Entre 2011 et 2017, Madagascar a dépensé des millions de dollars et passé d’innombrables heures à tenter de trouver un moyen de se débarrasser d’immenses stocks de bois de rose (une ressource extrêmement précieuse) abattu clandestinement, majoritairement dans les forêts tropicales du pays, après le coup d’Etat de 2009.
La première étape du processus consiste à faire l’inventaire exhaustif de ces stocks et à remplir certains objectifs fixés par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES). La Banque mondiale a contribué à l’effort du gouvernement malgache en lui accordant au moins 3-4 millions de dollars sous forme d’obscurs prêts ad hoc.
Pour la majorité de l’opinion publique, la situation encourage la corruption et les activités illicites à continuer, dans la mesure où on ignore toujours où se trouvent des milliers de bûches de bois de rose non déclarées et où d’autres dizaines de milliers d’entre elles s’entassent devant les bureaux du gouvernement.
Cet article est le sixième d’un dossier réalisé par Mongabay et intitulé « La conservation à Madagascar ».
ANTALAHA, Madagascar — Les bûches de bois de rose empilées devant le bureau de Chantal Rasoanirina envahissaient presque la moitié de la cour à hauteur d’homme. Sur chacune de ces bûches, trempées et marquées par les intempéries, a été apposé un code-barres désormais à demi effacé lorsqu’une équipe en provenance d’Antananarivo, la capitale, est venue inventorier le stock entre octobre et décembre 2015.
Depuis le pas de sa porte, Mme Rasoanirina, qui occupe le poste de fonctionnaire de la foresterie à Antalaha, regarde le stock de bûches avec désapprobation. Certaines d’entre elles traînaient là depuis plus de cinq ans. D’autres, accumulées dans des avant-postes plus reculés, avaient été amenées là en bateau par les visiteurs venus de la capitale. Lorsque ces derniers sont repartis, en décembre 2015, ils n’ont jamais communiqué les chiffres exacts à Mme Rasoanirina, d’après qui les choses sont au point mort depuis 18 mois.
« Nous faisons office de “lieu de stockage intermédiaire” pour l’Etat. Je ne sais pas où est acheminé le bois ensuite. », a-t-elle déclaré, maussade. D’après elle, surveiller ce stock s’est avéré une tâche ingrate et des plus stressantes, et elle préfèrerait n’en être nullement responsable. « Beaucoup de gens viennent nous poser des questions », a-t-elle dit. « Ce serait bien que ce bois de rose disparaisse, pour que les questions sur le sujet cessent. »
Mais, le bois de rose stocké là, tout comme celui amoncelé dans les 72 autres réserves similaires de bûches saisies sur toute la côte est malgache, n’est pas près de bouger.
En effet, entre 2011 et 2017, Madagascar a dépensé des millions de dollars et passé d’innombrables heures à tenter de trouver une bonne fois pour toute une réponse à la question qui assaille Mme Rasoanirina tous les matins, lorsqu’elle arrive au travail : comment faire pour se débarrasser de gigantesques stocks de bois de grande valeur abattu clandestinement ? L’objectif est de mettre un terme à l’explosion de l’abattage illégal qui a touché les parcs nationaux et les zones protégées du nord-est de Madagascar entre 2009 et 2010 à la suite d’un coup d’Etat, et dont on ressent aujourd’hui encore les effets néfastes. La grande majorité du bois de rose malgache est exporté vers la Chine, où les meubles qui en sont ornés peuvent se vendre plusieurs dizaines voire centaines de milliers de dollars.
Depuis 2011, le gouvernement a mis en place des mesures pour protéger certaines espèces de bois de rose et d’ébène (qui appartiennent respectivement aux genres Dalbergia et Diospyros) dans le cadre de la CITES, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (aussi dite Convention de Washington). Celle-ci a intimé à Madagascar de prouver qu’un plan visant à se débarrasser de ce bois ne représenterait en aucun cas une menace envers la survie des espèces d’arbres menacées.
D’un point de vue pratique, cela signifie que le gouvernement malgache doit remplir trois critères : tout d’abord, réaliser un inventaire exhaustif des stocks de bois de rose et d’ébène existants. Deuxièmement, avoir une bonne compréhension scientifique de la taxonomie et du cycle de vie des espèces menacées (pour préparer le terrain avant la mise en place d’un système d’exploitation durable). Enfin, mettre rigoureusement en application les lois sur l’abattage et les exportations.
La Banque mondiale a contribué à l’effort du gouvernement malgache en lui accordant au moins 3-4 millions de dollars sous forme d’obscurs prêts ad hoc. En effet, l’argent a été octroyé dans le cadre de projets financés par la Banque mondiale, mais ne visait aucun objectif ou poste budgétaire précis, ce qui explique pourquoi il n’apparaît pas dans les documents se rapportant aux projets publics. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore il est difficile pour la Banque mondiale d’estimer le montant des dépenses.
Au cours des prochaines décennies, les citoyens malgaches devront néanmoins rembourser ses largesses à la Banque mondiale, bien que les trois conditions fixées afin que le pays puisse se débarrasser du bois acquis illégalement soient encore loin d’être remplies : en septembre 2016, la Convention de Washington a menacé de mettre un embargo sur le commerce de plus de 100 espèces malgaches si aucun progrès n’était visible sur la question du bois de rose d’ici fin de cette même année.
Pour la majorité de l’opinion publique, la situation encourage la corruption et les activités illicites à continuer, dans la mesure où on ignore toujours où se trouvent des milliers de bûches de bois de rose non déclarées et où d’autres dizaines de milliers d’entre elles s’entassent devant les bureaux du gouvernement. « Plus cette situation s’éternise, plus les bûches se volatiliseront », a déclaré Cynthia Ratsimbazafy, membre de TRAFFIC, une organisation de conservation de l’environnement basée au Royaume-Uni, et co-auteur d’un rapport exhaustif [pdf] publié en 2016, qui porte sur le commerce illégal de bois de rose et d’ébène à Madagascar.
En effet, au lieu de contribuer à résoudre la crise de l’abattage une bonne fois pour toutes, ces stocks de bois semblent de plus en plus être le symptôme de la gouvernance faiblarde et de la corruption rampante qui ont exacerbé la crise depuis le départ.
Le vari roux (varecia rubra) est une espèce qui vit dans le Parc national de Masoala, qui a été particulièrement touché par l’abattage du bois de rose. Photo prise par Rhett A. Butler.
L’abattage d’arbres
Depuis la fin 2008, et tout au long de la crise politique qui a secoué Madagascar en 2009, des troupeaux de bûcherons ont assailli les forêts du nord-est du pays. Leur assaut s’est intensifié en mars 2009, lorsqu’Andry Rajoelina, le maire d’Antanarivo, a raflé la présidence grâce à un coup d’Etat. Les magnats du bois de la région de Sava ont profité de l’instabilité ambiante pour s’en prendre également aux parcs nationaux, et ont tourné à leur avantage les réglementations gouvernementales pour légitimer leur butin. En tout, l’équivalent de plus de 200 millions de dollars en bois a été exporté au cours de la seule année 2009, bien souvent sans s’embarrasser des formalités douanières. Cela représente près de 20 % de la valeur des exportations malgaches pour la même année.
Comme l’a déclaré à l’époque au New York Times Ndranto Razakamanarina, le président d’une coalition de groupes environnementaux malgaches nommée Alliance Voahary Gasy, « Le gouvernement ne fait rien car il s’en met aussi plein les poches… Beaucoup de ministres pensent qu’ils ne seront plus en poste dans les 3 à 6 mois, alors ils décident de saisir l’occasion pour se faire de l’argent. La mafia du bois est corrompue, tout comme les ministres ».
Les trafiquants ont exploité la mise en application poreuse de la loi malgache avec une créativité remarquable : ils ont réussi à faire transférer dans une autre ville les enquêteurs envoyés par le gouvernement et ont fait passer des conteneurs de 40 pieds remplis de bois de rose pour des conteneurs de 20 pieds dans les formulaires des douanes. De plus, ils ont réussi à obtenir un coupe-file pour le traitement des cargaisons de bois de rose dans le port de Tamatave, et ont fait transiter les bûches par des ports moins surveillés au moyen de petits bateaux, de sorte que les cargaisons arrivent sur la côte ouest, à des centaines de kilomètres de l’endroit où le bois avait été abattu. Par ailleurs, le nombre de personnes qui prétend avoir une licence d’exportation légitime a explosé entre 2008 et 2011, passant de 13 à plus de 100.
L’UNESCO a été si alarmée par la crise qu’elle a ajouté les forêts tropicales de l’est de Madagascar à sa liste du patrimoine mondial « en péril », une mention que le pays cherche encore à faire réviser.
Les bûches de bois de rose empilées devant le bureau provincial de la foresterie et de l’environnement d’Antalaha couvrent près de la moitié de la cour à hauteur d’homme, mais les fonctionnaires locaux ne possèdent aucun document attestant de la quantité de bois qu’ils sont chargés de surveiller. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Le recensement des bûches
Ce n’est qu’en 2010 qu’on a commencé à recenser les bûches, « une par une », comme l’explique Mme Ratsimbazafy, qui s’est entretenue avec plus de 200 personnes pour rédiger le rapport de TRAFFIC. « Aucune décision réelle n’a été prise concernant la méthode à adopter, personne n’a dit « C’est comme ça qu’on va procéder pour compter le bois de rose de Madagascar. ». Tout dépend du contexte, des personnes qui mènent l’inventaire et de celles effectivement présentes sur le terrain ».
Malgré le rôle qu’a joué la Banque mondiale dans le financement de l’inventaire, l’organisme financier a attendu 2015 pour s’impliquer directement, c’est-à-dire pour fournir une assistance technique et superviser les opérations, après avoir laissé jusque-là le gouvernement malgache mettre en place son propre système, des plus erratiques. Par exemple, la taille de certains stocks avait été estimée sur la base de leur volume, tandis que d’autres avaient été en partie comptés, jusqu’à ce que l’équipe effectuant le dénombrement change. Il n’existe aucune trace écrite des méthodes utilisées, et, bien souvent, les employés des commissariats de police et des bureaux régionaux qui devaient surveiller les stocks n’avaient pas la moindre idée de la quantité de bûches à leur charge.
Le bois de rose saisi a de nouveau été inventorié en 2011, puis une troisième fois en 2012 et une quatrième en 2013. Mais, c’est au cours du cinquième inventaire, le dernier en date, qui remonte à 2015 et a été supervisé par un consultant financé par la Banque mondiale, que des codes-barres ont été apposés sur les bûches. Mais les chiffres oscillaient sans cesse : les piles se faisaient plus imposantes au fil des saisies des forces de l’ordre, mais, à Sambava et à Vohémar, deux villes au nord d’Antalaha, elles ont aussi rapetissé. En outre, même quand les quantités restaient stables, le bois de rose bona fide, connu pour sa couleur d’un rouge profond et sa densité exceptionnelle, semblait remplacé par du pin ou de l’eucalyptus.
D’après le rapport publié par TRAFFIC, 90 % des bûches saisies entre 2013 et 2015 étaient marquées à la peinture rouge ou blanche, ce qui indique qu’elles avaient déjà été comptées au moins une fois, puis dérobées dans les stocks à la charge des douaniers, policiers ou antennes régionales du gouvernement.
« Si je mettais du pin là, et que je versais de l’huile de moteur usagée dessus, pensez-vous que la Banque mondiale s’y intéresserait ? », a demandé un commerçant d’Antalaha qui suit attentivement la question du commerce de bois de rose. « Ici, c’est Madagascar. On peut acheter n’importe qui ».
« Ils ont compté les bûches, mais ils ne les ont pas pesées », a déclaré quelqu’un qui observe la situation depuis longtemps, faisant remarquer qu’une bûche de bois de rose peut peser jusqu’à deux ou trois fois plus qu’une bûche de pin de taille équivalente. Cet homme n’a pas été surpris de voir à quel point il est difficile de recenser efficacement les stocks, mais a été effaré à l’idée que la Banque mondiale ait accepté de financer cette entreprise. « C’est jeter l’argent par les fenêtres », a-t-il déclaré.
Pendant ce temps, de nouveaux dirigeants ont continué à se succéder à la tête d’organisations clé pendant que la période mouvementée qu’a été le gouvernement transitoire. En effet, en novembre 2017, Madagascar en était à autant de Ministres de l’environnement que d’années depuis 2009 : neuf.
L’antenne régionale du gouvernement à Sava. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Un financement intraçable
La Banque mondiale a refusé de fournir des chiffres précis et de faire tout commentaire officiel sur cette histoire, à l’exception de l’estimation de 3 à 4 millions de dollars de soutien alloués entre 2012 et 2016 pour régler le problème du bois de rose. Il est possible que l’organisme ait contribué financièrement avant 2012, au plein cœur de la crise de l’abattage, et ait continué ponctuellement à payer pour la préparation et la participation de Madagascar aux réunions du Comité permanent de la Convention de Washington.
Une source proche des parties intéressées a expliqué qu’un tel financement reflète la flexibilité de la Banque mondiale, et lui a permis de s’adapter aux conditions en perpétuelle évolution dans le contexte du gouvernement transitoire au pouvoir entre 2009 et 2014. « Le revers de la médaille, c’est qu’il devient impossible de faire une évaluation précise », a expliqué notre source, qui a demandé à rester anonyme pour pouvoir s’exprimer librement sur un sujet politique sensible. Traditionnellement, le financement de projets implique un ensemble d’objectifs clairs avec des résultats mesurables. Mais, le cas présent, l’argent de projets existants a été réalloué et dépensé sans établir de budget formel, de contrôle, d’évaluation, ou de tout autre document que la Banque accepterait de diffuser.
Outre la gestion et l’inventaire des stocks de bois, cet argent a servi à financer un certain nombre d’initiatives : des études techniques sur la gestion des stocks et les aspects juridiques et scientifiques du commerce du bois de rose, une surveillance satellitaire des activités d’abattage et du trafic de bois de rose, quatre bateaux de patrouille pour faire régner l’ordre sur mer… Il a aussi servi à couvrir les dépenses quotidiennes et les déplacements des membres du gouvernement et des consultants devant se rendre à l’étranger dans le cadre de la CITES et d’autres réunions.
Mais, la Banque et le gouvernement malgache ne sont guère plus avancés : aucun des grands pontes du trafic du bois de rose n’a été poursuivi en justice depuis l’apogée de la crise de l’abattage en 2009-2010. De plus, la Banque a été incapable de citer la moindre poursuite judiciaire s’appuyant sur la surveillance satellite qu’elle a financée. Par ailleurs, les quatre bateaux ne sont toujours pas utilisés. En effet, le Ministère de l’Environnement, de l’Ecologie et des Forêts a indiqué dans le rapport qu’il a remis à la CITES fin 2017, qu’il ne disposait pas des 100 000 dollars par an nécessaires à l’exploitation des bateaux.
Mais, le plus dérangeant, c’est que l’incertitude plane toujours concernant le devenir de ces stocks.
De plus, au-delà des bûches saisies, Madagascar doit également s’occuper de deux autres catégories de bois avant que le Comité permanent de la CITES n’approuve un plan définitif pour en finir une bonne fois pour toutes avec ces bûches.
C’est pourquoi, en 2011, le gouvernement a commencé à demander aux exploitants forestiers de se manifester et de déclarer toute bûche qu’ils avaient déjà abattue mais n’aurait pas été saisie. Plus de 100 personnes l’ont fait, parmi lesquels 79 n’ont pas été en mesure d’apporter des preuves tangibles que leur bois était légal. Sur le papier, ces « stocks déclarés » surpassent de loin les 28 000 bûches que le gouvernement estime avoir saisies et stockées, mais personne ne le sait avec certitude. En effet, les stocks déclarés sont passés de 261 000 bûches en 2011 à 179 000 en 2013, puis de nouveau à 270 000 en 2015, d’après les chiffres du Ministère de l’Environnement, de l’Ecologie et des Forêts. Les documents de la Banque mondiale, quant à eux, remontent à 2013 et portent le total à 550 000 bûches.
D’après TRAFFIC, il ne fait aucun doute qu’au moins une partie de ces stocks déclarés n’existe pas réellement : les exploitants auraient en fait gonflé les chiffres des réserves de bois coupé en leur possession pour mieux protéger juridiquement les activités d’abattage qu’ils étaient encore en train de mener. En novembre 2017, le gouvernement n’avait toujours pas vérifié l’emplacement de ces stocks déclarés, et encore moins tenté de les recenser. D’ailleurs, il n’avait pas non plus poursuivi ceux qui avaient assuré posséder du bois sans pouvoir prouver qu’il était légal.
Et puis, il y a aussi les stocks dits “clandestins”, qui seraient, dit-on, encore plus importants que les stocks déclarés. En février 2017, par exemple, des fonctionnaires d la foresterie ont entendu dire qu’un bateau au large de la péninsule de Masoala, à environ 130 kilomètres au sud d’Antalaha, était en train de tenter de charger une cache de bois de rose abattu en toute illégalité. Chantal Rasoanirina et son supérieur ont donc sauté dans une jeep et sont partis vers le sud afin d’arrêter la cargaison. Mais, ils sont arrivés trop tard, et la police a découvert deux grandes fosses près de la plage, l’endroit présumé où les bûches avaient été enterrées. Des collègues policiers ont finalement réussi à intercepter le bois à Tamatave avant qu’il ne quitte le pays sur un plus gros navire.
Trois jours plus tard, le chef de Rasoanirina était transféré dans une autre partie du pays avec le commissaire de police qui avait collaboré sur l’affaire. En apparence, les deux hommes étaient rétrogradés pour s’être rendus complices d’une tentative d’exportation de bois. Mais, deux sources gouvernementales qui connaissent bien cette histoire ont expliqué qu’il s’agissait de tout le contraire : la conscience professionnelle et les réels efforts de ces deux hommes pour empêcher l’exportation du bois leur avaient coûté leur poste.
“Si un fonctionnaire fait correctement son travail, il est automatiquement muté,” a déclaré Eline Rakotonirina, une militante en faveur de l’environnement qui vit à Antalaha. “C’est comme ça que ça marche à Sava.”
Plus les années passent et plus Serge Rajaobelina, membre d’une ONG nommée Fanamby qui travaille depuis bien longtemps à Sava, craint qu’il soit impossible qu’un processus visant à faire l’inventaire des stocks puisse se dérouler correctement en raison du lobbying politique continu exercé par les exploitants forestiers qui protestent que leur bois a été saisi à tort. « Je crains que nous ne rendions du bois à ceux-là même qui ont abattu la forêt tout entière », a-t-il déclaré. « Tout ici a pris du retard. Certaines bûches stockées dans le port de Vohémar sont là depuis 8 à 10 ans ».
En parallèle, toute tentative de se débarrasser ne serait-ce que des stocks saisis (sans parler de mettre la main sur les stocks déclarés et clandestins, bien plus gros) risque de s’avérer coûteuse et compliquée d’un point de vue logistique. Elle pourrait aussi entraîner une résistance politique féroce de la part des exploitants qui continuent à affirmer que leur bois a été abattu en toute légalité.
« La plupart des trafiquants de bois de rose sont désormais sénateurs ou députés. Dans les faits, ils sont intouchables depuis le sein même du système », a indiqué M. Rajaobelina.
Jean Pierre Laisoa, plus connu sous le nom de Jaovato, qui a fait fortune grâce au bois de rose et représente désormais Antalaha au Parlement, s’avère aussi être le propriétaire de ce qui s’approche le plus d’un grand magasin à Antalaha, c’est-à-dire un endroit où l’on peut acheter à la fois du ciment, un bain de bouche, des fournitures scolaires, des machines à pâtes et de l’électronique. Comme l’a confié l’ancien exportateur de bois de rose Martin Bematana, maintenant sénateur, à Dan Rather dans le cadre d’un documentaire filmé en 2013, « lorsque le coup d’Etat a eu lieu, l’exploitation du bois de rose des parcs nationaux n’était pas illégale, car il n’y avait alors ni gouvernement ni lois ». D’autres magnats du bois de rose sont à présent exportateurs de vanille, propriétaires d’hôtels ou à la tête de compagnies de ferries.
L’imposant manoir de Roger Thunam, l’un des plus grands exploitants de bois de rose à Antalaha, trône dans une cour fermée jonchée d’équipement d’abattage et d’énormes bûches de bois de rose. M. Thunam a refusé de s’entretenir avec Mongabay dans le cadre de ce reportage. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Ce crocodile sculpté en ébène fait partie des centaines de sculptures et de meubles en bois précieux dont recèle l’Hôtel Océan Momo d’Antalaha. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Aucun des acteurs majeurs impliqués dans le trafic du bois de rose n’a été poursuivi depuis la crise de 2009-2010, mais le militant Armand Marozafy a passé cinq mois en prison pour avoir dénoncé des activités illégales. Il a fait appel. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Le ruisseau d’une forêt tropicale du Parc national de Masoala. Photo prise par Rhett A. Butler.
L’Etablissement Laisoa, qui porte le nom de son propriétaire, le politicien et exploitant de bois de rose Jean-Pierre Laisoa, est ce qui s’approche le plus d’un grand magasin à Antalaha. On y trouve de tout, duciment aux cuisinières à propane, en passant par les fournitures scolaires. M. Laisoa a refusé de s’entretenir avec Mongabay dans le cadre de ce reportage. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Un champignon d’une espèce inconnue dans la Péninsule de Masoala, où la crise de l’abattage du bois de rose a pris sa source. Photo prise par Rhett A. Butler.
Radio Vanille, une station de radio basée à Sambava, appartient, tout comme d’autres commerces locaux, à Behavana Raveloarivonjy, un exploitant de bois de rose qui représente la région au Parlement malgache. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
En novembre 2017, Madagascar en était à son 9e Ministre de l’Environnement en 9 ans. Les huit ministres représentés sur la rangée du bas ont tous occupé ce poste depuis 2009, tout comme Johanita Ndahimananjara (au centre), qui a cédé la place en 2018. Ces portraits sont affichés dans le hall d’entrée des bureaux du Ministère de l’Environnement de la capitale, Antananarivo. Photo prise par Rowan Moore Gerety pour Mongabay.
Un tchitrec malgache (Terpsiphone mutata) mâle dans la Péninsule de Masoala. Photo prise par Rhett A. Butler.
En 2014, Armand Marozafy faisait partie d’un groupe de militants locaux invité à un symposium sur l’environnement à Maroantsetra organisé par les Parcs nationaux de Madagascar avec l’aide du Ministère de l’environnement. M. Marozafy raconte que, lorsqu’un membre du ministère a déclaré qu’il fallait être intransigeant sur la mise en application des lois sur le bois de rose, un groupe de militants et de locaux résidant près du Parc national de Masoala, lui y compris, ont quitté l’événement en trombe.
« Vous ne collaborez qu’avec les trafiquants », aurait-il protesté lorsque des représentants des Etats-Unis et de l’Allemagne les ont suivis, en quête d’explications. « Tous les villageois savaient bien que l’hôtel où tout le monde logeait appartenait à un trafiquant, que le bus qui transportait tous les invités appartenait à un trafiquant, et que les personnes embauchées pour faire le service lors des repas (déjeuner, pauses café, et tout le reste) étaient au service d’un trafiquant », a-t-il déclaré.
Dans les villes du nord-est, il est relativement difficile de ne pas avoir affaire à ces individus. Par exemple, si le gouvernement doit transporter de grandes quantités de bois de rose d’un endroit à l’autre pour rassembler le bois ou le vendre légalement, les seules personnes susceptibles de pouvoir lui louer un camion sont les trafiquants.
L’influence des magnats de bois de rose clandestin semble même s’étendre aux plus hautes sphères du gouvernement. A titre d’exemple, en 2014, <a href="https://news-mongabay-com.mongabay.com/2017/04/singapore-convicts-rosewood-trader-in-historic-cites-seizure/"des fonctionnaires de Singapour ont saisi 29 434 bûches de bois de rose sur un navire en provenance de Madagascar et à destination de Hong Kong, un butin dont la valeur est estimée à 50 millions de dollars. Mais, ce n’est qu’à contrecœur que le gouvernement malgache a accepté de les poursuivre en justice, lui aussi : pour cela, il aura fallu qu’un nouveau Ministre de l’environnement soit élu et s’érige contre l’avis de son prédécesseur, qui jugeait que le bois avait été exporté en toute légalité, bien que l’embargo sur les exportations ait déjà été en place.
Caméléon panthère (Furcifer pardalis) sur la Péninsule de Masoala, où l’impact de l’abattage illégal du bois de rose sur les forêts est dramatique. Photo prise par Rhett A. Butler.
Tendre vers un « stock nul »
Avec du recul, le rapport technique publié en 2014 portant sur l’inventaire commandité par la Banque mondiale à Madagascar semble avoir été rédigé avec un optimisme surprenant qui tire sur la naïveté. En effet, il envisageait qu’il ne suffirait que de neuf mois pour se débarrasser de toutes les piles saisies, ou de dix-huit mois pour recenser les stocks saisis et déclarés, puis les exporter par bateau. Le rapport recommandait de financer ces opérations avec l’argent obtenu grâce aux ventes de bois de rose, estimant le coût à environ 15 % et un bénéfice de 75 millions de dollars pour le gouvernement.
Durant plusieurs années, le gouvernement malgache et ses partenaires ont agi en supposant qu’à terme les stocks de bois seraient vendus sur le marché international, une solution bien plus prometteuse sur le plan financier que toutes les autres options, mais qui nécessite en contrepartie un processus plus complexe pour obtenir l’approbation de la CITES. Les deux autres options (brûler le bois ou le vendre au sein du pays) impliquent en partie les mêmes soucis logistiques, mais sans la rentrée d’argent que représenterait une vente à l’international.
La quatrième option, plus ou moins implicite, consiste à laisser ces stocks là où ils sont, ce qui présente des inconvénients évidents (le bois de rose perd de sa valeur à mesure des années qu’il passe en plein air, en raison du climat chaud et humide) et un avantage certain : cette solution coûte moins cher que d’aller de l’avant. La Banque mondiale a finalement arrêté de financer la gestion des stocks de bois de rose malgaches fin 2015, car le projet d’où provenait le financement a pris fin. Le gouvernement du pays s’est engagé à allouer la somme de 250 000 dollars pour que l’inventaire puisse se poursuivre, mais ce financement est pour l’instant resté lettre morte.
Lors de la réunion du Comité permanent de la CITES qui a eu lieu en 2016, Madagascar a émis une idée pour financer tout ce qu’il reste à faire. Cette proposition a été reprise du rapport sur la gestion des stocks financé par la Banque mondiale et publié plus de deux ans auparavant : Madagascar utiliserait l’argent obtenu grâce à la vente d’une partie de son stock de bois de rose pour financer un inventaire exhaustif du reste. Cette proposition devait être examinée lors de la réunion suivante de la CITES, fin novembre 2017, soit après l’écriture de cet article.
Henri Rabenafitra, un fonctionnaire retraité qui a grandi à Sava et a été directeur administratif du gouvernement régional pendant huit ans, a accepté d’être interviewé dans son ancien bureau un matin de juillet. Ce casse-tête lui rappelait une fois où il avait dû se déplacer à Antalaha avec une délégation de ministres, en 2004, lorsque la zone avait été touchée par le cyclone Gafilo. A l’époque, l’abattage du bois de rose et de l’ébène était légal, mais faisait l’objet de sévères restrictions. Le gouvernement avait cependant accepté de laisser les exploitants forestiers récolter les arbres que l’ouragan avait fait tomber, a-t-il indiqué.
« Fin 2005, nous avons commencé à nous rendre compte qu’au lieu de ramasser les arbres arrachés par le cyclone, ils en coupaient de nouveaux ». Les exportations ont immédiatement été interrompues. « Du coup, les exploitants se sont réunis et nous ont dit : « bon, alors vous nous avez donné l’autorisation et maintenant vous nous la retirez, mais qu’est-ce qu’on va faire si on ne peut pas exporter nos stocks ? ». C’est à ce moment-là que nous avons commencé à émettre l’idée de « stock nul » », a expliqué Rabenafitra pour décrire l’objectif avoué que représente l’élimination de tous les stocks de bois de rose restants.
« Depuis ce moment-là, on parle de « stock nul », mais on en est encore loin. »
Bandeau : Bandeau : Un fossa (Cryptoprocta ferox), une espèce qui habite dans le Parc national de Marojejy, où a démarré la crise de l’abattage du bois de rose malgache en 2009. Photo prise par Rhett A. Butler.
Rowan Moore Gerety est un journaliste et un producteur de radio résidant à Miami. Pour en savoir plus sur son travail, rendez-vous sur www.rowanmg.com.
Note de l’éditeur, le 14/11/17 : Une phrase a été ajoutée à l’article pour le contextualiser et décrire la demande dont fait l’objet le bois de rose clandestin : « La grande majorité du bois de rose malgache est exporté vers la Chine, où les meubles qui en sont ornés peuvent se vendre plusieurs dizaines voire centaines de milliers de dollars. »