- Une étude récente souligne la nécessité de stopper les pandémies avant même qu’elles ne débutent. Il faudrait alors, au-delà de la quête aux nouveaux vaccins et traitements contre les zoonoses, financer activement les interventions qui les empêchent d’affecter l’humain.
- En se basant sur la population actuelle de la Terre et les pandémies passées, des chercheurs ont estimé que nous pouvons nous attendre à 3,3 millions de victimes de maladies zoonotiques par an à l’avenir. Un nombre qui a largement été dépassé par la pandémie de COVID-19 en 2020 et 2021. Ces épidémies sont désormais plus fréquentes, et leur coût se chiffre en milliers de milliards de dollars.
- Pour prévenir les pandémies futures, sauver des vies et éviter des perturbations catastrophiques pour nos sociétés, il faut s’attaquer aux causes principales du problème : déforestation, commerce d’espèces sauvages et développement de l’agriculture, notamment dans les tropiques.
Au début de l’année 2020, alors que le nouveau coronavirus à l’origine du COVID-19 se répandait dans le monde tel une trainée de poudre, les chercheurs se sont démenés pour trouver des vaccins et des traitements efficaces. En l’espace d’un an, les chefs d’État, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres organismes ont lancé un appel à la création d’un accord international sur « la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies ». L’OMS a indiqué que le COVID-19 a été « un rappel brutal et douloureux que personne n’est en sécurité [face aux maladies d’origine zoonotique] tant que tout le monde ne l’est pas ».
Mais bien que ces actions soient importantes, une étude récemment publiée dans la revue Science Advances a souligné la nécessité, critique mais largement négligée, de prévenir l’apparition des pandémies. Le coût annuel moyen potentiel en vies humaines et en perte de productivité se compte en milliers de milliards. Ces chercheurs montrent, chiffres à l’appui, que le renforcement de la surveillance et la réduction des activités humaines à haut risque, telles que la destruction des forêts tropicales, permettront de sauver de nombreuses vies et d’économiser des sommes considérables.
« Nous sous-estimons largement les dommages économiques [des pandémies], et la prévention est bien moins chère que le traitement », déclare l’auteur principal, Aaron Bernstein, pédiatre à l’hôpital pour enfants de Boston et chercheur au Centre pour le climat, la santé et l’environnement mondial de Harvard.
Dans cette récente analyse, un cadre estimé de médecins, d’épidémiologistes, d’économistes, d’écologistes et de biologistes spécialisés dans la conservation souligne que la lutte actuelle contre la pandémie repose directement sur des « actions post-débordement ». Il s’agit d’une approche réactive, qui n’intervient qu’après qu’un agent pathogène soit passé d’un animal sauvage à l’humain et que celui-ci ait été infecté par une zoonose nouvellement apparue. On pense que le COVID-19 est le résultat d’un phénomène de débordement, comme le VIH, Ebola, le SRAS, la grippe aviaire et d’autres. Chacun de ces virus ayant eu ou ayant toujours des coûts sociétaux astronomiques. Mais les efforts préventifs, avertissent A. Bernstein et ses coauteurs, sont bien loin d’être suffisamment financés, ce qui met le monde en grand danger.
Les initiatives majeures en matière de santé négligent systématiquement le rôle clé que joue l’humanité en aidant les agents pathogènes dans leur quête de nouveaux hôtes. Ce que nous faisons notamment en rasant les forêts, en développant considérablement l’agro-industrie, en particulier sous les tropiques, et en pratiquant un commerce mondial massif et mal réglementé d’animaux sauvages.
« Les modifications que nous apportons à l’écosystème et à l’environnement sont à l’origine de ces épidémies », déclare Colin Chapman, chercheur en biologie de la conservation à l’université George Washington et chargé des politiques publiques au Wilson Center. Pour lui, le COVID-19 n’était pas une surprise. « Nous savions que la pandémie allait arriver. Mais nous n’avons pas eu la volonté de faire quelque chose pour ralentir les chances d’émergence. »
La nouvelle étude examine en profondeur le coût économique des pertes humaines et de productivité. Elle se penche sur la fréquence croissante des grandes épidémies au cours du siècle dernier et calcule combien il en coûterait pour réduire les risques futurs. Pour Les Kaufman, biologiste spécialisé dans la conservation à l’université de Boston, il est impératif de protéger les forêts et la faune sauvage et de limiter les contacts de celle-ci avec les humains et le bétail dans les régions préoccupantes. Ce faisant, nous pourrions « sauver d’innombrables vies humaines et économiser des milliers de milliards de dollars, mais cela va également de pair avec la lutte contre le changement climatique et la prévention des extinctions de masse ».
Cette recherche révolutionnaire répond à des questions essentielles pour l’humanité, notamment : « combien devrions-nous dépenser pour prévenir l’émergence des maladies et réduire le risque de pandémie ? », déclare A. Bernstein. « Et quelles sont les meilleures mesures que nous pouvons prendre maintenant ? »
Le coût humain exorbitant des pandémies mondiales
La nouvelle analyse contient « des messages déconcertants qui créent un sentiment d’urgence », explique Andrew Dobson, un écologiste qui travaille sur les maladies de la faune sauvage à l’université de Princeton. « Les épidémies sont plus fréquentes, prennent plus d’ampleur et se propagent plus loin ».
Jusqu’à 75 % de toutes les nouvelles maladies infectieuses humaines sont des zoonoses. Selon le zoologiste Peter Daszak, président de l’organisation à but non lucratif EcoHealth Alliance, il y aurait plus de 1,6 million de virus inconnus en circulation, principalement sous les tropiques.
Dans un monde globalisé, la propagation est rapide. La variante Omicron du COVID-19 a démontré la vitesse à laquelle un virus peut infecter la planète. Détecté pour la première fois en Afrique du Sud, il a traversé les continents en quelques semaines seulement.
Les pertes humaines et les difficultés économiques ont été énormes. Pour calculer le nombre prévu de vies perdues chaque année en raison d’épidémies de maladies virales, les économistes ont comptabilisé le coût humain de chaque nouveau virus zoonotique ayant tué 10 personnes ou plus depuis la pandémie de grippe espagnole de 1918. Sur la base de la population actuelle de la Terre, soit près de 8 milliards d’habitants, ils estiment que nous pouvons nous attendre à environ 3,3 millions de décès par an dus à des vagues de zoonoses.
Mais ce chiffre est une moyenne qui ne tient pas compte de l’augmentation du nombre de décès résultant d’un événement mondial de grande ampleur comme la grippe espagnole de 1918 ou la pandémie en cours. Le bilan officiel du COVID-19 s’élève désormais à plus de 5,7 millions de vies perdues en deux ans, mais les experts estiment que le chiffre réel pourrait bien être quatre fois supérieur. De plus, la mortalité actuelle due à la grippe, au VIH, à Ebola, à Zika et à d’autres virus, et le total des décès dus aux zoonoses en 2020 et 2021 dépassent l’estimation annuelle de 3,3 millions.
Pour Stuart Pimm, chercheur en conservation à l’université Duke : « C’est un taux de mortalité qui est cataclysmique ».
L’estimation de la valeur économique des vies humaines est controversée. Aussi détestable que soit le concept, la valeur d’une vie dépend de la richesse du pays, explique A. Bernstein. L’Agence américaine de protection de l’environnement évalue par exemple que la vie d’un américain équivaut à 10 millions de dollars. En 2018, la soi-disant « valeur d’une vie statistique » d’un ouvrier indien était de 598 116,75 $, tandis qu’une estimation récente évaluait une vie perdue en République centrafricaine à 1 931 $.
En tenant compte de cette disparité, les économistes de l’équipe ont constaté que 3,3 millions de décès dus aux zoonoses se traduisent par une perte économique annuelle comprise entre 350 et 21 000 milliards de dollars. La prévention de seulement 10 % de ces décès pourrait rapporter jusqu’à 2 000 milliards de dollars.
Les estimations des pertes annuelles causées par la pandémie sur le revenu national brut mondial ont ajouté 212 milliards de dollars supplémentaires. Ces calculs ont toutefois omis les pertes économiques dues au chômage et aux fermetures d’entreprises, les coûts médicaux permanents dus aux soins de santé différés, le traitement du COVID long, les maladies de la faune sauvage infectant le bétail, etc. A. Dobson note que le coût réel de la pandémie actuelle pour l’économie mondiale ne sera pas connu avant au moins une décennie. À ce jour, les estimations vont de 15 à 50 000 milliards de dollars.
Une « prévention primaire »
Les principaux facteurs de risque de pandémie sont connus depuis des décennies : la déforestation, l’expansion de l’agriculture et le commerce des espèces sauvages, tous exacerbés par la hausse de la population humaine et l’interconnexion mondiale. « Tout ce que nous faisons qui augmente le contact entre les animaux sauvages et les humains accroît également la probabilité d’un débordement », explique A. Dobson.
La destruction de forêts tropicales riches en espèces pour l’exploitation minière, l’agriculture, l’élevage et d’autres formes de développement est particulièrement préoccupante. Les incursions dans les zones sauvages amènent les personnes, leurs animaux domestiques et les animaux sauvages (et les agents pathogènes uniques et mortels qu’ils peuvent transporter) dans une proximité non naturelle, ce qui favorise les débordements.
Mais malgré ces connaissances, le financement de la prévention des zoonoses est faible. « Nos investissements dans ces domaines font pâle figure en comparaison des préjudices causés par l’émergence de maladies », déclare A. Bernstein.
La bonne nouvelle, note S. Pimm, c’est que « grâce à des mesures relativement peu coûteuses, nous pouvons réduire considérablement les chances qu’un tel événement se reproduise. La prévention est beaucoup moins chère que le traitement. »
Il est essentiel de garder les forêts intactes. Les chercheurs estiment qu’environ 5 439 km² de forêt tropicale sont coupés chaque année dans les foyers de maladies infectieuses émergentes. Cela met les gens en contact avec des chauves-souris, des primates, des rongeurs et d’autres espèces sauvages connues pour abriter de nombreux virus. Les recherches de C. Chapman sur les singes, dont les colobes bais et les vervets, du parc national de Kibale, en Ouganda, ont par exemple permis de découvrir 50 virus inconnus jusqu’alors.
Selon Jonah Busch, économiste à Conservation International, réduire de moitié la déforestation dans ces zones à haut risque ne coûterait qu’entre 1,5 et 9,6 milliards de dollars par an.
Une grande partie de ces forêts tropicales est abattue pour l’élevage ou la culture de soja ou d’huile de palme, pour ne citer qu’elles. Le fait de mettre les porcs, les poulets et d’autres animaux domestiques en contact avec la faune sauvage en fait des hôtes intermédiaires possibles. Les élevages de porcs construits à proximité des forêts en Malaisie ont facilité la propagation du virus mortel Nipah, qui est passé des chauves-souris aux porcs puis aux humains. La volaille a contracté puis transmis la grippe aviaire à l’humain.
La nouvelle étude estime que la prévention des débordements de la faune sauvage au bétail coûterait entre 476 et 852 millions de dollars.
La chasse, la consommation et le commerce d’animaux sauvages présentent également un risque énorme de maladie. Le VIH et le virus Ebola, par exemple, seraient tous deux apparus chez les primates non humains. « Si nous massacrons des chimpanzés, nos plus proches parents, il n’est pas surprenant que nous contractions de vilaines maladies », affirme S. Pimm.
La pandémie de VIH/sida est à elle seule un exemple tragique de l’importance de la prévention. En effet, il n’existe toujours pas de remède contre ce virus, qui sévit depuis 1980 et a tué quelque 10,7 millions de personnes.
Le commerce légal et illégal des espèces sauvages offre d’innombrables possibilités d’émergence de maladies. La mise en cage, le transport et la vente d’espèces sauvages, que ce soit pour l’alimentation ou pour en faire des animaux de compagnie exotiques, créent une sorte de boîte de Pétri où les agents pathogènes peuvent muter et franchir la barrière des espèces jusqu’à infecter l’humain. L’ampleur du commerce légal d’animaux sauvages éclipse celle du marché noir, qui représente 23 milliards de dollars, et les fermes d’élevage d’animaux sauvages, notamment en Chine, comportent également un risque sérieux. Par exemple, des visons d’élevage en Europe et aux États-Unis ont contracté le coronavirus à l’origine du COVID-19.
L’étude a estimé que la surveillance du commerce des espèces sauvages coûterait entre 250 et 750 millions de dollars par an. L’arrêt de l’élevage d’animaux sauvages en Chine a représenté le coût le plus élevé de la prévention primaire, soit 19 milliards de dollars.
Découverte et surveillance des virus
La découverte des virus est la pierre angulaire de cette série d’interventions préventives. Accumuler des données sur les virus véhiculés par les mammifères et les oiseaux, en répertoriant leur profil génétique et leurs hôtes, pourrait un jour aider les chercheurs à prédire quels virus sont les plus susceptibles d’infecter l’humain. Mais à court terme, une telle base de données pourrait contribuer à cibler les activités de prévention : Quelles forêts doivent rester intactes, leur abattage et la présence humaine posant des risques de santé publique bien trop élevés ? Quels animaux ne doivent pas être commercialisés ou consommés ?
L’apparition de nouvelles épidémies est inévitable. Mais une telle bibliothèque virale permettrait d’avoir une longueur d’avance lorsque cela se produit, accélérant ainsi le développement de tests et de vaccins. Les chercheurs pensent que le coût de la collecte des données et de la constitution de cette bibliothèque se situe entre 120 et 340 millions de dollars par an.
Enfin, la dernière pièce maîtresse de cet ensemble de mesures préventives est la surveillance et la détection précoce, dont le coût est estimé entre 217 et 279 millions de dollars. L’amélioration des soins de santé pour les communautés mal desservies qui bordent les forêts tropicales permettrait de déceler les épidémies de maladies infectieuses et de les endiguer avant qu’elles ne se propagent. Un exemple de programme réussi est celui d’une clinique mobile qui fournit désormais des soins médicaux gratuits aux personnes voisines du parc national de Kibale.
L’article souligne également la nécessité de surveiller la santé de la faune sauvage. Il faudrait ainsi déployer davantage de vétérinaires et de biologistes spécialisés dans les maladies de la faune sauvage dans les foyers de biodiversité et zone de contact de la planète. Pour L. Kaufman, les vétérinaires sont en première ligne dans la lutte contre les pathogènes émergents.
Bien que ces interventions puissent sembler coûteuses, si leur efficacité dans la prévention des épidémies atteint ne serait-ce que 1 %, elles seraient rentabilisées par les vies sauvées et la productivité économique.
Mais leur mise en place et leur financement nécessiteront une volonté politique et des engagements de la part des nations les plus riches, des ONG et des organisations internationales, ainsi qu’une collaboration large et interdisciplinaire. « Une infime partie du budget du Pentagone nous permettrait d’arrêter la plupart des épidémies futures », affirme A. Dobson. Cela signifie qu’il faut repenser les épidémies mondiales potentielles non pas comme de lointaines possibilités, mais plutôt un risque imminent et inévitable pour la sécurité nationale et internationale.
Le comportement humain a tendance à être réactif plutôt que préventif. Mais A. Bernstein estime que « ce serait une grande victoire si nous pouvions commencer à comprendre qu’investir dans les systèmes de santé et de protection de l’environnement qui se concentrent sur le risque de débordement, c’est investir dans la prévention des pandémies ».
« Je pense que ces travaux montrent clairement qu’en ce qui concerne les pandémies, un dollar bien dépensé est un dollar qui servira à s’assurer qu’elles ne se déclencheront pas », a-t-il ajouté.
Référence :
Bernstein, A, Ando, A., Loch-Temzelides, T., Vale, M, Li, B., Busch, J., Chapman, C., Kinnaird, M., Nowak, K.,Castro, M., Zambrana-Torrelio, C., Ahumada, J., Xiao, L., Roehrdanz, P., Kaufman, L., Hannah, L, Daszak, P.,Pimm, S., Dobson, A. (2022) The costs and benefits of primary prevention of zoonotic pandemics. SCIENCE ADVANCES 8(5) DOI: 10.1126/sciadv.abl4183
Photographie de bannière : Une victime du COVID-19 est transportée par des personnels de santé à Kuala Lumpur, en Malaisie. Le bilan humain de la pandémie s’élève à au moins 5,7 millions de victimes en deux ans, un chiffre qui pourrait bien en réalité être quatre fois supérieur. Malheureusement, la fin ne semble pas en vue. Photographie par Omar Elsharawy depuis unsplash.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2022/02/preventing-the-next-pandemic-is-vastly-cheaper-than-reacting-to-it-study/