, Darhod et Darwis. Dans les années 90, Darwan opérait dans la capitale du district, Sampit, dont l’économie était alors fortement dépendante de l’exploitation forestière. Les bois durs précieux étaient extraits des jungles, qui autrefois recouvraient l’île. Les troncs étaient transportés par la rivière jusqu’à Sampit, pour être transformés puis exportés.

Attachés les uns aux autres, des troncs d’arbres issus des forêts tropicales du Seruyan descendaient la rivière Sekonyer vers des centres dédiés à l’exportation tels que Sampit. Photo reproduite avec l’autorisation d’EIAImages.

L’exploitation forestière dépassait largement ce qui pouvait être récolté de manière légale ou durable. Une économie parallèle florissait, fondée sur les espèces sonnantes et trébuchantes d’un commerce du bois non autorisé (mais tacitement cautionné) par les pouvoirs locaux. Darwan a évolué dans ce monde, d’abord en tant qu’entrepreneur du bâtiment sur des projets d’infrastructure, puis comme lobbyiste pour l’industrie, et enfin comme membre local proéminent du Partai Demokrasi Indonesia Perjuangan (parti démocratique indonésien de lutte) ou PDIP.

Les quelques apparitions de Darwan dans les journaux locaux à cette époque montrent son ascension en tant que représentant de la communauté entrepreneuriale, s’opposant aux actions menées pour tenter de la réguler ou de modérer ses pires excès. Il proteste contre une interdiction mise en place pour lutter contre la corruption et excluant les entreprises des appels d’offres des projets gouvernementaux ; il est controversé après avoir décroché, sans appel d’offres, un contrat pour l’approvisionnement de meubles aux écoles ; il se plaint des taxes imposées au secteur forestier, instituées pour éviter la coupe illégale du bois. « L’impression globale qui en ressort est celle d’un homme d’affaires typique de Bornéo qui gagne beaucoup d’argent dans l’économie souterraine », nous dit Gerry van Klinken, professeur de l’université d’Amsterdam qui suit de près la situation politique au Kalimantan.

Tandis que l’économie de Jakarta déclinait, et que l’emprise du cercle de Suharto sur les ressources naturelles se dissipait, l’économie parallèle et les personnes qui la contrôlaient sont passées au premier rang. Une mafia liée à l’exploitation forestière a avancé dans les zones protégées. Le parc national de Tanjung Puting, principalement composé d’une forêt marécageuse grouillant d’orangs-outans, de léopards et de crocodiles, a été particulièrement convoité pour ses ramins et ses bois-de-fers. Les bureaux d’une agence publique locale qui essayait de réduire la coupe de bois ont été réduits en cendre. Peu de temps après qu’un journaliste ait fait un reportage sur l’exploitation illégale du bois dans le parc, il a été agressé, tailladé à coup de machettes et laissé pour mort dans un fossé. Il a survécu de peu, mutilé et défiguré.

En 1999, l’Indonésie s’est embarquée dans un ambitieux programme de décentralisation, transférant un large éventail de pouvoirs de Jakarta vers les bureaucraties locales, dans l’espoir de limiter les envies séparatistes, mais aussi pour rendre le gouvernement plus responsable. Les chefs de districts, les bupatis, ont reçu le pouvoir de mettre en place leurs propres réglementations, tant qu’elles n’entraient pas en conflit avec les lois existantes. Ils ont largement exercé ce pouvoir. L’une des premières décisions de l’administration du Kotawaringin oriental a été de taxer les cargaisons de bois illégal, soutenant tacitement l’économie parallèle plutôt que de s’y confronter.

En 2002, le Seruyan, nommé d’après la rivière qui le traverse, a été séparé du Kotawaringin oriental pour en faire un nouveau district. L’année suivante, Darwan, qui était alors à la tête du parti PDIP au Kotawaringin oriental, est devenu le premier bupati du Seruyan. Sa juridiction s’étend sur 300 kilomètres au nord de la mer de Java jusqu’aux jungles reculées, faiblement peuplées par des autochtones Dayaks. La bordure occidentale du Seruyan inclut une partie du parc national de Tanjung Puting. Le district est dominé par des plaines situées entre le parc et Sampit, avec le lac Sembuluh en son centre. Au tournant du millénaire, plus des deux tiers du district sont encore recouverts de forêts. Même si celles-ci étaient clairsemées suite à l’exploitation forestière, elles hébergeaient toujours une faune et une flore riches, qui pouvaient rivaliser avec la plupart des paysages du globe.

L’île de Bornéo est partagée entre l’Indonésie, la Malaisie et le Sultanat de Brunei.

La première génération de bupatis arrivée au pouvoir a été sélectionnée par les membres du parlement du district. L’ascension de Darwan avait surpris quelques observateurs, voyant en lui un novice en politique. Il aurait déclaré que tous les bureaucrates qui soutiendraient sa candidature grimperaient du premier au second échelon, ou du second échelon au troisième et ainsi de suite, sans réaliser que cela constituerait en fait une rétrogradation. Mais Darwan était également considéré comme un putra daerah, un « fils de la terre », qui se battrait pour son peuple. Il avait reçu un mandat de cinq ans, une demi-décennie pour changer le sort de sa terre natale, avant de faire face à ses électeurs par la voix des urnes.

En 2003, l’économie du district stagnait. Le commerce du bois s’effondrait sous le poids de ses propres excès. Le lac Sembuluh avait été un centre de construction navale, attirant à son apogée des artisans d’autres îles. Mais les navires étaient faits de bois durs et étaient destinés à transporter ce même bois, si bien que l’industrie allait disparaitre à mesure que le bois s’épuisait. Avec des forêts déjà dépouillées de leurs bois les plus précieux, Darwan avait pris les rênes d’un district dont l’apogée en tant que plaque tournante du bois, sa principale source de revenus, arrivait à son terme.

Les plantations, en particulier celle de palmiers à huile, représentaient le substitut le plus évident. On extrait de la noix de palme (le fruit du palmier à huile) une graisse comestible utilisée partout : du chocolat aux détergents, en passant par le biocarburant. La demande mondiale pour cette matière première était en hausse, et la région située au sud du lac Sembuluh était considérée comme ayant un énorme potentiel pour le développement à grande échelle de cette culture commerciale. Malgré le manque d’infrastructures, la région était proche des villes portuaires de Pangkalanbun et Sampit. Les fonctionnaires du district avaient imaginé cette dernière comme une ville de transit dynamique, pour les ouvriers venant travailler sur les plantations et pour l’huile de palme exportée vers les marchés internationaux. Darwan avait annoncé ses plans d’inviter des investisseurs de Hong Kong et de Malaisie. Il avait promis un nouveau port pour faciliter les exportations et un allègement des réglementations.

Marianto Sumarto, le propriétaire d’une scierie locale qui avait rejoint l’équipe de campagne de Darwan en 2003, expliquait que la prise de pouvoir par un « fils de la terre » créait de l’espoir. « Cela a rendu les gens fiers », nous a-t-il raconté. « Mais ils ne savaient pas qu’en coulisses, il jouait un jeu plus important. »

Deuxième partie : Le boom des plantations

La poignée d’entreprises de plantation présentes au Seruyan avant l’arrivée sur les lieux de Darwan avait attisé un ressentiment latent. Les villageois ont prétendu n’avoir été informés de l’inclusion de leurs terres dans le permis délivré à PT Agro Indomas (près du lac Sembuluh) que lorsque leurs fermes ont été incendiées ou détruites au bulldozer. L’entreprise, détenue par deux milliardaires sri lankais, a profané leurs cimetières, poussant les villageois à détruire un pont situé à l’intérieur de la concession.

Un homme, dont les terres ont été réquisitionnées par une entreprise du nom de PT Mustika Sembuluh, a ensuite confié à une ONG que les gens n’avaient eu d’autre choix que d’accepter une compensation aux conditions de l’entreprise, dans le cadre de ce qui a été perçu comme un transfert de terres « énergique ». « Si on résistait, on faisait face au dispositif de sécurité déployé pour protéger les opérations de l’entreprise », a-t-il expliqué. « Notre chef de village nous a dit à l’époque que si nous refusions d’abandonner nos terres, l’entreprise allait quand même procéder au défrichage du terrain, car elle détenait le permis, et que de toute façon nos terres appartenaient à l’État. »

Les plantations ont pollué le lac et les rivières à tel point, qu’à certains endroits de l’eau potable a dû être acheminée par camion-citerne. Elles ont également fait péricliter le commerce de la pêche, ce qui, parallèlement à l’effondrement de la construction navale, a alimenté une « émigration massive » des hommes, explique Gregory Acciaioli, conférencier à l’université d’Australie-Occidentale (University of Western Australia), qui a réalisé un travail de terrain dans le district. « On comptait un nombre considérable de femmes chefs de famille qui travaillaient sur les plantations de palmiers à huile, remplissant des sacs plastiques de terre et de jeunes plants. » Nous a-t-il dit. « Elles arrivaient tout juste à joindre les deux bouts. » A-t-il ajouté. « La situation était plutôt triste. »

Malgré ces expériences, un optimisme nouveau avait vu le jour au regard des grandes plantations, et ce, dès le début du règne de Darwan, selon Mashudi Noorsalim, un chercheur qui a étudié la croissance du secteur de l’huile de palme au Seruyan. Lorsque Darwan est entré en fonction, certains se sentaient optimistes quant aux perspectives d’emploi ou à la possibilité de décrocher un contrat — pour le transport des noix de palme ou la construction de routes d’accès. Noorsalim nous a dit que bon nombre de résidents pensaient que les choses s’amélioreraient du fait que Darwan, l’homme pilotant une nouvelle vague d’investissements, était un « fils de la terre ». « Certains d’entre eux croyaient qu’il ferait en sorte que les plantations les aident », a-t-il expliqué.

En tant que bupati, Darwan était en mesure d’octroyer des permis à qui bon lui semblait, sans consultation publique ou appel d’offres. Le ministère des Forêts exerçait théoriquement un contrôle à un stade avancé du processus d’octroi de permis pour les terres relevant de ses vastes compétences. Mais sur l’ensemble de la province du Kalimantan central, le ministère était généralement ignoré, éliminant ainsi l’ultime contrôle des pouvoirs d’octroi de permis des bupatis. Au Seruyan, ceci a entraîné un boom des permis de plantation dont le nombre excédait presque tous les autres districts d’Indonésie.

Notre analyse des permis, auprès de bases de données gouvernementales et d’autres sources, montre que, de 1998 à 2003, seuls trois permis ont été attribués aux entreprises productrices d’huile de palme du Seruyan. De 2004 à 2005, Darwan en a délivré 37, couvrant au total une zone de près d’un demi-million d’hectares, soit plus de 80 fois la taille de Manhattan. Une tendance similaire a été observée sur l’ensemble du Kalimantan, mais à plus grande échelle, à mesure que les bupatis profitaient de leur mainmise sur les transactions foncières pour octroyer des permis en masse, entraînant une explosion de la déforestation.

Des permis de plantation ont été délivrés dans la majeure partie du Seruyan, y compris à l’intérieur du parc national de Tanjung Puting.

Le groupe BEST — une entreprise privée appartenant aux frères indonésiens Tjajadi — a été parmi les premiers à obtenir un permis auprès de Darwan. Sans aucun égard pour la loi, Darwan leur a octroyé un permis qui empiétait sur le parc national de Tanjung Puting. Le parc a reçu un sursis d’exécution en 2003, lorsque Jakarta a fini par prendre des mesures contre l’exploitation forestière illégale qui le ravageait. Les forces de sécurité sont descendues sur le parc, dans une démonstration de force visant à signaler la fin de l’apogée de l’extraction incontrôlée de bois.

Le ministère des Forêts a incité Darwan à révoquer le permis. Mais pour bien montrer où se trouvait le véritable pouvoir de cette nouvelle ère, les bupatis ont tenu bon et les bulldozers de BEST ont investi la forêt protégée.

Dans une plantation BEST, un panneau affichait l’inscription suivante : « Ils ont besoin de nous pour les protéger, sauvons les orangs-outans. »

Parmi les précurseurs, on retrouve certaines des familles les plus aisées d’Asie du Sud-est. Lorsque Darwan a pris ses fonctions en 2003, Robert Kuok, alors le deuxième homme le plus riche de Malaisie, se revendiquait d’être le plus grand propriétaire terrien du district. Par la suite, son portefeuille de plantations au Seruyan a fusionné avec une autre entreprise de l’immense empire familial pour former Wilmar International, sans doute la plus grande entreprise d’huile de palme au monde.

En 2005, Arif Rachmat est devenu PDG de Triputra Agro Persada (la branche agro-industrielle familiale). Les travaux de défrichage dans le cadre de l’un de ses premiers projets, une concession gigantesque au sud du lac Sembuluh, ont alors commencé. Deux des plus riches familles indonésiennes étaient réunies au sein d’une structure qui détenait les plantations de son entreprise au Seruyan.

Les forêts de Bornéo renfermaient d’immenses quantités de carbone, qui ont été libérées lors du défrichage des forêts destinées aux plantations. Dans les étendues sud de l’île, une bonne partie de cette jungle poussait sur des tourbières, composées de couches profondes de matières organiques accumulées sur des milliers d’années. Pour planter des palmiers sur cette tourbe, les producteurs d’huile de palme ont creusé de grands fossés afin de la drainer de son eau. Ceci a entraîné une décomposition rapide, relâchant dans l’atmosphère de puissants gaz à effet de serre. Cette tourbe sèche est par ailleurs très inflammable. Les entreprises comme les cultivateurs ont l’habitude d’utiliser le feu pour défricher les terres destinées à l’agriculture. En 2006, l’Indonésie a vécu l’une des pires saisons des feux de forêt jamais connue, alors que la fumée (provenant des incendies de Sumatra et du Kalimantan) faisait exploser une véritable bombe de carbone et recouvrait la région d’une brume visible depuis l’espace. Sous la gouvernance de Darwan, le Seruyan a été l’une des zones les plus touchées.

Feux de Bornéo et Sumatra en septembre et octobre 2006. Photo reproduite avec l’autorisation de la NASA.

Dans un documentaire de 2007 sur l’impact de l’huile de palme au Seruyan, un villageois pointe du doigt quelques grands arbres qui se dressent au milieu d’un paysage dénudé. Sur la cime d’un de ces arbres est assis un énorme orang-outan. Les forêts du sud du Seruyan constituaient l’habitat naturel de ces primates. Ils pourraient survivre à la perte d’une partie des grands arbres (au profit des bûcherons), mais pas à la destruction totale de leur habitat naturel en faveur de plantations.

Le parc national de Tanjung Puting abrite l’une des plus vastes et denses populations d’orangs-outans encore à l’état sauvage.

La même année que le Seruyan s’est enflammé, un rapport, commandé par le gouvernement britannique, a attiré l’attention sur l’ampleur des émissions de gaz à effet de serre provoquées par la déforestation mondiale, qui avaient dépassé le secteur des transports pourtant très gourmand en énergies fossiles. En 2007, la Banque mondiale est arrivée à cette conclusion surprenante : du fait de la destruction de ses jungles et tourbières, l’Indonésie émettait plus de gaz à effet de serre que toute autre nation — à l’exception des États-Unis et de la Chine.

La déforestation et les changements apportés à l’utilisation des terres (un euphémisme pour l’avancée des plantations) représentaient environ 85 pour cent des émissions de gaz à effet de serre de l’Indonésie. À l’échelle mondiale, le pays était responsable de plus du tiers des émissions appartenant à cette catégorie, aujourd’hui reconnue comme le principal facteur du changement climatique.

La majorité des pertes forestières de l’archipel s’est produite sur les îles de Sumatra et de Bornéo, les principales victimes de la croissance des plantations. Mais même là-bas, la destruction a été concentrée sur seulement deux provinces : Riau, sur la côte est de Sumatra, et le Kalimantan central, d’où est originaire Darwan Ali. La région se trouvait désormais au centre d’une crise mondiale, et le Seruyan jouait un rôle.

Troisième partie : Les lanceurs d’alerte

Un jour, début 2007, une voiture s’est arrêtée devant la maison de Marianto Sumarto, le propriétaire de scierie qui avait aidé Darwan à se faire élire. Il vivait à Kuala Pembuang, une petite ville côtière, capitale du Seruyan. Marianto avait identifié l’homme au volant comme un fonctionnaire, alors que celui-ci baissait sa vitre pour lui donner une pile de documents.

« Jetez-y un œil. Il y a un problème », avait dit l’homme d’un ton plat, avant de reprendre la route.

Lorsque Marianto a examiné le dossier, il a trouvé des copies de permis de plantation que Darwan avait accordé à une poignée d’entreprises, ainsi qu’une liste de directeurs et d’adresses d’entreprises. Il a immédiatement reconnu les noms de membres de la famille de Darwan. Parmi les adresses, il a remarqué celle du frère de Darwan, à Kuala Pembuang.

« Je ne sais pas pourquoi il m’a apporté ces documents », nous a dit Marianto début 2017, assis sur le palier de la maison où le lanceur d’alerte s’était présenté. « Peut-être qu’il se sentait concerné par le sort du Seruyan et qu’il voulait rectifier le tir. Peut-être qu’il se sentait déçu du cours qu’avaient pris les événements et pensait que je serais suffisamment courageux pour réagir. »

Marianto Sumarto examine une carte des concessions, chez lui à Kuala Pembuang.

Migrant de l’île de Java, Marianto est arrivé au Kalimantan en 1985. Il a rejoint la compagnie maritime d’un ami, avant d’enfiler le costume de bûcheron pour le compte d’une entreprise malaisienne. Il a appris le métier sur le tas, finissant par prendre son envol en tant que « bûcheron illégal », comme il le dit lui-même.

Lorsque le Seruyan s’est formé, Marianto était devenu dirigeant du parti PDIP dans le nouveau district, au même moment où Darwan dirigeait le parti dans le district voisin du Kotawaringin oriental. En 2003, il a rejoint la campagne de ce dernier pour être élu bupati, et son beau-frère est devenu le premier adjoint de Darwan. Mais au moment où il a rencontré le lanceur d’alerte, la gouvernance de Darwan inspirait déjà à Marianto une certaine amertume. Il avait le sentiment que Darwan avait trahi tout espoir que le Seruyan soit développé pour le bien de sa population. La multitude de plantations autorisées par Darwan avait justement l’effet inverse. « C’est ce que j’ai constaté », nous a dit Marianto. « Peut-être suis-je la personne la plus critique du district. »

Grand et sec, Marianto était chauve. Il avait une voix rauque et un large sourire. Lorsque nous nous sommes rencontrés, deux de ses doigts étaient enroulés dans un bandage. Il s’était blessé dans un accident de voiture quelques jours auparavant et avait perdu ses deux ongles. Son surnom, Codot (qui signifie « chauve-souris ») remonte aux années 1980, lorsqu’il jouait dans un groupe de rock amateur. « Je connais presque tout le monde dans le Seruyan », a-t-il déclaré. « Et tout le monde dans le Seruyan me connaît. »

Quelques jours après la fuite d’informations, Marianto et un ami ont fait les quatre heures de route jusqu’à Sampit, pour vérifier une série d’adresses figurant dans les documents. Il avait reconnu la première comme étant la maison du fils de Darwan, Ahmad Ruswandi. Ils y avaient organisé des réunions de campagne durant la période précédant son élection comme bupati et Marianto y avait passé une ou deux nuits. Il connaissait aussi l’adresse suivante. Il s’agissait de celle du tailleur de Darwan, qui avait fait les chemises du parti PDIP.

« Le fait est que notre pays est un pays corrompu », nous a expliqué Marianto. « Beaucoup de fonctionnaires ne voulaient pas insuffler la vie au Seruyan. Ils voulaient juste le saigner à blanc. »

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The Gecko Project et Mongabay ont reconstitué l’histoire de la distribution massive de permis par Darwan, en se basant sur des archives de la bourse, des bases de données des permis délivrés par le gouvernement et des actes d’entreprise. Des informations et témoignages supplémentaires ont été fournis par Marianto et Nordin Abah, un activiste local qui a aussi enquêté sur Darwan (à la même période que Marianto). Nous avons corroboré nos découvertes avec des interviews de personnes impliquées dans plusieurs de ces entreprises.

Il en est ressorti un système particulièrement élaboré et coordonné. Des entreprises fictives étaient créées aux noms de membres de la famille et d’acolytes de Darwan, et se voyaient attribuer des permis pour des hectares de terres. Ces entreprises étaient ensuite vendues aux plus grands conglomérats de la région. Les personnes impliquées pouvaient bénéficier de profits à hauteur de centaines de milliers, voire de millions de dollars. Si le plan était arrivé à son terme, il aurait transformé la quasi-totalité de la partie sud du district, en dessous des terres intérieures vallonnées, en une plantation géante de palmiers à huile. Si Darwan était arrivé à ses fins, il serait possible de rouler, sur 75 kilomètres d’est en ouest et sur 220 kilomètres du sud au nord, à travers une mer de palmiers.

Les permis accordés aux entreprises appartenant à la famille de Darwan et à ses acolytes menaçaient de transformer la partie sud du Seruyan en une vaste plantation de palmiers à huile.

Le système impliquait plus de vingt personnes apparaissant comme des directeurs ou des actionnaires des entreprises fictives. Parmi ces personnes se trouvaient des membres de la famille de Darwan, des partenaires de l’époque où il était chef d’une association d’entrepreneurs du bâtiment, des membres de son équipe de campagne électorale, et au moins une personne qui a déclaré que son nom était utilisé comme façade.

La femme de Darwan, Nina Rosita, a été actionnaire de l’une de ces entreprises. Sa fille Iswanti, qui allait par la suite elle-même exercer comme politicienne au niveau provincial, a été directrice et actionnaire d’une entreprise, actionnaire d’une seconde, et directrice d’une troisième. Sa fille Rohana a également été directrice. Son fils Ruswandi a eu un rôle plus important, en tant que directeur de plusieurs entreprises et actionnaire d’au moins une autre. Son frère aîné Darlen a détenu deux entreprises, et son frère cadet Darwis une. Le système s’étendait aussi à sa famille élargie, notamment à son neveu et au mari de sa nièce.

Iswanti, la fille de Darwan Ali

Au total, nous avons identifié 18 entreprises en lien avec Darwan. Trois ont été constituées plusieurs années avant qu’il ne devienne bupati. Cela montre que son intérêt pour la plantation de palmiers à huile à grande échelle a précédé sa carrière politique, mais qu’il a été contrarié : les entreprises sont restées inactives jusqu’à sa prise de fonction. Deux de plus ont été créées en 2004, un an après son élection, puis dès le début de l’année 2005, une activité débordante s’est amorcée.

Vers la fin du mois de janvier, cinq entreprises ont fait leur apparition en deux jours ; une autre a vu le jour deux semaines plus tard. Nous avons pu identifier les directeurs de toutes les entreprises, et les actionnaires de toutes les entreprises sauf six.

Presque toutes les entreprises ont compté au moins un membre de la famille de Darwan dans leur actionnariat. Le nom de ce dernier, quant à lui, n’est jamais apparu en connexion avec l’une d’entre elles, et Marianto en est venu à estimer qu’il coordonnait le système. « Ils sont comme des pions sur un échiquier », a-t-il expliqué. « Et c’est Darwan qui déplace les pièces. »

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La plupart des noms ont été utilisés au compte-gouttes. Mais certains sont revenus plus souvent que d’autres, ce qui a fourni des indices importants quant au fonctionnement du système. Le premier nom est Vino Oktaviano, qui est mentionné comme actionnaire de trois entreprises créées le même jour, et comme directeur d’une quatrième.

Nordin Abah, l’activiste local qui a mené sa propre enquête sur Darwan, connaissait bien Vino. Leurs enfants ont fréquenté la même école et ils se retrouvaient parfois pour boire un café. Dans la foulée du scandale concernant le groupe BEST et le parc national, Nordin a cherché à trouver les noms se cachant derrière la distribution massive de permis par Darwan. Lorsqu’il a découvert le nom de Vino, il s’est décidé à le questionner. Vino a dit à Nordin que Darwan avait utilisé son nom, mais qu’il n’avait en réalité aucune fonction au sein de ces entreprises.

« Il pensait que c’était normal, que cela n’aurait aucune conséquence », nous a expliqué Nordin au bureau de Palangkaraya de son ONG, Save Our Borneo (« Sauver Notre Bornéo »). « Il ne voulait tout simplement prendre aucune responsabilité. »

Nordin Abah replonge dans les souvenirs de son enquête lors d’une interview en janvier 2017.

Vino est l’un des neveux de la femme de Darwan, et il a travaillé comme entrepreneur du bâtiment, obtenant des contrats grâce à l’administration de Darwan. Le nom de son chef — un confident de Darwan, du temps où il faisait partie d’une organisation syndicale professionnelle — apparaissait également dans des documents de l’entreprise.

Nordin se souvenait lui avoir dit : « Tu vas finir en prison Vino, si tout ça se découvre ». Vino lui avait répondu : « Ils m’ont forcé à le faire, Din. J’ai été piégé ».

Alors que Marianto était un initié des arcanes de la politique, un membre puissant et influent du marché de l’exploitation forestière qui garde un goût amer de l’homme qu’il avait auparavant considéré comme un allié, Nordin était lui un militant qui harcelait les entreprises productrices d’huile de palme détruisant le Seruyan. Il avait également des liens étroits avec et à l’intérieur du district. Son oncle a assuré la fonction de secrétaire régional, la plus haute position des services publics régionaux. Sur les traces de Darwan, il s’était mis à exploiter ses proches au sein de la bureaucratie pour trouver des indices. Il a réussi à trouver la plupart des noms des personnes impliquées, remarquant, comme Marianto, que de nombreuses adresses auxquelles les entreprises étaient enregistrées étaient fausses ou appartenaient au bupati et à sa famille.

Nordin a observé qu’une entreprise de plantation devait faire tourner une usine pour broyer les fruits, et Vino « n’était même pas capable de gérer une usine de tofu ». Il est convaincu que d’autres personnes ont été utilisées de la même manière. « Vous pourriez être un enseignant, un journaliste, ou un entrepreneur — il n’y a aucune chance qu’une telle personne puisse obtenir un permis pour une plantation », a expliqué Nordin. « Vous ne savez pas comment développer une entreprise productrice d’huile de palme. Et vous n’avez pas l’argent. C’est juste pour vendre. L’histoire est la suivante : j’utilise votre nom pour obtenir un permis et le vendre à quelqu’un d’autre. »

Le nom d’Ambrin M Yusuf est mentionné comme directeur d’une des entreprises. Nordin l’a identifié comme un confident de Darwan, de leur époque dans l’association des entrepreneurs du bâtiment du Kotawaringin oriental. Nous l’avons retrouvé dans sa maison à Kuala Pembuang, où il était récemment rentré après avoir purgé une peine d’emprisonnement pour son rôle d’intermédiaire, transportant de l’argent liquide, dans un scandale local de corruption.

Ambrin M Yusuf à son domicile de Kuala Pembuang.

Il a admis être un allié politique de Darwan, et a affirmé que des intermédiaires lui avaient demandé de mettre l’entreprise à son nom. Cependant, il a prétendu, de manière peu plausible, qu’il avait refusé, et que la personne mentionnée dans les documents était un autre homme portant le même nom. Il a toutefois admis qu’il était « normal » pour un bupati d’accorder des permis aux membres de sa famille.

Les histoires de Yusuf et de Vino suggèrent que des acolytes ont été utilisés comme façades, probablement pour qu’un autre nom (celui du vrai bénéficiaire) n’apparaisse pas sur les documents. Nordin et Marianto sont convaincus que d’autres personnes, dont les noms apparaissent, ont été quant à elles complices. Tous deux désignent un homme appelé Khaeruddin Hamdat comme figure centrale.

Khaeruddin Hamdat alias Daeng

Khaeruddin est désigné comme directeur de trois des entreprises, mais jamais comme actionnaire. Marianto, Nordin et d’autres l’ont identifié comme « l’adjudant » de Darwan. Il s’agit d’un terme communément utilisé en Indonésie pour désigner la personne qui sert de conseiller, de bras droit et de fixeur pour les politiciens. Surnommé Daeng, un surnom affectueux donné aux hommes de son île natale Sulawesi, Khaeruddin était seulement âgé d’une trentaine d’années lorsque les entreprises sont formées. Nordin le décrit comme le « chef de Jakarta » ou le gardien de Darwan, celui qui rencontrait des cadres d’entreprises productrices d’huile de palme dans un hôtel chic de la capitale (Khaeruddin a refusé de répondre à nos questions).

« Comme Darwan doit se protéger, il n’utilisera jamais son propre nom pour conclure un marché », a expliqué Nordin

La plupart des personnes impliquées dans ce système se sont montrées élusives ou ont refusé de répondre lorsqu’elles ont compris le tournant que prenaient nos questions. Nous savions toutefois où trouver Hamidhan Ijuh Biring. Il avait été emprisonné pour un autre scandale de corruption, et nous l’avons retrouvé dans une prison située sur un des principaux boulevards de Palangkaraya, la capitale provinciale.

Le nom d’Hamidhan est mentionné comme directeur et actionnaire de l’une des 18 entreprises. Il était également marié à la nièce de Darwan. Il nous a expliqué qu’il avait monté l’entreprise et reçu un permis de Darwan, mais qu’il manquait de fonds pour développer une plantation. Darwan l’a incité à vendre l’entreprise à un allié politique de Jakarta, qui était également directeur d’une entreprise de plantation du district. Une fois le marché conclu, Hamidhan a reçu une partie du paiement, mais le reste, a-t-il découvert plus tard, est allé directement dans les poches de Darwan. « Il s’avère que Darwan lui avait dit : “inutile de payer Hamidhan” », a-t-il relaté avec amertume.

Avant que sa relation avec Darwan ne tourne au vinaigre, Hamidhan était un initié et avait participé à sa campagne de réélection en 2008. Il a corroboré les témoignages de Nordin et Marianto, selon lesquels Khaeruddin Hamdat était l’adjudant de Darwan. Il a déclaré qu’à chaque fois qu’il rencontrait le bupati, Khaeruddin était présent.

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La chronologie des événements après la création des entreprises fictives nous donne deux informations. Tout d’abord, il n’avait jamais été prévu que les fondateurs développent eux-mêmes les plantations. Entre décembre 2004 et mai 2005, Darwan a délivré à 16 des entreprises des permis pour des plantations. À la fin de l’année 2005, au moins neuf d’entre elles avaient été vendues — pour des centaines de milliers de dollars — à des entreprises majeures du secteur de l’huile de palme. Il semble peu plausible qu’une série de personnes interconnectées, pour la plupart, membres d’une même famille, aient simultanément créé des entreprises, pour ensuite décider qu’elles n’avaient pas les compétences pour les diriger. L’unique explication est qu’elles avaient été créées pour être vendues, dotées des actifs de Darwan.

Darwan Ali a fourni des licences à 18 entreprises, propriétés de membres de sa famille ou d’acolytes. La plupart d’entre elles ont été vendues à Triputra Agro Persada et à la branche huile de palme du groupe Kuok, PPB Oil Palms, qui a par la suite fusionné avec Wilmar International. Source : Bursa Malaysia, Ditjen AHU, Nordin Abah, Marianto Sumarto et autres.

Deuxièmement, ces événements nous apprennent que la création et la vente des entreprises ont été particulièrement bien coordonnées. La plupart d’entre elles ont été établies dans un court laps de temps, nombre d’entre elles à quelques jours d’intervalle. Plusieurs d’entre elles ont également été vendues sur une courte période de temps, quelques mois plus tard.

Huit des entreprises fictives ont été achetées par les Kuoks fin 2005. La famille et les acolytes de Darwan ont tiré un peu moins d’un million de dollars des marchés conclus avec les milliardaires malaisiens. Tout bien considéré, ce n’était qu’une misère, une fraction de ce que les Kuoks allaient retirer des plantations si elles étaient développées. Mais dans ces transactions, les actionnaires liés à Darwan gardaient une part de 5 pour cent dans chacune des entreprises, ce qui pouvait faire de chacun d’entre eux des multimillionnaires à part entière.

En octobre 2005, PPB Oil Palms, du groupe Kuok, annonce un accord pour l’achat de 95 pour cent d’une entreprise appartenant aux frères de Darwan Ali et à un politicien du Seruyan. L’entreprise avait été constituée neuf mois auparavant. Source : Bourse de Malaisie.

Les preuves obtenues par Nordin des liens entre la famille de Darwan et les entreprises vendues aux Kuoks ont tout d’abord été révélées dans le rapport d’une ONG internationale, en juin 2007. Seulement deux semaines avant que deux des entreprises de la famille Kuok ne fusionnent sous le nom de Wilmar International, probablement la plus grande entreprise d’huile de palme au monde. Wilmar attirait déjà l’attention pour une litanie d’illégalités, et d’abus sociaux et environnementaux sur ses plantations. La même année, un consortium d’ONG a déposé une plainte auprès du médiateur de la Banque mondiale, fournissant des preuves, plus tard confirmées, que l’institution a enfreint ses propres mesures de protection en finançant l’entreprise controversée.

Bien que les allégations concernant les permis de Darwan ne soient que brièvement mentionnées dans le rapport de l’ONG, le parfum d’un scandale de corruption aurait pu être de trop. Dans un e mail de réponse aux questions posées pour cet article, Wilmar nous a expliqué avoir décidé de fermer définitivement les entreprises fournies par Darwan, après avoir commencé à collaborer avec des ONG. Wilmar a cependant refusé d’indiquer à quel moment la décision a été prise, et a continué à lister ces entreprises dans son rapport annuel jusqu’en 2010.

Triputra Agro Persada, présidé par le jeune Arif Rachmat, a racheté sept entreprises à la famille du bupati (Triputra a refusé plusieurs demandes d’interview avec Arif Rachmat, mais l’entreprise a toutefois répondu par e-mail à quelques-unes de nos questions). Quatre de ces entreprises ont plus tard été définitivement fermées, mais les trois autres, qui ont été développées, étaient directement liées à Ruswandi, le fils de Darwan. À la fin de l’année 2007, deux de ces entreprises avaient déjà commencé à défricher de vastes zones forestières, des sols tourbeux et des terres cultivables. Pour la population et l’environnement du Seruyan, Triputra s’est avérée être l’une des pires entreprises productrices d’huile de palme, malgré une forte compétition.

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Marianto était convaincu que Darwan avait trahi ses électeurs. Quand il a rencontré le lanceur d’alerte au début de l’année 2007, le boom des plantations avait déjà démarré, et pourtant l’habitant moyen du Seruyan était dans une moins bonne situation qu’à l’ère de l’exploitation forestière. À présent, la seule option pour de nombreux cultivateurs est de gagner un salaire misérable en tant qu’ouvrier sur l’un des domaines. Ils ont perdu leurs terres cultivables, la destruction des forêts les a privés de nourriture et d’autres ressources, et la pêche est devenue de plus en plus difficile dans des eaux polluées. Par-dessus tout, la promesse que les méga-plantations seraient accompagnées de petites exploitations pour les cultivateurs, leur donnant ainsi une part du gâteau, n’a pas été tenue.

Marianto a imputé les problèmes émergeant à Darwan. Le bupati avait le pouvoir de retirer les permis au même titre qu’il pouvait les accorder. S’il l’avait voulu, il aurait certainement pu forcer les entreprises à tenir leurs engagements envers la population du Seruyan. La fuite a bel et bien confirmé que son intérêt se trouvait ailleurs.

La Commission d’éradication de la corruption en Indonésie (KPK), née après la chute de Suharto, prenait une place importante dans la lutte contre les pots-de-vin versés par des fonctionnaires. En juin 2007, alors que l’Indonésie a dépassé la Malaisie en tant que plus grand producteur d’huile de palme, au monde, Marianto a rassemblé ses découvertes et s’est rendu à Jakarta pour les remettre en main propre à l’agence.

Alors que 2007 touchait à sa fin, des délégués du monde entier sont arrivés sur l’île indonésienne de Bali pour la 13e conférence annuelle de l’ONU sur le changement climatique. Le destin des forêts de la Terre était définitivement à l’ordre du jour. Mais dans les gratte-ciels de Jakarta, un autre jeu avait commencé. Quatre jours avant le début du sommet de l’ONU, alors que Darwan Ali préparait sa campagne pour sa première élection directe, son fils Ruswandi entrait dans la tour Kadin pour y rencontrer Arif Rachmat, avec l’objectif de conclure un nouveau marché avec Triputra.

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La démission de Suharto avait nourri l’espoir que les grands larcins de son régime diminuent. On s’attendait à ce que la rapide décentralisation du pouvoir rapproche la responsabilité des décisions politiques des personnes réellement affectées par ces dernières. Mais en 2008, l’année du premier vote direct pour le bupati du Seruyan, il est devenu de plus en plus clair que la corruption s’était simplement déplacée plus bas dans le système.

Dans un livre à paraître intitulé Democracy for Sale (« La démocratie à vendre »), les politologues Ward Berenschot et Edward Aspinall écrivent que les districts d’Indonésie étaient dominés par « un monde souterrain de relations et de réseaux politiques personnalisés, de marchés secrets, d’échange de faveurs, de corruption, et d’une myriade d’autres pratiques officieuses et douteuses ».

Les élections étaient une pierre angulaire de ce jeu. Elles étaient devenues des affaires extrêmement coûteuses, avec un coût proportionnel au pouvoir détenu sur les projets lucratifs ou les ressources naturelles que le gagnant pouvait distribuer à ses sympathisants. Pour les bupati dirigeant les districts riches en terres et en forêts, ils s’élevaient régulièrement à plusieurs millions de dollars. Berenschot, Aspinall, ainsi que d’autres chercheurs ayant étudié les élections indonésiennes ces deux dernières décennies ont identifié un processus uniforme et systématique par lequel les candidats dépensent leur argent.

Tout d’abord, ils soudoient des fonctionnaires de leur parti politique pour s’assurer de leur sélection comme candidat. Puis, ils recrutent un large groupe d’activistes politiques et de figures influentes pour rejoindre leur « équipe gagnante ». Ensuite, ils fournissent de l’argent liquide pour que leur équipe gagnante achète le soutien de personnalités locales influentes : des chefs de village, des leaders religieux et des responsables de clubs de sport — qui bénéficient d’une large influence dans certains endroits. Ces personnes, à leur tour, sollicitent le soutien de personnes de leur propre sphère d’influence.

Les candidats organisent de coûteux rassemblements et concerts, où ils paient des chanteurs populaires pour se produire sur scène et offrent des repas gratuits. Pour finir, ils se lancent dans ce que l’on pourrait appeler une « invasion matinale ». Ils envoient des douzaines de sympathisants dans les rues pour frapper aux portes et distribuer de l’argent aux électeurs pour solliciter leur soutien. Cette partie-là, nous explique Berenschot, est la plus coûteuse pour les candidats. Il estime que le budget pour présenter sa candidature de bupati se situe entre 1,2 et 6 millions de dollars.

Les fonds proviennent en général d’hommes d’affaires et d’entrepreneurs locaux, qui s’attendent à une récompense si le candidat est élu. « Après l’élection, c’est l’heure du remboursement. Les donateurs et les militants peuvent s’attendre à être récompensés avec des emplois, des contrats, des crédits, des projets et d’autres avantages », écrivent Berenschot et Aspinall. Mais ils remarquent également que les personnes en poste partent avec un avantage, ayant accumulé un « trésor de guerre – comme on pouvait s’y attendre en s’impliquant dans différentes formes de corruption », pour l’élection suivante. « L’échange de faveurs et d’avantages matériels à toutes les étapes du cycle électoral est tellement omniprésent qu’il donne l’impression que la démocratie en Indonésie est à vendre ».

De son propre aveu, Hamidhan Ijuh Biring, le mari de la nièce de Darwan qui avait obtenu un permis auprès du bupati, a joué ce genre de rôle dans la campagne de 2008. À l’époque, Hamidhan nous a dit qu’il pensait déjà s’être fait arnaquer par Darwan. Mais il croyait tout de même qu’il pourrait être récompensé si la personne en poste gardait son siège, et qu’il faisait partie du ticket gagnant.

Hamidhan Ijuh Biring

Hamidhan nous a avoué avoir contribué de 50 000 dollars à la campagne électorale de Darwan. Il avait compris qu’il rejoignait un groupe de personnes ayant personnellement profité du parrainage du bupati : des entrepreneurs du bâtiment à qui Darwan avait confié des projets lucratifs sans appel d’offres publics, ce qui était légal à l’époque ; des chefs de plantation qui pouvaient ordonner à leurs ouvriers, beaucoup d’entre eux étant des migrants venant d’autres îles, de voter pour la personne en poste. Au cours d’une « invasion matinale », raconte-t-il, des billets d’une valeur allant de 10 à 25 dollars étaient attachés au dos des paquets de nouilles instantanées distribués aux électeurs.

En février 2008, Darwan a remporté l’élection et conservé son poste de bupati du Seruyan pour un nouveau mandat de cinq ans. Pour fêter la victoire, son frère Darlen a organisé un concert près du lac, donné par le chanteur Rhoma Irama, surnommé le Roi de Dangdut. Darwan n’avait évidemment pas de concurrent sérieux, au vu de l’avantage pécuniaire qu’il détenait grâce à sa mainmise sur le poste de bupati. Il s’était imposé malgré la tempête imminente, provoquée par la haine grandissante des plantations. Les conséquences des transactions foncières qu’il avait présidées allaient bientôt devenir évidentes aux habitants de son district.

Quatrième partie : La résistance

Une nuit lors du second mandat de Darwan, un cultivateur appelé Marjuansyah qui vivait dans le village où le bupati a grandi, a reçu une visite surprise de la police. Il entretenait depuis deux ans une petite plantation de palmiers à huile à l’est du lac Sembuluh, où des centaines de jeunes arbres étaient sur le point de faire des fruits. Cependant, son terrain se trouvait aussi dans une zone attribuée à l’une des entreprises que Ruswandi, le fils de Darwan, avait vendues à Triputra.

Les agents de police ont dit à Marjuansyah qu’ils étaient là pour une affaire concernant l’entreprise. Triputra, disaient-ils, lui paierait 5 millions de rupiah, soit 550 dollars, pour chacun de ses neuf hectares. L’argent ne durerait pas, alors que les palmiers qu’il cultivait pourraient être une source de revenus pour le restant de ses jours, une sorte d’assurance alors qu’il avançait en âge. Il ne voulait pas vendre, mais se sentait mal à l’aise de refuser l’offre d’une entreprise qui l’avait approché par le biais de la police. Pensant qu’il les dissuaderait, il leur a plus tard dit qu’il n’accepterait l’offre que si l’entreprise la multipliait par deux.

Au lieu de cela, il nous a révélé que Triputra a payé des gens pour qu’ils fassent de fausses revendications sur ses terres. Des fonctionnaires locaux accommodants ont attesté de la transaction. L’entreprise a donc rasé son exploitation au bulldozer — les palmiers à huile de petits exploitants sont généralement de qualité inférieure aux arbres exploités par les entreprises — en plus de détruire la petite maison qu’il avait construite. Marjuansyah est dans la maison d’un ami, au village, et tient fermement une photo floue de son ancienne habitation quand il nous dit : « J’ai fait état de la situation à la police, mais ils n’ont rien fait. »

Marjuansyah montre une photo de la cabane détruite lorsque Triputra, dit-il, a saisi ses terres.

Un destin semblable s’est abattu sur bien de gens du Seruyan, au fur et à mesure que les entreprises de plantation progressaient à travers les terres cultivables et les forêts environnantes. Il était fréquent de voir des entreprises proposer d’acheter les terrains, sans aucun doute pour éviter la résistance. Mais ce n’était pas, comme l’a découvert Marjuansyah, une négociation, et accepter était la seule option.

Les cultivateurs étaient désavantagés parce que l’État ne reconnaissait pas leurs droits fonciers. Certains détenaient des documents délivrés par les chefs de village, mais ils paraissaient fragiles du point de vue juridique par rapport aux permis délivrés aux entreprises par l’État. Comme Marjuansyah l’a aussi découvert, les documents pouvaient être falsifiés ou manipulés. Beaucoup de revendications foncières se chevauchaient, une situation qui n’avait jamais perturbé le village lorsqu’il n’y avait pas de pression commerciale sur les terres, et que ces litiges pouvaient se résoudre grâce aux lois coutumières. À leur arrivée, les entreprises ont enflammé et profité de ces disputes, achetant les terres à ceux qui les vendaient en premier.

La présence des policiers dans la négociation avec Marjuansyah n’était qu’un cas parmi tant d’autres. Dans d’autres cas, ils avaient adopté une posture claire et partiale pour protéger les intérêts de l’entreprise. Un cultivateur appelé Wardian bin Junaidi nous a raconté comment la même filiale de Triputra a détruit ses ramboutans et ses durians (des arbres fruitiers). Toutes ses plaintes contre l’entreprise n’ont eu aucun effet.

Wardian bin Junaidi a été emprisonné pour avoir volé des fruits dans une plantation de Triputra.

« J’en avais assez de porter plainte », a-t-il expliqué. « Alors un jour, je suis allé moi-même récolter des noix de palme. » Il a été arrêté et emprisonné pendant plusieurs mois. « J’étais accusé de vol. Franchement, ce sont ces gens les voleurs. Mais la loi n’est pas objective. Elle n’est pas pour nous, les pauvres. Elle est en faveur des entreprises qui ont de l’argent. »

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Depuis les débuts de l’industrie de l’huile de palme en Indonésie, le gouvernement a toujours cherché à trouver un équilibre entre céder des terres aux grandes entreprises capables de créer des plantations viables, et assurer que les communautés environnantes en bénéficient. Dans les années 1980 et 1990, le pays a expérimenté plusieurs modèles, impliquant à la fois l’État et le secteur privé. La plupart du temps, les entreprises devaient céder de petites exploitations de palmiers aux cultivateurs locaux. Quelques hectares seulement de palmiers matures pouvaient suffire à changer la vie d’une famille démunie des régions rurales d’Indonésie.

La proportion de terres que les entreprises devaient donner variait. Trop céder de terres aux entreprises et les communautés n’en bénéficieraient pas ; ne pas céder assez de terres et l’investissement n’apparaissait pas intéressant. En 2002, la loi en vigueur était ambiguë en ce qui concerne le soutien que les entreprises devaient apporter aux cultivateurs locaux, mais il était clair qu’elles devaient le faire. C’est cette même loi qui avait donné le pouvoir aux bupatis de délivrer des permis et de les retirer dans les cas où les entreprises ne mettaient pas en place les mesures en faveur de « la croissance et de l’autonomisation » des communautés locales. En 2007 les lois sont devenues plus concrètes en exigeant des entreprises qu’elles donnent des plants et une parcelle, équivalente au cinquième de leur permis, pour de petites exploitations.

Toutes les entreprises qui avaient reçu le feu vert de Darwan étaient assujetties à ces lois, mais elles ne les ont respectées à aucun niveau. À partir du moment où les Kuoks et les Rachmats sont arrivés dans le district au début des années 2000, ils ont promis d’établir de petites exploitations. Le fait qu’ils n’avaient toujours pas tenu cette promesse pendant le second mandat de Darwan a occasionné davantage d’agitations.

Si les premières saisies de terres étaient un choc, la pénurie de petites exploitations était une piqure qui perdurait. Sans ces petites exploitations, les petites communautés étaient exclues des richesses produites par les plantations, qui étaient aux mains des milliardaires — désormais les plus grands propriétaires fonciers du district. Les autochtones avaient perdu leurs exploitations, les rivières étaient désormais polluées, les meilleurs emplois étaient réservés aux étrangers considérés comme plus compétents, et le salaire journalier d’un ramasseur de noix de palme n’était pas suffisant pour vivre dignement.

À mesure que les revendications des villageois tombaient dans l’oreille d’un sourd, il est apparu de plus en plus clairement que Darwan ne défendait pas seulement les intérêts des entreprises, mais qu’il utilisait aussi son contrôle auprès de l’État pour les soutenir. Lorsque Triputra a suscité des inquiétudes en annonçant son projet de construire une usine de traitement en amont du Lac Sembuluh, les habitants qui s’en sont plaints ont été menacés par le bupati en personne.

« En 2010, il est venu dans notre village à l’occasion d’une célébration religieuse et a dit : “personne ne doit s’opposer au moulin sous peine de s’attirer des ennuis” », confiait un villageois à une ONG. « Si vous travaillez pour le gouvernement ou les plantations, vous serez virés. » Plus tard, Darwan a installé de nouveaux chefs dans les villages s’opposant aux plantations, une façon institutionnelle d’éviter une quelconque résistance.

Au début du second mandat de Darwan, un homme costaud et franc appelé Budiardi a été élu à la législature du district avec pour mission, comme il le décrivait, de « défendre les droits de la population contre l’entreprise ». Budiardi était originaire du sous-district de Hanau où le groupe BEST s’était installé dans le parc national et les villages voisins. Pourtant, il avait vite constaté qu’il était inutile de chercher à changer le système de l’intérieur. Le parti de Darwan était majoritaire au parlement et le président du parlement n’était autre que son neveu. « Ça ne valait pas la peine de s’opposer à la politique de Darwan », nous a expliqué Budiardi. « Le bupati contrôlait le parlement. »

James Watt, un cultivateur stoïque du village de Bangkal à proximité du lac, avait cru aux promesses de Darwan selon lesquelles les plantations seraient au service de la population, avant que le groupe Sinar Mas, un conglomérat indonésien fondé par la famille milliardaire Widjaja, ne saisisse ses terres. « L’oppression était notre pain quotidien », nous rapportait James. « Défricher nos terres, déverser des déchets dans nos rivières. Qui aurait pu l’imaginer ? » Pendant que les entreprises avançaient, Darwan n’a pas bougé le petit doigt. « Il ne faisait que de fausses promesses. Je pense qu’être bupati était pour lui l’occasion de se faire autant d’argent que possible. »

À mesure que les cultivateurs du Seruyan ont pris conscience de la futilité de l’opposition par l’intermédiaire de l’état — les institutions locales, la police, le parlement et le bupati — ils ont commencé à prendre de nouvelles initiatives. Un homme appelé Sadarsyah, qui a affirmé que son terrain a été saisi par Triputra, est devenu début 2011 le symbole des conflits non résolus, en incitant des villageois à barrer pendant des jours une route appartenant à l’entreprise. Triputra a accusé Sadarsyah de fraude et a dénoncé les manifestants à la police.

Pendant ce temps, des centaines de villageois avaient bloqué la route principale dans la concession d’une filiale de Wilmar, où les effluents des moulins continuaient de polluer les sources d’approvisionnement en eau. Dès lors, il était fréquent de voir la police antiémeute dans les plantations. Lorsqu’une équipe d’une ONG a fait un voyage de recherche dans l’une des plantations de Wilmar en 2012, l’un des premiers constats qu’ils ont faits était la présence d’un soldat armé d’un fusil d’assaut M-16.

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La perspective de poursuites par la KPK planait sur Darwan. L’agence de lutte contre la corruption est venue au Seruyan en 2008, à la suite du rapport de Marianto, alors que Darwan venait tout juste de débuter son second mandat. Selon Marianto, ils ont effectué des fouilles dans des bureaux du gouvernement, à la recherche d’informations sur plusieurs voyages à Kuala Pembuang, la capitale côtière du district. (La KPK s’est abstenue de commenter la situation de Darwan.)

À un moment donné, ils ont tenu une réunion avec l’assistant de Darwan et une clique de personnalités locales, a ajouté Marianto. Il se souvenait de les avoir exhortés : « Ne vous contentez pas de regarder aux alentours. On espère que la KPK peut apporter les résultats que la population désire. » Toutefois, à mesure que le second mandat s’écoulait, l’enquête piétinait.

Nordin Abah, l’activiste qui a mené sa propre enquête sur Darwan, l’a également dénoncé à la KPK. Il était en contact avec la direction de l’agence tout au long du second mandat de Darwan, mais aucune procédure n’est apparue. Nordin aurait pu le dénoncer pour corruption à la police ou au bureau du procureur, en plus de le faire auprès de la KPK. Mais, il nous a dit que cela n’aurait servi à rien — ils étaient tout aussi corrompus que Darwan.

Nordin craignait aussi d’être « incriminé » — arrêté pour un crime qu’il n’avait pas commis. Il dit avoir reçu sur son téléphone des menaces à l’encontre de ses enfants. « Nordin, si tu reviens ici, si tu restes au Seruyan, tu ferais mieux de penser à ton fils », nous a-t-il dit en imitant la voix de ses intimidateurs. « Ces menaces envers mon fils m’ont inquiété. S’il ne s’agissait que de moi, il n’y aurait pas eu de problème, mais je ne supportais pas l’idée d’y mêler mon fils. » Nordin est décédé d’hypertension en juin de cette année à l’âge de 47 ans.

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Vers la fin de l’année 2011, les tensions atteignaient leurs pics au Seruyan. Des milliers d’habitants venant de tout le district ont envahi le siège de l’administration de Darwan à Kuala Pembuang, montant des tentes devant le bâtiment parlementaire et demandant une audience avec le bupati. Les manifestants représentaient 27 villages et exprimaient des revendications doubles, à savoir : les saisies de terres et le non-respect de la promesse de donner de petites exploitations. James Watt, le cultivateur de Bangkal dont le terrain a été saisi par le groupe Sinar Mas faisait partie des coordinateurs. Ils étaient accompagnés des membres sympathisants du parlement local, parmi lesquels Budiardi. Les gens ont déroulé leurs bannières, installé une cuisine générale et déclaré leur intention de rester jusqu’à ce que Darwan se présente à eux..

Une coupure de journal traitant des manifestations de 2011. Sur la bannière on peut lire, « N’aie pas peur bupati, nous réclamons uniquement nos droits ».

Des jours plus tard, Darwan apparait finalement à l’entrée du bâtiment parlementaire. Sortant sur une véranda surélevée, il regarde d’en haut les manifestants l’entourant. Ses bajoues lourdes et son sourire oblique lui donnent une expression sardonique. Il porte sa chemise foncée de bupati, boutonnée jusqu’en bas, et un peci noir — un chapeau porté par les musulmans. Il est accompagné d’assistants et d’autres figures du gouvernement notamment le chef de la police locale.

James Watt et les autres chefs des manifestants se sont servis d’un mégaphone pour exprimer leurs revendications. Ils voulaient que le bupati use de son pouvoir pour pousser les entreprises à résoudre les conflits fonciers, et les oblige à donner un cinquième de leurs terres pour des plantations communautaires. Après les avoir écoutés, Darwan leur a souhaité la bienvenue et leur a répondu qu’il essaierait de transmettre leurs aspirations aux entreprises. Cependant, il a déclaré qu’il serait impossible à ces dernières de céder des plantations communautaires au sein de leurs plantations étant donné que rien ne les y obligeait. Ils l’ont hué, lui ont crié qu’il était un menteur, se rappelle James. Darwan a levé sa main dans le but de les calmer, mais sans succès.

« Il s’est senti embarrassé », racontait James. « Il a décidé de ne plus rien dire, il s’est donc retourné, il est rentré dans le bâtiment, et il est sorti par l’arrière. »

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Les manifestations ont eu lieu pendant une brève escalade de conflits concernant les terres à travers l’Indonésie. Le mois d’après, un conflit trouble au Mesuji, dans le sud de Sumatra, est devenu la principale préoccupation de toute la nation, après qu’un général à la retraite ait diffusé une vidéo lors d’une séance parlementaire à Jakarta, montrant prétendument des preuves que des agents de sécurité d’une entreprise productrice d’huile de palme avaient décapité des cultivateurs.

Quelques mois plus tard, des centaines de villageois ont occupé un port sur l’île de Sumbawa pour s’opposer à un permis d’exploitation minière délivré à une entreprise australienne. Au bout de cinq jours, la police antiémeute a ouvert le feu sur les barricades, tuant deux adolescents. Le même mois, 28 cultivateurs d’une île au large de la côte de Sumatra se sont cousu la bouche pour protester contre un permis de plantation couvrant plus d’un tiers de leur île. À la fin de l’année, au moins 22 personnes avaient perdu la vie dans des centaines d’actions entreprises à travers le pays.

Les critiques ont blâmé les manifestants pour leur « mépris du droit démocratique de présenter leurs revendications à leurs élus » en faveur du « pouvoir de la rue », comme cela a été exprimé dans un éditorial du journal Jakarta Post. Budiardi, le membre du parlement local du Seruyan, le voyait différemment. « Nous avons essayé de communiquer avec eux pour résoudre les conflits fonciers et faire équipe avec la population », nous a-t-il dit. « Toutefois, je pense qu’il nous est impossible de faire quoi que ce soit si le bupati se moque des doléances de la population. »

Budiardi chez lui à Hanau, dans le Seruyan.

En ce même mois de décembre, 11 personnes du sous-district d’Hanau, d’où est originaire Budiari, sont entrées dans une plantation du groupe BEST pour se livrer à leurs propres actes de vandalisme. Lassées des années de plaintes adressées à l’entreprise, elles ont arraché plusieurs palmiers à la racine à l’aide d’un camion et d’une corde. Toutes les personnes ayant participé ont été emprisonnées pendant plusieurs mois. Budiardi n’était pas présent, mais il avait organisé des manifestations devant les bureaux de l’entreprise. Pour cela, il a alors été étiqueté comme un « provocateur ». Un mandat a été délivré pour son arrestation. Ignorant les injonctions, Budiardi s’était rendu à Jakarta avec une délégation de résidents d’Hanau pour une audience au parlement national. Après à peu près un mois en tant que « fugitif », il a lui aussi été arrêté. Il a par la suite été jugé et condamné à quatre mois de prison.

Pour Budiardi, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Une fois de retour chez lui après avoir purgé sa peine, il a vidé son armoire à dossier, pris les copies des permis émis par Darwan ainsi que d’autres documents, les a emmenés derrière sa maison et les a brûlés. « J’ai perdu ma volonté de continuer la lutte », nous a-t-il expliqué. « Je ne voulais plus en entendre parler. »

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Si Budiardi s’était résigné après s’être heurté aux plantations, cela n’a fait que renforcer la détermination de James Watt. Il en aurait besoin, car le favori dans la course à la succession de Darwan, après son second et dernier mandat, n’était autre que le propre fils du bupati, Ahmad Ruswandi.

Ahmad Ruswandi pendant la campagne électorale au Seruyan, en mars 2013.

Au moment des élections au Seruyan, en avril 2013, l’ère post-Suharto cédait déjà sous la pression des leaders locaux qui étaient devenus maîtres dans la manipulation de la démocratie. Des clans entiers s’étaient rués dans les couloirs du gouvernement alors que les chefs de district cherchaient à continuer leur règne après le terme de leur mandat, en installant leurs époux(ses), frères, cousins et enfants à des postes politiques. Plus tard en 2013, l’arrestation du juge suprême d’Indonésie pour avoir pris des pots-de-vin pour régler des contentieux électoraux allait propulser le problème de la politique dynastique sur la scène nationale. Toutefois, lorsque Ruswandi s’était présenté au poste de bupati, c’était déjà une préoccupation pour les résidents du Seruyan qui ne pouvaient pas supporter l’idée de cinq années supplémentaires sous la domination de la famille de Darwan.

« Pour nous, c’était comme changer la coque de son téléphone », disait Wardian, le cultivateur qui avait été emprisonné pour avoir volé des noix de palme pour se venger de la saisie de ses terres par une filiale de Triputra. « En dessous, la machine est la même. »

Vu la façon dont se passaient souvent les événements, Ruswandi avait toutes les chances de gagner. Il avait le soutien des 12 partis ayant un siège au parlement local. Son principal rival avait été mis hors course lorsque l’un des partis lui avait retiré son soutien à la dernière minute, pour soutenir Ruswandi. Le chef de sa section au Seruyan avait exprimé sa confusion par rapport à cette décision qui avait été prise au niveau provincial.

Ward Berenschot, l’un des auteurs du livre Democraty for Sale (« La démocratie à vendre »), a déclaré que l’argent entrait systématiquement en jeu lorsque les candidats recherchaient l’appui des partis politiques, dont ils avaient besoin pour se porter candidats. Les partis pouvaient réclamer jusqu’à 1 milliard de rupiahs, pratiquement l’équivalent de 75 000 dollars, pour chacun des sièges parlementaires qu’ils possédaient. Ambrin M Yusuf, l’homme qui dit avoir échappé de justesse d’être impliqué dans les manigances des permis était dans l’équipe de campagne de Ruswandi. Il nous a par ailleurs révélé que Darwan avait lui-même monté les soutiens pour Ruswandi. « Haji Darwan a pris tous les partis », disait-il — en utilisant un titre honorifique comme marque de respect. « Il a acheté (le soutien) et a payé à la province. »

Darwan était tellement certain des chances de son fils qu’il se serait vanté que cela ne ferait aucune différence s’il avait un orang-outan comme colistier. Cependant, alors que Ruswandi faisait campagne dans les villages qui avaient subi la forme de développement menée par son père pendant une décennie, il avait surement vu de quoi lui donner à réfléchir. Lors d’un face à face avec Wardian, il avait réalisé que son chemin vers la victoire ne serait probablement pas aussi facile qu’il l’avait imaginé. « Vous ne pouvez pas compter sur votre argent pour gagner », l’avait averti le cultivateur aigri.

La confiance de Darwan s’est avérée mal placée. Pendant ce temps, un mouvement populaire grossissait derrière son seul adversaire, Sudarsono. Sans le soutien d’un parti, il lui fallait collecter des milliers de signatures pour pouvoir se présenter en indépendant. Sudarsono était un membre du parlement provincial, alors que Yulhaidir, son candidat au poste de vice-bupati, avait participé à la grande manifestation de 2011 en tant que membre du parlement du Seruyan. Les têtes de proue de l’événement, telles que James Watt, ont appuyé la campagne de Sudarsono et mis sur pied des sites de volontaires chez eux pour pouvoir organiser de là.

James Watt chez lui à Bangkal. L’affiche à gauche est une relique de la campagne électorale de 2013.

Les indépendants ont mené leur campagne sur une plateforme visant directement l’industrie de l’huile de palme, en prenant l’engagement s’ils étaient élus de pousser les plantations à résoudre les conflits fonciers et attribuer des parcelles pour les petites exploitations. Une promesse qui a trouvé un écho auprès des électeurs qui se sentaient trahis par l’homme auquel ils avaient un jour accordé leur confiance. Sudarsono et Yulhaidir ont été déclarés vainqueurs avec 53,7 pour cent des votes, contre 46,4 pour cent pour Ruswandi. Ils sont ainsi devenus les premiers candidats du Kalimantan central à remporter le titre de bupati en tant qu’indépendants. Ruswandi a accusé les vainqueurs de fraude, mais a perdu son recours devant la Cour constitutionnelle.

L’ère de Darwan était terminée. Même si les ravages que ses transactions foncières avaient déclenchés allaient continuer, il avait perdu le pouvoir de nuire davantage. Du moins pour l’instant.

Cinquième partie : La corruption

Aux yeux des quelques témoins qui ont eu connaissance des agissements de Darwan, il ne faisait aucun doute que l’homme avait abusé de ses pouvoirs afin d’enrichir sa famille, tout en infligeant des dommages considérables aux gens qu’il était censé servir. Les enquêteurs de la KPK ont tourné autour de cette affaire durant des années sans jamais oser attaquer. Pourquoi ?

Les professionnels impliqués dans l’enquête, qui ont tous quitté l’agence depuis, n’ont pas souhaité ou n’ont pas pu témoigner dans le cadre de cet article. Nous nous sommes donc tournés vers les agents actuellement en poste à la KPK et nous sommes entretenus avec des ONG et des chercheurs s’intéressant aux actions menées contre la corruption en Indonésie. Nous avons également étudié d’autres affaires suivies par la KPK.

Le moyen le plus simple de poursuivre en justice un fonctionnaire corrompu en vertu de la loi indonésienne implique de le prendre en flagrant délit d’accepter un pot-de-vin, le plus souvent en mettant son téléphone sur écoute, ce que la KPK peut faire sans mandat. En 2012, l’agence a intercepté un paiement destiné à un bupati de l’île de Sulawesi. L’argent provenait d’une femme d’affaires qui cherchait à obtenir un permis pour produire de l’huile de palme. Affirmant tout d’abord qu’il s’agissait d’un « don », elle a par la suite soutenu qu’on l’avait extorquée. Le bupati et la femme d’affaires ont tous deux été incarcérés, mais il s’agit ici d’un des rares cas de trafic de permis qui a pu être porté en justice par la KPK. Tama Langkun, un chercheur travaillant pour l’Indonesia Corruption Watch (ICW), une ONG de Jakarta qui a notamment aidé Nordin Abah à poursuivre Darwan en justice, compare cette affaire à celle du Seruyan. « Selon moi, c’est la même chose », nous explique-t-il. « La seule différence, c’est que [pour Sulawesi] ils ont été pris la main dans le sac ».

De gauche à droite, Tama Langkun et Lais Abid, chercheurs pour l’Indonesia Corruption Watch.

L’affaire du Seruyan impliquait une stratégie bien plus complexe : plutôt que de demander de l’argent liquide en échange d’un permis, les proches de Darwan avaient créé des entreprises fictives utilisées comme intermédiaires pour générer de l’argent grâce aux entreprises productrices d’huile de palme. Cette ruse permettait de dissimuler les actes de corruption les plus évidents. Pour autant, la loi indonésienne comprend une définition plus large du délit de corruption, à condition que l’affaire jugée remplisse trois critères. Premièrement, le suspect doit avoir abusé de ses pouvoirs. Deuxièmement, il doit avoir agi avec l’intention de s’enrichir ou d’enrichir des proches. Troisièmement, il doit avoir causé des « pertes pour l’État », c’est-à-dire qu’un coût financier subi par le gouvernement peut être quantifié.

Au cours de l’enquête, il allait de soi que Darwan avait agi dans le but d’enrichir sa famille et ses acolytes, qui, grâce aux permis qu’il leur avait remis, ont accumulé plus d’un million de dollars. De la même manière, l’abus de pouvoir ne faisait que peu de doutes. Les permis que Triputra a achetés à son fils représentent un bon exemple – des preuves existent pouvant établir qu’ils auraient violé un certain nombre de lois au cours de leurs opérations, conséquence directe des réglementations peu contraignantes de l’administration Darwan.

La question du troisième critère, les pertes subies par l’État, se serait révélée plus épineuse. En cas de détournement de fonds de budgets ou de contrats, il est facile de calculer les sommes qui auraient dû finir dans les caisses de l’État. C’est d’ailleurs pour ce genre de délit que la plupart des bupatis se sont fait arrêter. Inversement, les pertes causées par l’octroi malhonnête d’un permis de déforestation, de plantation de palmiers à huile ou d’extraction de charbon sont bien plus compliquées à mesurer. Si les entreprises paient leurs impôts, les conséquences pour l’État ne sont pas manifestes. « Cela explique pourquoi le nombre d’affaires liées à la corruption dans le domaine des ressources naturelles traitées par les autorités en Indonésie est si bas », affirme Lais Abid, un autre chercheur de l’ICW.

Mais les poursuites pénales se heurtent aussi à un autre obstacle, sans rapport avec la loi. Sur tous les fronts et en sous-effectif, la KPK est dépassée par le nombre de plaintes 16 000 en 2008, l’année suivant la rencontre de Marianto avec le lanceur d’alerte à Kuala Pembuang. En 2007, la commission n’a terminé ses enquêtes que sur 19 affaires. Elle est aussi constamment menacée par des institutions rivales. En 2009, alors que Nordin était en contact avec la direction de la KPK au sujet de l’affaire Darwan, l’agence se voyait mêlée à un conflit avec la police nationale et le bureau du procureur, dont le sommet a été un coup monté, dans lequel le président de la KPK et deux de ces adjoints ont été accusés de meurtre, d’extorsion et de corruption. Dimas Hartono, un activiste basé à Palangkaraya et ayant travaillé avec Nordin soutient que la campagne d’accusation destinée à saper la KPK a eu pour effet de détourner l’attention loin de l’affaire Darwan.

Manifestation en soutien de la KPK en 2009, lors de son premier gros conflit avec la police nationale. Photo par ivanatman/Flickr.

La KPK est l’institution la plus respectée d’Indonésie et la plus crainte — elle n’a jamais perdu aucun de ses procès. Mais, revers de la médaille, l’agence tient beaucoup à l’aura créée par ses résultats exceptionnels et se montre donc réticente à se lancer dans un procès qu’elle n’est pas certaine de gagner. De plus, une fois lancée, une enquête ne peut être abandonnée, une clause de la loi indonésienne permettant ainsi d’empêcher les accusés de payer des pots-de-vin pour échapper à la justice. Selon Langkun, de l’ICW, cette loi a un effet pervers, l’agence n’osant pas s’engager dans des affaires trop complexes.

Ces dernières années, l’ICW a relevé 18 affaires « semblables à l’affaire du Seruyan » qui n’ont pas été traitées faute de preuves manifestes d’une remise de pot-de-vin aux fonctionnaires suspectés. « Honnêtement, c’est une vraie déception », confie Langkun. « Cela nous complique beaucoup les choses. »

Il est également possible que l’agence ait considéré Darwan comme une cible trop insignifiante, comparée aux ressources nécessaires pour le poursuivre en justice. La KPK préfère se concentrer sur les « gros poissons » de la capitale que sur les bupatis des îles extérieures. Que l’affaire ait été délaissée parce que Darwan représentait une cible trop modeste, ou parce que les pertes subies par l’État n’étaient pas facilement démontrables, cette situation souligne une faille importante de l’agence : ses difficultés à enrayer le type de corruption qui a les plus graves conséquences sur les forêts indonésiennes et les millions de personnes de la population rurale.

En théorie, il existe une voie alternative : Darwan aurait pu être accusé de népotisme. Le népotisme a une définition proche de la corruption, mais ne nécessite pas de prouver des pertes subies par l’État pour monter un dossier solide. Un problème et pas des moindres, ce genre de délit tombe sous la juridiction de la police et du bureau du procureur, lesquels, selon Nordin, n’auraient pas hésité à réclamer un pot-de-vin à Darwan pour lâcher l’affaire. Jimly Asshiddiqie, président et fondateur de la Cour constitutionnelle indonésienne, partage cette opinion. « En pratique, ces institutions traditionnelles nous posent un souci », nous a-t-il confié. « Plutôt que d’appliquer la loi, elles protègent les entreprises. »

Jeffrey Winters, un professeur de l’université américaine Northwestern (Northwestern University) qui étudie les oligarchies, notamment en Indonésie, a comparé son système juridique, en dehors de la KPK, à un « interrupteur qui peut être allumé ou éteint » par ceux qui ont de l’argent ou de l’influence politique. Si l’intégralité du système en place fonctionnait de la même manière que la KPK, a-t-il affirmé, le pays serait aussi exempt de corruption que Singapour. « L’autorité et les capacités de la KPK sont relativement limitées », a-t-il expliqué. « Toute une branche de la corruption se trouve hors de portée de la KPK. Et c’est cette ramification qui n’est pas efficacement poursuivie. »

Quelle que soit la combinaison de failles qui a permis à Darwan de passer entre les mailles du filet, le simple fait qu’il en ait été capable est révélateur d’un problème qui s’étend bien au-delà des frontières du Seruyan. Dans l’archipel, le contrôle du bupati sur les ressources naturelles combiné à la possibilité d’utiliser des intermédiaires et des entreprises fictives à des fins malhonnêtes a attiré de nombreux politiciens, bien décidés à consolider leurs pouvoirs et leurs richesses aux dépens de leur peuple.

« Nous avons affaire à un vide juridique », a expliqué Grahat Nagara, chercheur à l’ONG Auriga, qui travaille en étroite collaboration avec la KPK. « C’est de là que viennent les richesses de toutes les dynasties d’Indonésie. »

Sixième partie : Les dynasties

Malgré la défaite de son fils aux élections de 2013, la famille de Darwan est restée très bien intégrée dans le monde politique du Seruyan et de la province du Kalimantan central. Darwan a rejoint un nouveau parti politique, qu’il préside désormais à l’échelle provinciale. C’est un poste influent qui lui permet de négocier son soutien aux élections. En 2016, il l’a utilisé pour appuyer le second mandat du gouverneur en poste, le neveu d’un magnat du bois qui a pillé le parc national de Tanjung Puting.

Darwan n’a donné aucune réponse aux multiples demandes d’interviews, envoyées par messages et par téléphone au numéro donné par le bureau de son parti au Conseil représentatif de Jakarta. À un certain moment, il a répondu au téléphone et a promis de nous envoyer son adresse e-mail par SMS afin que nous puissions lui envoyer nos questions, mais il n’a pas donné suite. Il n’a pas non plus répondu à une lettre mettant en évidence nos conclusions. Celle-ci comprenait une série de questions détaillées et a été envoyée au siège de son parti au Kalimantan central.

Cependant, un après-midi d’avril 2017, nous avons suivi son fils, Ruswandi, jusqu’à une vaste demeure de Sampit où il passe ses week-ends. Les membres de la famille occupent divers postes à responsabilités dans le district et la province. Le prix de consolation de Ruswandi, après avoir perdu les élections de bupati, a consisté à remplacer son cousin à la tête du parlement du Seruyan.

Nous l’avons rencontré dans la cour de la basse demeure, derrière un portail blanc tenu par un garde, assis sur des bancs en bois installés à l’ombre. Nous étions flanqués de deux véhicules tout-terrain personnalisés portant le logo Harley Davidson. Dans le garage se trouvait un autre 4 x 4, un cadeau de son père. Ruswandi arborait un grand sourire tandis qu’il ponctuait son discours nasillard d’anglicismes dérivés de jargon, tels que « efektif efisien » (« effective and efficient ») — efficace et performant. Petit et enrobé, il portait des lunettes à monture noire, mais avait abandonné le chapeau peci avec lequel il était souvent photographié.

Il était de bonne humeur, insensible à la crise sociale qui frappait son district, dont il était peut-être le deuxième politicien le plus influent. En effet, ce n’était pas une crise qu’il reconnaissait, car selon lui, la transition vers les plantations avait bénéficié au Seruyan. « S’il n’y avait pas de palmiers à huile, personne ne saurait quoi faire, parce que les ressources naturelles sont épuisées, » a-t-il expliqué. « C’est pour ça que d’après moi, la situation est plutôt bonne. »

Ahmad Ruswandi dans sa maison de Sampit.

Il a reconnu qu’il y avait eu des « avantages et des inconvénients » à l’expansion rapide des plantations, mais les voies navigables, qui n’étaient « plus comme avant », représentaient le seul point négatif qu’il pouvait identifier. Il a nié par ailleurs la responsabilité des entreprises implantées autour du lac Sembuluh dans la hausse de la pollution. Selon sa nouvelle explication, celle-ci était due aux populations qui « se baignent et font leurs besoins dedans ». « S’il n’y avait aucune entreprise, le lac serait quand même sale », a-t-il ajouté.

Il a d’abord prétendu que l’industrie de l’huile de palme avait créé des emplois pour les habitants. Puis il a changé de tactique et avancé que le problème venait du fait que les habitants ne voulaient pas travailler dans les plantations. Au temps de l’exploitation forestière, ils s’étaient habitués à gagner de l’argent facile avec le bois. Maintenant, ils étaient « gâtés », tandis que les travailleurs migrants étaient davantage « qualifiés » pour ce qu’il a appelé « le système de vie difficile ».

En poussant un peu, il a admis que les communautés éprouveraient des difficultés à bénéficier des plantations en l’absence de petites exploitations. « Espérons qu’il y aura de petites exploitations », a-t-il confié. « Parce que c’est dommage pour la population ». Mais il ne débordait pas d’idées pour concrétiser ce projet. L’un des membres du parlement que nous avons rencontré, appartenant à un parti adverse, était catégorique : le gouvernement devrait menacer de révoquer les permis des entreprises qui empêchent la création de petites exploitations. Ruswandi, quant à lui, offrait au mieux des platitudes concernant la « synergie ».

Ruswandi a admis ouvertement qu’il avait lui-même possédé trois entreprises qui ont été vendues à Triputra, les mêmes que le groupe a par la suite développées. Lorsque nous avons abordé le sujet, il a nommé les filiales spontanément. Mais il a inventé une représentation faussée des faits, afin de dissocier sa famille du réseau de corruption qu’elle a créé. Il a prétendu que les entreprises avaient été formées avant que son père ne prenne ses fonctions et que Darwan ne leur avait jamais donné de permis.

Des documents de l’entreprise et une base de données des permis accordés par le gouvernement prouvent qu’il a menti à ce sujet. Mais Ruswandi l’a rapidement compris. Il voulait créer l’idée qu’il s’était posé une limite entre son propre rôle en tant que fonctionnaire et ses activités commerciales ; une limite qui était en fait devenue irrémédiablement floue en raison des échanges de permis effectués par sa famille.

« En tant que représentant du peuple, je suis comme un arbitre », nous a-t-il expliqué avec un grand sourire. « Si je suis l’arbitre et que je joue aussi, ce n’est pas juste. Donc je fais mes affaires en dehors du Seruyan. Au Seruyan, je ne possède aucune entreprise. Je suis simplement un représentant du peuple. »

Il a insisté que tous les permis octroyés par son père étaient irréprochables. Pour le prouver, il a mentionné ne jamais s’être fait prendre.

« S’ils n’avaient pas été en ordre, ils auraient été signalés par les autorités, n’est-ce pas ? »

***

Au début de l’année 2017, des reportages indiquaient que Triputra avait commencé à distribuer des petites exploitations dans certaines communautés qui les attendaient depuis des années. Sudarsano, le bupati en fonction, a fait un discours lors d’une cérémonie de remise au village de Baung. « Je sais que les habitants se sont longtemps battus pour leurs petites exploitations, et maintenant cette lutte porte enfin ses fruits », a-t-il déclaré au cours de l’événement. « Les habitants devraient être fiers et reconnaissants. » Un groupe de représentants du gouvernement avait levé le pouce devant la caméra. Derrière eux se trouvait Ahmad Ruswandi, en sa qualité de chef du parlement de Seruyan.

Baung se situe sur la rivière Seruyan, qui se faufile à travers une bande de terre étroite entre les domaines gigantesques de Triputra et une zone protégée en bordure du parc national de Tanjung Puting. Les plantations laissent au village quelques centaines de mètres de terrain à l’est de la rivière ; l’ouest est hors d’atteinte.

Lors d’une soirée chaude et poussiéreuse, nous nous sommes assis avec Damun, un membre du gouvernement du village. Il a dépeint un tableau sombre de la vie à l’ère des plantations. Les habitants ne pouvaient plus récolter de bois sans se faire arrêter pour cause d’exploitation forestière illégale. La pêche s’était effondrée en raison de la pollution des rivières. La majorité de leurs terres agricoles ont été cédées aux entreprises. Les meilleurs emplois des entreprises ont été attribués à des étrangers considérés comme plus capables, tandis que les salaires pitoyables payés aux ouvriers non qualifiés suffisaient à peine pour survivre. Malgré tout, a-t-il conclu, « les habitants dépendent tous des plantations ». C’est tout ce qu’il y avait dans le village.

TTrois ans plus tôt, les habitants de Baung et d’autres villages ont bloqué la route menant à l’une des concessions de Triputra, exigeant que l’entreprise résolve le problème des confiscations de terres datant de dix ans ou plus. Damun a alors senti qu’ils étaient enfin sur le point d’obtenir une part du gâteau de l’exploitation des palmiers à huile. Triputra avait réservé environ 3 000 hectares de petites exploitations pour quatre villages.

Mais l’annonce de Sudarsono a été quelque peu prématurée. La majorité des terres que le groupe avait prévu pour les communautés se situe dans des zones où le ministère des Forêts n’autorise pas les plantations. La réalité derrière la séance photo de Triputra est que les petites exploitations sont toujours bloquées. Seule une petite portion a été plantée

« Nous attendons depuis sept ans », nous a imploré Damun. « C’est notre dernier espoir. Si Dieu le veut, l’entreprise peut nous aider. »

Alors que les fermiers du Seruyan attendent leurs petites exploitations, Arif Rachmat, PDG de Triputra Agro Persada, promeut une image de son entreprise qui diverge de plus en plus de la réalité. Il s’autoproclame jeune magnat dynamique et progressiste. En janvier 2017, il s’est rendu à Davos en Suisse, pour le Forum économique mondial, où il a été choisi comme Young Global Leader (« un jeune leader mondial »), rejoignant une communauté de personnes très performantes qui se décrit comme « la voix pour le futur et les espoirs de la prochaine génération ». Habillé d’un manteau d’hiver, il a déclaré à une équipe de télévision: « L’une de mes passions consiste à améliorer la productivité des fermiers, leurs moyens de subsistance, ainsi que l’alimentation durable. »

Une double page du magazine Forbes sur les « meilleurs chefs d’entreprise émergents » d’Indonésie. Arif Rachmat se trouve tout à gauche.

L’un des subordonnés d’Arif nous dit dans un e-mail que Triputra adhère aux réglementations exigeant que les entreprises octroient des petites exploitations équivalentes à un cinquième de leurs plantations. Ceci n’est pas vrai au Seruyan, et il existe des preuves que l’agitation sociale causée par l’entreprise s’étend à travers son portefeuille de terrains, dans d’autres districts du Kalimantan.

En 2017, les palmiers à huile couvraient plus d’un cinquième du territoire du Seruyan. Quatre-vingt-seize pour cent de ceux-ci appartiennent aux familles très riches, notamment les Kuok, Rachmat, Tjajadi et Widjaja. Les bénéfices s’écoulent dans les capitales de Jakarta, Singapour et Kuala Lumpur. Seule une fraction des impôts perçus par l’État revient au Seruyan.

Les palmiers à huile sont concentrés dans la moitié sud du district, où vit également la majorité de sa population. L’accès des villageois au territoire est très limité par les méga-plantations. Le lac Sembuluh et ses villages au bord de l’eau sont pratiquement encerclés. Les berges sud du lac sont entièrement revendiquées par Triputra, dont les domaines s’étendent également jusqu’à la rivière Seruyan, cernant les villages répartis sur ses berges.

Les plantations de palmiers à huile encerclent le lac Sembuluh et les villages sur ses berges.

Dans une réponse écrite aux questions de cet article, Wilmar nous a affirmé que l’entreprise essaie de distribuer des petites exploitations dans le Seruyan et a réussi dans certaines zones. Mais elle a également ajouté que ses efforts ont été stoppés, car il n’y a plus de terres. C’est le résultat d’une vision du développement mené par le secteur privé qui profiterait d’une manière ou d’une autre aux pauvres : aucune terre pour les cultivateurs, parce que les milliardaires les possèdent toutes.

Sudarsono, le grand espoir du Seruyan, a mérité la déception silencieuse de ceux qui se sont battus pour sa victoire aux élections et qui restent exclus des richesses générées par l’huile de palme. Il a toutefois réussi à promouvoir le Seruyan en tant que district pilote pour une nouvelle idée lancée dans le monde du développement durable : « l’accréditation juridictionnelle ».

Après vingt ans de violations des droits fonciers et d’une déforestation entraînée par la plantation, la proposition est que toute l’huile de palme du district soit déclarée « durable ». Le Seruyan servirait, comme l’explique un fonctionnaire, de « modèle pour les autres districts, non seulement dans le Kalimantan central, mais aussi dans le reste de l’Indonésie, pour le développement d’une huile de palme durable. » Le géant des biens de consommation, Unilever, le plus grand consommateur d’huile de palme au monde s’approvisionnerait de façon privilégiée dans le district.

En 2015, lors d’un rassemblement d’entreprises productrices d’huile de palme et d’ONG, Sudarsono a déclaré : lorsque les entreprises s’approvisionnent dans le Seruyan, elles peuvent être certaines qu’elles achètent de l’huile de palme produite « sans causer la déforestation ». Il a ajouté : « Elles pourront également savoir qu’il n’y a pas eu de défrichage par le feu ni de confiscation de terres autochtones. »

Le programme inclut quelques idées progressistes, notamment garantir aux petits exploitants une voie d’accès au marché, et résoudre les conflits fonciers. Mais pour l’instant, c’est principalement la politique de la carotte, avec très peu de bâton. Les entreprises productrices d’huile de palme du Seruyan se voient offrir un chemin vers la rédemption, mais elles n’ont pas à assumer les conséquences de leurs précédents méfaits.

L’idée reflète un désir chez les dirigeants d’entreprises et certains politiciens de tirer un trait sur le passé, et de traiter le présent comme le premier jour d’une nouvelle ère de durabilité. Les péchés d’hier sont oubliés, et les plantations sur des terres qui étaient des forêts il y a quelques années peuvent être considérées comme « durables ». En réponse à nos questions, par exemple, la porte-parole de Wilmar, Iris Chan, a déclaré que l’entreprise devrait être jugée sur ses actions présentes. « Nous ne pensons pas qu’aborder des questions vieilles de dix ans ait un sens », a-t-elle écrit.

Le problème pour les populations du Seruyan, c’est qu’elles sont coincées avec l’héritage de décisions prises il y a dix ans. Toutefois, la KPK ne partage pas cette idée que les actions prises à l’époque soient inviolables. L’agence de lutte contre la corruption lance une approche plus proactive contre la corruption dans le secteur, examinant la conformité juridique des entreprises de plantation à travers le pays. Une approche similaire, axée sur l’industrie minière, qui a commencé en 2014, a entraîné l’annulation de centaines de permis.

Le potentiel d’une telle approche est cependant limité dans le district du Seruyan, car les terres ont depuis longtemps été défrichées et cultivées. Toutefois, un grand nombre de permis latents et de permis à ce jour non exploités pèsent sur des forêts et des terres autochtones dans toute l’Indonésie, en particulier dans les îles à l’est de Bornéo, où l’industrie se développe rapidement. Les circonstances de leur octroi n’ont pas reçu d’examen approfondi. Un ensemble de preuves grandissant — y compris les articles à venir de la série Indonésie à Vendre — suggère qu’une masse grouillante de conspirations se tapit sous ces permis. Dans ces cas-là, la révocation pourrait empêcher la destruction et l’exploitation à grande échelle de se produire en premier lieu.

Mais même si cela pourrait donner un répit aux forêts indonésiennes, la seule révocation des permis existants ne résoudra pas le problème. Pour le Seruyan et le modèle qu’il représente pour les autres districts, la leçon tirée concerne les dégâts qui se produisent lorsque les gouvernements peuvent agir sans transparence ni examen. Le système parallèle qui a permis à Darwan Ali de prospérer reste le même. Peu d’efforts ont été menés pour briser les liens entre l’argent et la politique. Ce sont ces liens qui permettent aux bupatis de financer les élections et d’infliger des préjudices aux populations qui les ont élus, pour pouvoir se remplir les poches.

Le jeu continue dans les districts frontaliers de l’archipel. Il existe des indications que les leçons du Seruyan sont déjà appliquées ailleurs, même si ce n’est pas pour de bon. Khaeruddin Hamdat, le bras droit de Darwan, est réapparu à Donggala, un district composé de forêt dense sur l’île de Sulawesi, à l’est de Bornéo, où les conflits entre les habitants et les entreprises productrices d’huile de palme commencent tout juste à émerger. Des photos sur Facebook le montrent lisant attentivement une carte de concession et dinant avec le bupati, qui se représentera aux élections de 2018.

En juin 2018, plus de 100 districts retourneront aux urnes pour élire de nouveaux bupatis ou réélire ceux déjà en poste. Parmi eux, le Seruyan, où la fille de Darwan, Iswanti, sera la prochaine de la famille à se présenter pour le poste le plus élevé. Elle s’est inscrite comme candidate en mai 2017.

« En tant que “fille de la terre” », a-t-elle déclaréaux journalistes, « je me sens appelée à servir et développer le Seruyan. »

Illustration principale de Corey Brickley, toutes les autres illustrations ont été réalisées par Sophie Standing. Photos de Leo Plunkett, Sandy Watt, Tom Johnson et Sam Lawson.

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