- Les corridors biologiques sont essentiels pour la survie des espèces vivant dans un paysage fragmenté. Ces corridors permettent le brassage génétique des grands mammifères cherchant à se reproduire dans un vaste territoire agricole.
- Les forêts malaisiennes ont énormément souffert du développement de l’industrie de l’huile de palme. SAFE, un projet coopératif entre les écologistes, l’industrie de l’huile de palme et un propriétaire terrien de Sabah, cherche le modèle idéal pour la conception de corridors biologiques au sein de plantations.
- Comme la région de la rivière Kalabakan sera convertie en plantations de palmiers à huile, les scientifiques rassemblent des données sur des corridors biologiques riverains déjà existants, de largeurs et de caractéristiques variées, afin de déterminer lesquels conviendraient le mieux à la faune.
Plus de 2800 hectares de forêts exploitées dans la région de la rivière Kalabakan, à Sabah, sur l’île de Bornéo, ont été converties pour la production d’huile de palme il y a cinq ans. L’écologiste Robert Ewers, du Imperial College London, a vu là une bonne occasion pour étudier l’écologie d’un paysage modifié par l’homme. « Je voulais tout simplement échantillonner une forêt avant et après sa conversion. » confie-t-il.
C’est à ce moment qu’une entreprise d’huile de palme est intervenue. Robert Ewers a alors visé plus haut proposant d’effectuer une importante étude scientifique sur la conversion des terres sur le point de se produire. Le géant de l’huile de palme en Malaisie, la Sime Darby Foundation, a été séduit par l’idée et a investi 30 millions de ringgits (9 milliards d’euros). L’objectif était de documenter le potentiel du paysage en tant qu’habitat, avant et après la conversion, une occasion unique pour l’étude de l’écologie.
Le projet SAFE (projet de stabilisation des écosystèmes modifiés) est alors né.
SAFE est le fruit d’un travail coopératif énorme, mis sur pied et géré par le biais de la SEARRP (la Southeast Asian Rainforest Research Partnership), en plus de faire partie d’une suite de projets majeurs à Sabah en collaboration avec de nombreux instituts de recherche et le gouvernement.
Le projet SAFE est ambitieux. À son lancement en 2011, Robert Ewers nous a avoué que son objectif était d’apprendre « comment aménager le paysage de l’agro-industrie pour à la fois maximiser le revenu et minimiser les conséquences environnementales ».
Bien que le projet, surnommé « la plus grande expérience écologique du monde », représente une énorme avancée scientifique, facilitant des centaines d’études l’un des plus intéressants objectifs de SAFE est d’entretenir et d’analyser les corridors biologiques tropicaux près des rivières où le terrain a été converti. Le principe consiste à connecter les populations fauniques des environs, notamment les orangs-outans isolés par leur habitat fragmenté.
Des corridors biologiques malaisiens tout trouvés
L’utilisation de corridors biologiques comme modèle de conservation est un concept relativement nouveau créé vers la fin du 20e siècle. Ces efforts pour assurer une certaine continuité entre les zones d’habitat ont connu des résultats satisfaisants tout autour du monde, qu’il s’agisse de protéger les grizzlys en liberté grâce à la Yellowstone to Yukon Conservation Initiative dans l’ouest de l’Amérique du Nord, de permettre la survie des lynx du Canada ou d’autres grands mammifères de l’est de l’Amérique du Nord avec la Staying Connected Initiative en Nouvelle-Angleterre et dans les Maritimes du Canada, ou de l’ambitieuse Jaguar Corridor Initiative visant à protéger les grands fauves en Amérique latine.
SAFE contribue maintenant à l’élaboration de ce modèle de conservation dans l’espoir d’identifier les caractéristiques idéales pour les corridors biologiques malaisiens. Les découvertes du projet SAFE pourraient fournir de très précieuses informations au moment où l’agro-industrie continue à fragmenter les forêts tropicales de la région, autrefois vastes et connectées entre elles.
L’expérience SAFE a été rendue possible grâce à la Benta Wawasan, une entreprise publique possédant les droits d’exploiter la zone de Kalabakan pour l’huile de palme. Pendant plus de trente ans, cette forêt riveraine a été aménagée pour le bois d’œuvre par le gouvernement, pour lequel les régulations forestières requièrent la présence de tampons riverains le long des rives de la zone. Cela prévient l’érosion du sol et permet de préserver la bonne qualité de l’eau pour les communautés avoisinantes.
Lorsque Robert Ewers est arrivé sur les lieux pour commencer ses travaux, il a constaté que certains corridors biologiques le long des rives existaient déjà. Avec la zone sur le point d’être convertie en plantation de palmiers à huile, il a immédiatement décelé leur potentiel. « C’est seulement maintenant que nous prêtons plus attention à la façon dont ces rivières peuvent servir de corridors biologiques et ainsi protéger la faune. »
Dans le cadre de son processus de suivi, le projet SAFE étudie ces bandes riveraines ayant été conservées afin de déterminer la taille et le modèle « idéal » du futur corridor biologique, un corridor qui faciliterait les déplacements de la faune à travers un paysage agricole fragmenté par les plantations de palmiers à huile.
Les questionnements de Robert Ewers concernant la conception du corridor biologique idéal ne datent pas d’hier. En effet, les écologistes s’interrogent à ce sujet depuis les années 60 et 70 par l’entremise d’une variété d’espèces et de paysages. Les biologistes renommés E.O. Wilson et Robert MacArthur ont publié un ouvrage de référence sur la biogéographie des îles en 1967, démontrant ainsi que la biodiversité des espèces et le brassage génétique diminuent au fur et à mesure de la réduction de la taille de l’habitat insulaire et de l’accroissement de son isolement (que cette île soit un atoll du Pacifique, le parc national de Yosemite ou une forêt entourée de plantations de palmiers à huile). Selon des chercheurs, cet isolement pourrait éventuellement mener à l’extinction totale de certaines espèces. La connectivité du paysage pourrait, en revanche, faciliter le brassage génétique et permettre aux espèces d’être plus résistantes sous des conditions très stressantes comme la destruction de leur habitat ou les changements climatiques.
Aujourd’hui, des corridors biologiques assurent la connectivité de l’habitat de cougars de la jungle urbaine de Santa Monica en Californie, des populations isolées et menacées d’écureuils roux du Royaume-Uni, des salamandres de la vallée du lac Champlain au Vermont, en plus d’avoir mené à la construction de plusieurs passages inférieurs de l’autoroute 75 afin d’assurer un passage sécuritaire aux panthères, aux lynx et aux ours noirs de Floride.
Concevoir le corridor biologique idéal pour les orangs-outans
Chacune de ces espèces et de ces paysages requiert, bien sûr, des paramètres différents pour permettre une connectivité « idéale ». Ce facteur ne peut être identifié que par des observations et des expériences uniques à cette région. La variable essentielle de tous ces corridors biologiques demeure toutefois leur largeur.
« Comment déterminer si le corridor biologique est suffisamment large ? Là est la question. » s’interroge Paul Biere, un biologiste spécialiste en conservation de la Northern Arizona University, à Flagstaff, qui a probablement étudié et conçu plus de corridors biologiques que n’importe qui d’autre au monde.
Pour déterminer quelle est la largeur idéale pour la région de la rivière Kalabakan, Robert Ewers testera six tailles différentes de corridors biologiques longeant les cours d’eau.
La première sera très mince : un corridor biologique de moins d’un mètre, car il est « important de déterminer si même la plus minuscule bande peut faire une différence ». La deuxième fera 15 mètres de largeur, en plus de deux autres corridors de 30 mètres, cette dernière largeur étant particulièrement importante pour l’analyse, car il s’agit en ce moment de la largeur minimale exigée par la Table ronde pour l’huile de palme durable aux entreprises lorsqu’une forêt est abattue et convertie en plantation de palmiers à huile. La prochaine bande fera 60 mètres de largeur. Enfin, la dernière s’étirera sur 120 mètres de forêt riveraine. Quelques mesures de contrôle seront également instaurées, y compris pour les rivières des forêts qui ne sont pas touchées et les rivières qui ne possèdent pas de zone riveraine.
« Lorsque le corridor biologique est assez large, la faune ne se contente plus d’errer à travers celui-ci », explique Robert Ewers. Au contraire, « les animaux commencent à s’y établir et la zone n’est plus qu’un simple corridor biologique — c’est un habitat. ». C’est à ce moment que le flux génétique entre les populations devient continu, ce qui constitue « l’objectif ultime ».
Le Dr Matthew Struebig, professeur en conservation à la Durrell Institute of Conservation and Ecology (DICE) à l’Université du Kent, analyse les corridors biologiques riverains déjà existants dans les plantations de palmiers à huile entourant le site du projet SAFE. Son équipe pose des pièges photographiques afin de constater quels animaux utilisent ces bandes de tailles variées et ainsi prédire l’avenir potentiel du projet SAFE, un travail qu’il exécute avec l’aide de doctorants de la DICE sous la direction du Dr Henry Bernard de la University of Malaysia Sabah.
Matthew Struebig croit que la qualité de la végétation de chaque zone riveraine est le facteur décisif dans la facilitation des déplacements de la faune, bien plus que la largeur du corridor biologique. « Même si la largeur de ce corridor est excellente, si la végétation est rabougrie, ce n’est pas du tout un bon habitat. » explique-t-il.
Étant donné l’état désastreux de certains paysages de la région de Kalabakan après leur conversion pour le bois d’œuvre, le papier ou la production d’huile de palme, Matthew Struebig se dit « un peu sceptique à l’idée de pouvoir constater une grande biodiversité dans les corridors biologiques existants ». À sa grande surprise, les pièges photographiques capturent des images intéressantes, comme des scènes d’orangs-outans accompagnés de leur progéniture utilisant les rivières au milieu de plantations de palmiers à huile, d’ours malais, de tarsiers et même d’insaisissables chats à tête plate.
En plus de poser des pièges photographiques, l’équipe de Matthew Struebig étudie et identifie les espèces indicatrices, comme les bousiers ou les oiseaux, de la santé de cet écosystème. « Je ne suis pas convaincu que les orangs-outans soient une espèce indicatrice dans ce cas précis, admet Matthew Struebig, mais ils sont certainement une espèce importante. La loi exige que nous les protégions, alors si vous apercevez des orangs-outans dans une zone riveraine en Indonésie ou en Malaisie, il faut absolument assurer leur protection. » ajoute-t-il.
Bien que les orangs-outans soient présents dans les corridors biologiques entourant la zone d’étude du projet SAFE, il est encore incertain que leur brassage génétique rencontrera assez de succès pour assurer la survie de leur population au fur et à mesure du développement agricole. Après tout, à Sabah, la fragmentation des forêts due à l’agro-industrie est maintenant la plus grande cause du déclin des orangs-outans.
Pour que les orangs-outans soient génétiquement viables, il faut qu’une « population comprenne au moins 200 à 300 animaux » affirme Marc Ancrenaz, le directeur scientifique de la HUTAN.
L’estimation des populations pour cette année n’a pas encore été publiée, mais Marc Ancrenaz estime que les populations d’orangs-outans à Sabah se situent autour de 8000 à 9000 individus, en comparaison avec environ 11 000 orangs-outans repérés en 2001 ou aux 100 000 individus il y a deux cents ans.
Grâce à la baisse du taux de déforestation, la chute a ralenti à Sabah, contrairement à d’autres régions de l’île de Bornéo, mais « il est évident que ces animaux doivent aussi être en mesure de se mélanger entre eux ». Lorsque les forêts sont fragmentées, cela devient plus difficile.
Marc Ancrenaz pense que les scientifiques ne seront pas en mesure de savoir avec certitude avant une ou deux décennies si les orangs-outans de Sabah seront capables de se déplacer à travers ces corridors biologiques pour s’accoupler et ainsi éviter la consanguinité qui dégraderait leur résistance génétique.
De plus, les orangs-outans seraient « peut-être plus aptes à survivre dans un habitat fragmenté que certaines autres espèces », révèle Marc Ancrenaz. Contrairement aux scarabées ou aux petits mammifères, les grands singes sont plutôt mobiles et peuvent se déplacer entre des parcelles de forêt même si celles-ci ne sont pas tout à fait en contact. « Tous les animaux ne sont pas capables de survivre dans un écosystème fragmenté », explique-t-il.
Le projet SAFE n’en est qu’à la moitié de son mandat de dix ans et, selon Robert Ewers, sera sûrement prolongé après avoir obtenu davantage de fonds. « Les premières étapes de l’abattage sélectif sont presque terminées », mentionne Robert Ewers. Il ne reste plus qu’à se débarrasser des souches et des vignes qui se trouvent sur le terrain en préparation de la production d’huile de palme.
Lorsque le terrain sera nettoyé et que les corridors riverains de l’expérience auront été conçus, « ce bassin fluvial servira à long terme en tant que lieu unique d’étude de l’écologie riveraine et de la biodiversité malaisienne » indique Robert Ew.
« Ce genre d’occasion est très rare », ajoute Matthew Struebig. En fait, une autre rare occasion a permis, en 1979, la longue étude exécutée par le biologiste en conservation Thomas Lovejoy en Amazonie. Cette recherche a démontré de manière frappante l’impact du syndrome d’insularité sur le déclin de la biodiversité et a ainsi poussé les scientifiques à concevoir des corridors biologiques à travers le monde.
« À ce que je sache, c’est la première fois que quelqu’un tente d’étudier la valeur de l’habitat et la connectivité biologique des voies maritimes tropicales avant et après l’exploitation du terrain. Ce sera fascinant de voir comment cela se déroulera au fil des années », exprime Matthew Struebig.
Les résultats comparatifs du projet SAFE pourraient s’avérer inestimables pour la détermination du modèle idéal de corridor biologique au sein de paysages influencés par l’agro-industrie de l’Asie du Sud-Est. Matthew Struebig est convaincu que le succès potentiel du projet repose sur la bonne collaboration entre les écologistes et le propriétaire terrien, ainsi que sur l’importante contribution financière de l’entreprise d’huile de palme.
Ils ont créé un laboratoire expérimental unique qui, avec un peu de chance, « résultera à long terme en l’adoption de meilleures pratiques en matière d’exploitation de l’huile de palme », espère Matthew Struebig.
Traduction révisée par América Aguilera