- Une étude menée sur les bonobos et les chimpanzés révèle que les grands singes se souviennent de leurs amis et de leur famille même après des années de séparation.
- Louise, une femelle bonobo qui a participé à l’étude, a reconnu sa sœur qu’elle n’avait pas vue depuis 26 ans. Cette découverte constitue un record. Il s’agirait de la « mémoire sociale non humaine la plus longue » jamais documentée.
- Laura Simone Lewis et ses collègues ont mis au point un programme expérimental permettant de suivre les mouvements oculaires des primates (utilisés comme indicateurs de reconnaissance de leurs congénères). Des images ont ainsi été présentées par paires aux participants : une photo d’un singe connu d’un côté, et de l’autre une photo d’un parfait inconnu.
- L’équipe de chercheurs a découvert que le type de rapport partagé entre deux singes influençait le phénomène de reconnaissance. Les bonobos et les chimpanzés ont en effet montré un intérêt accru pour l’animal s’ils avaient eu des interactions positives avec lui dans le passé.
Louise n’a pas vu Loretta depuis au moins 26 ans. Mais lorsque les chercheurs lui montrent une photo de sa sœur, elle semble captivée par l’image. Cette capacité à reconnaître un parent pourrait sembler presque ordinaire, si ce n’est que Louise est un bonobo, et son aptitude manifeste à puiser dans sa mémoire et à diriger son attention sur Loretta suggère qu’il pourrait s’agir de la « mémoire sociale non humaine la plus longue » jamais documentée.
Louise a participé à des travaux qui visaient à explorer la mémoire sociale des bonobos (Pan paniscus) et des chimpanzés (Pan troglodytes) en fonction du temps d’observation accordé aux photos d’anciens compagnons et de proches par rapport à celles de parfaits étrangers. Les résultats suggèrent que les primates semblent se souvenir de leurs amis et de leurs parents même après des années de séparation.
« Ce n’est pas surprenant qu’ils se souviennent de leurs congénères pendant des années. En revanche, ce qui est surprenant, c’est la durée de leur mémoire », a déclaré à Mongabay Laura Simone Lewis, auteure principale d’une étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academies of Sciences.
La curiosité de Laura Simone Lewis pour la capacité des grands singes à se souvenir de congénères connus dans le passé est née de sa propre expérience d’étude des primates associée à celle d’autres chercheurs. Les singes participants semblaient reconnaître leurs anciens camarades même après des mois, voire des années, de séparation, a indiqué la docteure en anthropologie biologique basée à l’université de Harvard au moment de l’étude, et exerçant aujourd’hui à l’université de Californie à Berkeley.
La capacité à se souvenir d’autres individus n’est pas unique aux êtres humains. En effet, les scientifiques avaient déjà découvert il y a quelques années que les dauphins avaient la capacité de reconnaître le sifflement d’autres dauphins même après 20 ans de séparation. Cette recherche menée sur les cétacés avait conclu que les dauphins avaient la mémoire sociale la plus longue du règne animal (après l’homme) jamais documentée – jusqu’aux travaux menés avec Louise. Mais il reste maintenant à déterminer si le cas de Louise est exceptionnel ou s’il s’agit d’un cas général chez les bonobos.
L’équipe de chercheurs a également constaté que le type de relation sociale entretenue entre les singes influençait le temps d’observation des photos, et donc le degré de reconnaissance. « Les relations sociales semblent façonner leur mémoire », a indiqué Laura Simone Lewis. Les bonobos et les chimpanzés qui ont participé à l’expérience ont passé plus de temps sur les photos de primates avec lesquels ils avaient eu une relation sociale plus positive. Ces singes partagent des liens « sociaux positifs étroits », ou ce que nous pourrions appeler une amitié. Toutefois, les chercheurs mettent en garde contre une comparaison trop hâtive des relations sociales des grands singes avec celles des humains.
N’ayant pas accès à la vie intérieure des chimpanzés et des bonobos, les chercheurs étudient les comportements qui leur donnent des indices sur la capacité des primates à se souvenir de leurs proches.
Laura Simone Lewis et ses collègues ont mis au point une étude permettant d’enregistrer les mouvements oculaires des singes pour explorer leur capacité à mémoriser et à reconnaître leurs congénères. Ils ont mené ces travaux sur des chimpanzés du zoo d’Édimbourg en Écosse, des bonobos du zoo de Planckendael en Belgique et des chimpanzés et des bonobos du sanctuaire de Kumamoto au Japon. Au total, 26 grands singes ont participé à l’étude.
Les fruits constituant l’aliment favori des deux espèces, les chercheurs ont attiré les animaux avec une bouteille de jus dilué. Alors qu’ils sirotaient tranquillement leur jus, des photos de bonobos et de chimpanzés s’affichaient devant eux sur un écran d’ordinateur : d’un côté, un gros plan d’un singe qu’ils avaient côtoyé dans le passé, maintenant mort ou transféré depuis quelques années dans un autre groupe, et de l’autre un parfait étranger de la même espèce.
Les caméras infrarouges ont suivi les mouvements oculaires des participants et enregistré le temps passé sur chaque image, à une fraction de seconde près. Une fois l’expérience terminée, les chercheurs ont analysé au peigne fin la vaste quantité de données générée par l’étude afin de déterminer les penchants des grands singes et ce qui les avait motivés.
Mais avant même d’examiner les données, Laura Simone Lewis avait déjà compris qu’ils avaient découvert quelque chose de fascinant. Les participants s’arrêtaient en effet parfois de siroter leur boisson favorite et se contentaient de fixer un compagnon ou un membre de leur famille. « Il s’agissait pour moi d’un signe évident qu’ils se rappelaient du singe, rien qu’à leur comportement pendant l’étude, et je n’avais même pas encore analysé les données », a déclaré l’anthropologue.
L’équipe de chercheurs a cherché à déterminer si les singes prêtaient plus d’attention aux membres de leur famille qu’à d’autres compagnons, mais aucune différence significative n’a été identifiée sur la durée d’observation.
Le genre de l’animal présenté sur la photo ne semble pas non plus influencer la durée de l’observation Une précédente étude dirigée par Laura Simone Lewis sur les relations sociales des primates avait révélé que les chimpanzés et les bonobos tendaient à accorder plus d’attention aux membres du sexe dominant de leur espèce : les mâles chez les chimpanzés et les femelles chez les bonobos. Mais cela ne semblait pas être le cas pour ces nouveaux travaux menés sur leur mémoire sociale.
Brian Hare, professeur d’anthropologie évolutionniste à l’université de Duke, qualifie ces nouveaux travaux d’« élégants et convaincants ». Les résultats « nous donnent une image en haute résolution du temps profond », à l’instar de ce que le télescope de James Webb accomplit pour la recherche spatiale, a-t-il indiqué dans un courriel adressé à Mongabay.
« Les ancêtres communs à l’homme et au singe avaient sans aucun doute une mémoire remarquable, car nous voyons ici que d’autres parents singes vivants, comme notre propre espèce, ont la capacité de se souvenir des détails de leurs relations sociales pendant des décennies », a souligné Brian Hare, qui n’a pas participé à l’étude. Lorsqu’elle était étudiante, Laura Simone Lewis avait occupé le poste d’assistante de recherche dans le laboratoire de Brian Hare à l’Université de Duke.
La chercheuse estime que d’autres bonobos et chimpanzés possèdent une mémoire sociale pouvant durer des décennies, comme Louise, mais la présente étude n’a pas permis de le documenter. En outre, les chercheurs ont eu du mal à trouver des photos d’amis et de parents des singes aussi anciennes.
De nombreux autres aspects de la mémoire et des fonctions cognitives des primates non humains restent hors de notre portée. Si l’Homo sapiens puise dans des « récits riches et épisodiques » lorsqu’il se remémore une personne, nous ne savons toujours pas si c’est le cas des grands singes. Nous ne savons pas non plus ce qui les a poussés à passer plus de temps sur les photos de leurs amis et de leurs parents. Était-ce par curiosité ? Et ces souvenirs, qu’ont-ils déclenché au juste ? Les ont-ils amenés à se demander à quoi ressemblaient leurs proches aujourd’hui ?
Image de bannière : Des chimpanzés au zoo d’Édimbourg, en Écosse. Image de Kate Grounds/Zoo d’Édimbourg.
Citations:
Lewis, L. S., Wessling, E. G., Kano, F., Stevens, J. M., Call, J., & Krupenye, C. (2023). Bonobos and chimpanzees remember familiar conspecifics for decades. Proceedings of the National Academy of Sciences, 120(52). doi:10.1073/pnas.2304903120
Bruck, J. N. (2013). Decades-long social memory in bottlenose dolphins. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 280(1768), 20131726. doi:10.1098/rspb.2013.1726
Keenan, S., Mathevon, N., Stevens, J. M. G., Guéry, J. P., Zuberbühler, K., & Levréro, F. (2016). Enduring voice recognition in bonobos. Scientific Reports, 6(1). doi:10.1038/srep22046
Silk, J. (2002). Using the ‘F’-word in primatology. Behaviour, 139(2), 421-446. doi: 10.1163/156853902760102735
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2024/01/bonobos-and-chimps-recall-friends-and-family-even-after-years-apart-study/