- La crevette est l’une des sources de revenu à l’exportation les plus lucratives de Madagascar.
- Mais les pêcheurs locaux et les groupes de défense de l’environnement disent que les chalutiers crevettiers nuisent à l’environnement marin du pays et laissent trop peu de poisson dans la mer, portant ainsi préjudice aux communautés qui dépendent de la pêche.
- Jusqu’à présent, relativement peu de moyens ont été mis en pratique pour lutter contre cette problématique.
- Quelques signes modestes semblent toutefois indiquer un début de changement: les communautés de pêcheurs se font entendre et réclament un accès exclusif aux eaux côtières de Madagascar.
ANTANANARIVO, Madagascar — Pour une grande partie des habitants de la côte ouest de Madagascar, la pêche est une part essentielle de leur vie. Lorsque le soleil s’élève au-dessus de l’horizon chaque matin, les hommes sont déjà sur leurs pirogues, certains étendant une voile rouge, vert et blanc – les couleurs du drapeau de Madagascar. Certaines familles se déplacent le long de la ligne côtière, au-delà des forêts épineuses et des mangroves, à la recherche des meilleurs coins de pêche. Dans les campements temporaires et les villages côtiers, les populations vivent dans des huttes aux toits de chaume et dorment sur des tapis de raphia à même le sable, sacrifiant ainsi leur confort pour être à proximité de la mer. Malheureusement, la mer n’est plus aussi abondante qu’auparavant, et ces habitants pensent savoir pourquoi.
Les navires pêchant la crevette pêchent au chalut sur la côte ouest de Madagascar depuis les années 1960. Ils naviguent près des rivages, entraînant les fonds marins avec leurs filets – une technique que les scientifiques comparent à la coupe à blanc des forêts. En général, ils attrapent des crevettes blanches des Indes (Penaeus indicus) ou des crevettes mouchetées (Metapenaeus monoceros), les congèlent à bord puis les exportent en Europe.
Les pêcheurs locaux et les groupes de défense de l’environnement disent que les chalutiers nuisent à l’environnement marin de Madagascar ainsi qu’aux communautés qui dépendent de la pêche. Jusqu’à présent, relativement peu de moyens ont été mis en pratique pour lutter contre cette problématique. Les initiatives de conservation marine, qui ont été généreusement financées ces dernières années, se sont concentrées sur la gestion des ressources et les techniques de pêche dans les villages côtiers, au lieu de faire pression sur les entreprises de crevettes pour que celles-ci changent leurs pratiques. Toutefois, quelques signes modestes semblent indiquer un début de changement : en effet, l’industrie a accepté en 2017 de mettre en place une zone temporaire dans laquelle les chalutiers sont interdits, et les communautés de pêcheurs réclament plus de restrictions.
« La pêche industrielle constitue une menace existentielle pour les communautés de pêcheurs vulnérables dans les pays où les revenus sont faibles, comme Madagascar, et où de nombreuses personnes n’ont pas d’alternative économique ou de subsistance que la pêche pour survivre, explique Alasdair Harris, un écologiste spécialisé en marine tropicale et directeur exécutif de Blue Ventures, un groupe de conservation actif à Madagascar. Je suis consterné par le manque d’attention que le secteur environnemental porte à ce problème », avoue-t-il dans un e-mail.
L’empreinte des chalutiers
Les chalutiers de Madagascar travaillent dans les eaux peu profondes, au même endroit où se fait la pêche traditionnelle. Ils utilisent des filets en forme d’entonnoir avec de lourds « panneaux » qui permettent de maintenir les filets ouverts tandis qu’ils raclent les fonds marins. Cette technique a suscité des critiques dans le monde entier en raison de récentes découvertes sur son effet néfaste : en effet, elle détruit l’habitat, endommage les fonds marins, perturbe le cycle des nutriments et réduit la productivité, la taille et la biodiversité des espèces, en particulier si elle est utilisée sur de longues périodes.
Les prises de crevettes ont dramatiquement diminué dans le milieu des années 2000. La Banque mondiale a appelé cette situation une « chute », tandis que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture la qualifie de « crise ». Depuis, le nombre de chalutiers de grande taille a diminué presque de moitié et les « mini-chalutiers » de l’industrie ont complètement cessé leur activité. Les prises ont donc chuté en partie à cause de cette diminution de « l’effort de pêche », mais le problème principal réside dans le fait qu’il y a moins de crevettes à pêcher.
Aucune étude définissant définitivement la cause de la chute n’a été réalisée. L’industrie soutient qu’elle est imputable aux pêcheurs locaux, car ils extraient du bois des mangroves, qui sert de nurseries aux crevettes, et car ils utilisent du matériel de pêche capturant de grandes quantités de jeunes crevettes.
De leur côté, les pêcheurs traditionnels se plaignent que les prises, non seulement de crevettes mais aussi de poissons, ont diminué, et ils accusent directement les chalutiers. Et la science est de leur côté. Une étude publiée en 2012 dans la revue Marine Policy conclut que la destruction de l’habitat et la capture d’espèces non voulues, aussi appelées prises accessoires, engendrées par les chalutiers crevettiers menacent la disponibilité du poisson pour les populations locales.
En 2016, plus de 60 pourcent des prises des chalutiers se composaient de captures accessoires, selon les statistiques gouvernementales basées sur les registres des entreprises. Mais ceci représente une amélioration significative sur ces dernières années. En 1998, par exemple, les chalutiers capturaient plus de quatre fois plus de prises accessoires que de crevettes, selon les données de l’étude publiée dans Marine Policy.
La diminution des prises accessoires provient en partie de l’introduction de dispositifs de réduction des prises accessoires (DRPA) dans les années 2000. Toutefois, des signes indiquent que le respect des réglementations liées aux DRPA est imparfait. Ces dernières années, les chalutiers crevettiers ont recherché des poissons de valeur commerciale. Ils ont commencé à considérer les DRPA comme une nuisance, et souvent, ils ne les mettent pas en fonction correctement, d’après un rapport de la FAO de 2010. La conséquence, d’après les pêcheurs locaux, est que les chalutiers laissent trop peu de poissons dans la mer.
Déséquilibre du pouvoir
Il n’est pas encore clair si le chalutage est légal près de la côte malgache. Dans le passé, la pêche industrielle était interdite à 3,2 kilomètres de la rive. De nombreux conservationnistes et pêcheurs locaux citent encore la loi des 3,2 kilomètres, mais en pratique, elle n’est pas suivie. Quatre-vingt pourcent des terrains de pêche de crevettes se trouvent dans cette zone, où les pêcheurs locaux gagnent leur vie – aussi, ignorer ou éliminer cette règle a été essentiel à la survie de l’industrie.
L’ambiguïté juridique est systématique dans le secteur de la pêche malgache. « La politique et le cadre juridique régissant ce secteur sont incohérents et ambigus », déclare un rapport de la Banque mondiale de 2013. Il n’existe pas de document officiel fixant la politique du Gouvernement en matière de pêche ». Un nouveau Code de la pêche a été élaboré en 2015, mais les lois restent incertaines. Nanie Ratsifandrihamanana, directrice du pays pour le World Wide Fund for Nature (WWF), a expliqué à Mongabay avoir à plusieurs reprises demandé au Ministère de la pêche de clarifier quelle version du code est entrée en vigueur, à supposer qu’il y en ait une. Mais elle n’a pas reçu de réponse claire.
L’année dernière, l’industrie de crevettes malgache a exporté pour un montant de 25 millions de dollars de crevettes provenant de Madagascar, principalement en Europe. Environ 300 000 dollars ont été versés au Ministère de la pêche pour des frais de licences. Les entreprises de crevettes, bien qu’elles soient enregistrées dans le pays, ont un capital étranger important, d’après la FAO. De plus, l’industrie emploie environ 1500 personnes. Entre l’argent et les emplois, le chalutage de crevettes a suffisamment de poids auprès du gouvernement pour rester en sécurité.
Le lobby Groupement des Aquaculteurs et Pêcheurs de Crevettes à Madagascar, aide à poser les règles en participant à la gestion de la pêche de crevettes avec le ministère de la pêche de Madagascar. Le lobby détient également un représentant au conseil du Centre de Surveillance de la Pêche, la branche du ministère surveillant l’industrie.
« Aucune violation n’a été identifiée récemment car tous les chalutiers crevettiers actifs à Madagascar sont signalés. Ils suivent les règles, la plupart d’entre elles venant de leurs propres propositions » écrit Harimandimby Rasolonjatovo, le directeur exécutif du centre, dans un e-mail à Mongabay.
Le centre a une capacité limitée à imposer des régulations sur les chalutiers : il ne possède que deux bateaux pour couvrir l’entier de la côte malgache, soit 5000 kilomètres. Il contrôle l’équipement des chalutiers au début de la saison et garde un œil sur leur location grâce à des radio transmetteurs que les chalutiers doivent avoir à bord. Mais en général, le centre n’a pas suffisamment de fonds ou de ressources pour surveiller les chalutiers, admet Rasolonjatovo. Le centre emploie plus de 80 personnes mais détenait en 2017 un budget restreint de 600 000 dollars, soit moins de la moitié de son budget annuel dans les années 2000. (Il recevra toutefois plus de 5 millions de dollars de la Banque Mondiale sur les six prochaines années).
Tandis que l’industrie propose des lois, les pêcheurs traditionnels n’ont que peu d’influence et aucun rôle formel dans les discussions gouvernementales sur la gestion des pêches. On constate un « déséquilibre du pouvoir » entre les pêcheurs à petite échelle et les pêcheurs industriels, explique à Mongabay M. Ratsifandrihamanana, du WWF.
Harris, de Blue Ventures, estime que cela est injuste : « Les populations côtières sont privées de voix contre la puissance et l’influence des opérations de pêche industrielle. »
Le lobby des crevettes n’a pas répondu aux demandes de commentaires relatifs à cet article. Les fonctionnaires de haut niveau au sein du ministère de pêche de Madagascar ont refusé de commenter. (Ce journaliste a travaillé pour Blue Ventures de 2014 à 2015).
Pêche exclusive pour les villages côtiers
Ces 15 dernières années, les ONG – principalement Blue Ventures et le WWF – ont dépensé des millions de dollars dans des projets de conservation marine au sein des communautés sur la côte ouest de Madagascar. La plupart d’entre eux ont pour but de modifier le comportement des communautés de pêcheurs à petite échelle et d’améliorer leur capacité à gérer les zones de pêche locales.
Mais les dirigeants locaux ne peuvent toujours pas empêcher les étrangers de venir et de s’emparer de ce qu’ils désirent. Des zones interdites aux chalutiers ou une interdiction complète du chalutage pourraient changer la donne. « L’idée de l’exclusion est importante car la conservation communautaire a plus de chance de réussite si les utilisateurs profitent d’un droit d’accès exclusif à la ressource et s’ils ont un intérêt à conserver cette ressource » écrit Fikret Berkes, un chercheur à l’université de Manitoba, dans un article de 2007 de la revue scientifique 2007 paper in the Proceedings of the National Academy of Sciences.
Cependant, trouver un moyen de garantir des droits d’accès exclusifs pour les communautés de pêcheurs n’a pas été facile pour les ONG. Harris, de Blue Ventures, dit qu’il y a de grands risques à travailler sur des « sujets aussi chargés politiquement » telle que l’est la pêche industrielle. Les ONG ont besoin de l’approbation du gouvernement pour continuer à travailler à Madagascar. Prendre pour cible une industrie favorite pourrait avoir pour conséquence d’exclure un groupe du pays.
Ratsifandrihamanana voit le WWF comme une sorte d’arbitre naturel dans la bataille sur les droits d’accès : « Nous pensons que notre rôle est de promouvoir un dialogue entre toutes les parties prenantes (industrie, communautés, gouvernement). Dans cette démarche, il est essentiel de ne pas donner l’impression de promouvoir les intérêts d’un groupe en priorité ou au détriment d’un autre », explique-t-elle à Mongabay dans un e-mail.
Ce travail de défense des intérêts est risqué, non seulement pour les organisations, mais aussi pour les individus y travaillant. Il n’y a que quelques postes de bureau dans le domaine de la pêche à Madagascar, et ceux qui s’y établissent tendent à osciller entre l’industrie, le gouvernement et le secteur non lucratif. Les gens sont, de manière compréhensible, prudents lorsqu’il s’agit de critiquer d’autres parties prenantes. Plusieurs employés de niveau hiérarchique moyen au sein de leur ONG ayant été interviewés pour cet article insistent sur le fait qu’ils souhaitent travailler avec l’industrie et affirment que « c’est un dialogue, pas une dispute », ou encore que « la défense des intérêts pourrait endommager nos relations ».
Malgré les défis qu’impliquaient leur souhait de s’engager dans la défense des intérêts, les ONG ont su utiliser leur influence pour apporter des changements dans l’industrie du chalutage de crevettes, bien que les résultats aient été mitigés. En 2003, le WWF a poussé avec succès les chalutiers à installer des DRPA, ainsi que des dispositifs d’exclusion des tortues, afin de réduire les prises accessoires de tortues des mers et d’autres animaux marins.
Blue Ventures a négocié un accord avec le lobby de crevettes visant à bannir le chalutage dans une zone de 4300 kilomètres carrés près des îles Barren pour toute la saison 2017. (Les rapports ne confirment pas à l’unanimité que les chalutiers ont respecté cet accord ; il semblerait toutefois qu’ils aient au moins réduit leur activité dans cette zone.) Mais le lobby des crevettes n’a pas accepté de maintenir cette zone de non-chalutage pour la saison 2018, qui a commencé le 1er mai.
Ces trois dernières années, le WWF a collaboré avec les lobbys de crevettes de Madagascar sur un « projet d’optimisation des pêches ». L’objectif principal est de permettre à l’industrie de crevettes d’être certifié par le Marine Stewardship Council (le Conseil pour la bonne gestion des mers), garantie d’une pêche saine et durable. Ces 15 dernières années, des consultants ont pré-évalué le lobby pour une certification MSC trois fois, mais le taux important de prises accessoires de l’industrie a tiré la sonnette d’alarme et le lobby n’a jamais réellement commencé le processus formel de certification. Ratsifandrihamanana explique que le leadership actuel de l’industrie n’est « pas dynamique » et qu’elle doit être poussée par le WWF. Pour espérer une certification, « le chemin est encore long », ajoute-t-elle.
Le WWF et Blue Ventures ont tous deux un partenariat avec Unima, une des cinq principales entreprises de chalutage à Madagascar. Les partenariats se concentrent sur le travail d’aquaculture de l’entreprise, qui a une bonne réputation : son élevage de crevettes au nord-ouest de Madagascar est le premier en Afrique à avoir reçu la certification de l’Aquaculture Stewardship Council (le Conseil pour la bonne gestion de l’aquaculture). Mais l’historique environnemental marin d’Unima n’a pas toujours été au beau fixe. De 1986 à 2000, l’entreprise possédait un droit de pêche exclusif dans la région de Diana, au nord-ouest de Madagascar, historiquement la meilleure région de pêche aux crevettes du pays. Aujourd’hui, plus un seul chalutier ne travaille là-bas : la zone est « économiquement éteinte ». La raison de cette fermeture est, encore une fois, sujette aux débats. Dans tous les cas, les crevettes ont disparu, et les chalutiers d’Unima se sont déplacés plus au sud.
Les ONG ne reçoivent pas d’argent en échange de leur partenariat. Mais si les entreprises de crevettes ont jusqu’à présent refusé d’entreprendre des changements significatifs dans leur modèle d’entreprise suite à ces partenariats, elles utilisent les ONG pour redorer leur image publique. Bien qu’il n’ait jamais entamé le processus de certification MSC, le lobby des crevettes a affirmé à d’innombrables observateurs que le processus était en cours – et au moins une entreprise, Unima, affirme cela sur son site web. Le lobby et certaines de ses entreprises membres mettent en avant des partenariats avec le WWF sur leurs sites web, y compris Unima, sans préciser clairement que le partenariat ne concerne que le secteur de l’aquaculture.
Ratsifandrihamanana a confié que dans certains cas, le langage et l’usage du logo du WWF de ces entreprises étaient inappropriés. Blue Ventures a refusé de commenter son partenariat avec Unima, car celui-ci n’avait pas encore été finalisé. Unima n’a pas souhaité répondre aux questions.
Une voix pour les communautés de pêcheurs
À présent, les deux ONG aident aussi les communautés de pêcheurs à s’organiser. Pour la première fois, les pêcheurs des côtes semblent prêts à s’opposer sérieusement au secteur de la pêche industrielle proche des côtes. Mihari, un groupe de la société civile composé d’environ 200 associations communautaires malgaches, a récemment appelé le gouvernement à établir une zone exclusive pour les pêcheurs locaux – en d’autres termes, une grande zone de non-chalutage le long de la côte.
« Nous avons affaire à des intérêts puissants, confie à Mongabay Hermany Emoantra, président de Mihari et pêcheur sur la côte sud-ouest de Madagascar. Nous devons protéger les droits de l’homme. Les communautés de pêcheurs doivent se rallier et envoyer un message clair ».
Blue Ventures a fourni un soutien financier et administratif à Mihari, et le WWF est l’un de ses partenaires. Formé en 2012 dans le but de faciliter l’échange d’idées entre pêcheurs, Mihari est devenu un groupe de défense important.
Harris précise que Blue Ventures a pour objectif d’aider les communautés côtières à communiquer leurs priorités au gouvernement. « Cette approche est bien plus bénéfique pour Madagascar que si nous avions agit comme un détracteur critiquant l’injustice du status quo », dit-il.
Le gouvernement n’a pas encore réagi à la proposition de Mihari. En attendant, les communautés de pêcheurs attendent de savoir si leur demande d’accès exclusif aux eaux côtières de Madagascar sera entendue.
Références
Berkes, F. (2007). Community-based conservation in a globalized world. Proceedings of the National Academy of Sciences. 104(39):15188-15193.
National Research Council. 2002. Effects of Trawling and Dredging on Seafloor Habitat. Washington, DC: The National Academies Press.
Le Manach F, et al. (2012). Unreported fishing, hungry people and political turmoil: the recipe for a food security crisis in Madagascar? Marine Policy 36(1): 218-225.
Watling, L. and Norse, E. A. (1998). Disturbance of the Seabed by Mobile Fishing Gear: A Comparison to Forest Clearcutting. Conservation Biology 12(6): 1180–1197.