Il s’agit du premier volet d’Indonésie à Vendre, une série décrivant de manière détaillée la corruption qui se cache derrière la déforestation et la crise du droit à la terre en Indonésie.Indonésie en vente résulte d’une collaboration entre Mongabay et The Gecko Project, un projet de journalisme d’investigation créé par l’organisation britannique à but non lucratif Earthsight.La série est le fruit de neuf mois de reportage à travers ce pays d’Asie du Sud-est, passés à interviewer des fixeurs, des intermédiaires, des avocats et des entreprises impliqués dans les transactions foncières, ainsi que les personnes les plus affectées. (Baca dalam Bahasa Indonesia.) Prologue: Jakarta, 2007 Jakarta, le 29 novembre 2007. Au 10e étage d’un immeuble de bureaux décoré de marbre, le rejeton d’une des plus riches familles d’Indonésie rencontrait un visiteur venant de l’île de Bornéo. Jeune trentenaire, Arif Rachmat était l’héritier d’un empire commercial et d’une fortune colossale, qui le placerait parmi les personnes les plus riches du monde. Son père a fait son ascension comme capitaine d’industrie lors des 32 années de dictature du Président Suharto. Après qu’une crise financière régionale ait forcé le dictateur à se retirer en 1998, le père d’Arif a fondé un conglomérat tentaculaire, le groupe Triputra, composé d’entreprises allant de l’industrie minière à la manufacture. Arif a atteint la majorité en étant l’un des membres les plus privilégiés de la génération post-Suharto, étudiant dans une prestigieuse université du nord-est des États-Unis et faisant ses premières classes dans une entreprise américaine de renom. Il était récemment rentré au pays pour rejoindre l’entreprise familiale, prenant en charge la branche agro-industrielle de Triputra. À présent, il souhaitait la positionner en acteur incontournable d’une industrie de l’huile de palme en plein essor en Indonésie. Arif Rachmat Le visiteur d’Arif ce jeudi était Ahmad Ruswandi, un jeune homme joufflu, portant des lunettes et ayant tendance à sourire nerveusement et à ricaner. Dans les mêmes âges que son hôte, Ruswandi ne venait pas du même milieu, mais aurait pu être pardonné de penser que ses fortunes étaient en hausse, alors que l’ascenseur montait les étages de la tour Kadin. Le père de Ruswandi, Darwan Ali, était le chef d’un district situé sur la partie indonésienne de Bornéo, le Seruyan, ce qui le plaçait à l’avant-garde d’une nouvelle ère de la démocratie en Indonésie. Darwan a été parmi les premiers des politiciens choisis localement pour diriger des districts dans le pays, après trois décennies durant lesquelles Suharto avait tenu le pays d’une main de fer. Ces politiciens, connus sous le nom de bupatis, se sont vu confier de vastes pouvoirs, dont la capacité de louer la quasi-totalité des terres au sein de leur juridiction à ceux qu’ils considéraient comme capables de les développer. Darwan Ali, à gauche, et son fils Ahmad Ruswandi Les bupatis avaient le choix. Ils pouvaient essayer d’accompagner le développement économique tout en sauvegardant les droits des populations qu’ils représentaient. Ou, ils pouvaient répéter les péchés de Suharto, qui a pillé les ressources de l’Indonésie dans une orgie de capitalisme de connivence. La scène de la tour Kadin allait donner quelques indications sur la direction que Darwan avait prise. Tandis que l’heure de pointe gagnait la capitale, son fils, Ruswandi, vendait à Triputa une entreprise fictive ayant pour seul actif un permis pour créer au Seruyan une énorme plantation de palmiers à huile. Le permis a été délivré par Darwan lui-même, celui-ci étant engagé dans une coûteuse campagne de réélection. Il ne s’agissait pas de la première entreprise fictive vendue par Ruswandi, et il n’était pas le seul membre de la famille à tirer profit des ressources du Seruyan. Ces neuf derniers mois, The Gecko Project et Mongabay ont enquêté sur les transactions foncières opérées au Seruyan au moment de la transition démocratique. Nous avons suivi les traces des documents et des fonds, retrouvé les individus impliqués et parlé avec les personnes affectées par les actions de Darwan. Cette aventure nous a menés de cabinets d’avocats de Jakarta à une prison de Bornéo, de corps législatifs reculés aux villages, perdus comme des îles sur une mer de palmiers à huile. Une étendue de palmiers à huile dans le district de Seruyan, 2017. Ces transactions ont participé à l’une des plus grandes explosions de l’agriculture industrielle que le monde ait jamais vue. À peine quelques années après l’arrivée au pouvoir de Darwan et de douzaines d’autres bupatis, les plantations se sont multipliées à travers l’archipel. Et la destruction de la forêt tropicale qui en a résulté a catapulté l’Indonésie vers le haut de la liste des pays accélérant le changement climatique. Ce développement rapide du secteur agricole est couramment considéré comme un miracle économique, apportant rapidement revenus et modernité à des régions sous-développées. Dans ce scénario, l’expansion est prévue, contrôlée et réglementée. Les dommages causés à l’environnement ne sont en fait qu’un malheureux effet secondaire de l’impératif moral de développement. Mais il existe une autre version de cette histoire, une qui s’est jouée au travers d’accords clandestins et d’obscurs partenariats. Dans cette histoire, des politiciens, ne rendant de compte à personne, ont divisé les terres d’autres personnes et les ont vendues à des enfants de milliardaires. Les fermes qui nourrissaient les populations pauvres des campagnes ont été détruites pour que des multinationales puissent produire de la nourriture dédiée à l’exportation. Les tentatives pour contenir les bupatis ont été sapées par leur capacité à acheter les élections avec l’argent provenant de l’huile de palme. Ils ont fini d’ailleurs par être appelés, comme un clin d’œil à Suharto, les « petits rois ». Les transactions de Darwan sur le Seruyan, bien que considérables, ne représentent qu’une fraction du total. Leur importance se trouve dans ce qu’elles nous apprennent sur la façon dont le système était manipulé, pour permettre aux chefs de district d’exploiter les ressources naturelles, de saboter la démocratie et de tourner l’État en une force qui agit contre les populations rurales. En plongeant dans cette histoire, nous exposons les rouages d’un système en marche dans tout le pays. Aujourd’hui, les actions des bupatis comme Darwan résonnent dans toute l’Indonésie, alors que les conflits et la déforestation continuent sur les terres qu’ils ont cédées aux entreprises. Comprendre la corruption qui a eu lieu pendant cette période fragile pourrait contenir la clé pour mettre fin à la crise. Première partie : La renaissance de l’Indonésie