- La tribu Dayak du village de Muara Tae avance que ses frontières ont été modifiées afin que deux sociétés puissent cultiver des palmiers à huile sur leur territoire.
- Ces allégations renvoient à d’autres réclamations faites à travers la région du Kutai occidental au cœur de l’explosion de l’industrie de l’huile de palme à Bornéo.
- À Muara Tae on pointe du doigt TSH Resources (Malaisie) et First Resources (Singapour) qui dirigent tous deux de puissants conglomérats au Kutai occidental.
Masrani s’est tenu au confluent de deux rivières à Bornéo en Indonésie, tandis que son père déclamait le plus terrible des serments. La forme extrême de sumpah adat, un rituel de la dernière chance pour les populations indigènes Dayak de l’Indonésie, est réservée pour les situations de crise que rien d’autre n’a pu résoudre. La forêt vibrait aux sons des calaos et des singes nasiques après le lever du jour, tandis que deux douzaines d’hommes se rassemblaient pour le rite.
Un par un, ils ont imploré les ancêtres de punir ceux qui ont modifié leurs frontières et les ont dépossédé de leur territoire.
« Ils ont été assez courageux pour voler notre terre, mais pas assez pour nous rencontrer à la rivière, » a déclaré Masrani, l’ancien chef déposé de Muara Tae, un village de la province du Kalimantan oriental. « Ils ne sont pas venus parce qu’ils savent qu’ils ont tort. »
Les frontières internes chaotiques de l’Indonésie sont un cas d’urgence nationale. Il n’existe aucune carte des revendications territoriales, des références contradictoires persistent entre les différents niveaux de l’administration. Le problème freine les efforts visant à cartographier le pays pour le développement durable et sous-tend des milliers de conflits qui dressent les populations contre les compagnies, l’état ou bien les unes contre les autres.
Au milieu du chaos, les plantations de palmiers à huile sortent de terre à une vitesse vertigineuse dans l’arrière-pays indonésien ravagé, dévorant les forêts et propulsant ce pays de 250 millions d’habitants à la sixième place mondiale des émetteurs de gaz à effet de serre. Au début du siècle dernier, plus des quatre cinquièmes de l’archipel étaient couverts par la jungle, aujourd’hui le pays se bat pour enrayer les pertes de forêt, même dans ses parcs nationaux, tandis que des espèces comme le tigre de Java (Panthera tigris sondaica) sombrent vers l’extinction. L’Indonésie est le plus grand producteur mondial d’huile de palme et le plus gros exportateur de charbon, deux ressources omniprésentes dans le Kalimantan, tout comme à l’endroit où se rejoignent ces deux rivières anciennes.
La destruction de plus de 2,1 millions d’hectares dans les incendies dévastateurs de cette année fait peser une pression supplémentaire sur les épaules du nouveau président réformateur Joko « Jokowi » Widodo pour changer l’approche laxiste et soumise au statu quo de la gestion forestière. Jokowi s’est montré capable d’annoncer des réformes décisives depuis le palais de la Merdeka à Jakarta, mais dans les zones les plus reculées, bien loin de la capitale, les compagnies et de puissants acteurs locaux continuent à modeler les frontières sous une surveillance inefficace.
Ici à Muara Tae et dans le village voisin de Muara Ponak, les parties adverse d’un conflit territorial donnent des versions considérablement contradictoires concernant la frontière entre les deux villages, sur un côté de laquelle, ou sur les deux, selon qui vous répond, deux producteurs d’huile de palme tiennent déjà boutique.
Les sociétés sont TSH Resources Bnd (Malaisie) et First Resources LTD (Singapour), dont le directeur général, Ciliandra Fangiono, est descendant d’une des plus riches familles indonésiennes. Les deux compagnies gèrent d’importants conglomérats au Kutai occidental, une région de la province du Kalimantan oriental, située au cœur de l’explosion de l’industrie de l’huile de palme en Indonésie.
Les deux firmes ne sont pas seulement accusées d’avoir utilisé des ruses bien établies pour pénétrer Tae. Certains disent que plus généralement au Kutai occidental, ils expérimentent une nouvelle méthode pour s’approprier les territoires indigènes, la dernière d’un arsenal de tactiques utilisées par les industries d’agribusiness et d’extraction dans la course mondiale pour accaparer les terres.
La situation sur le terrain
Tout commence avec Tae et Ponak, sur le site du conflit territorial le plus connu du Kutai occidental. Les habitants de Tae, un village de 2500 âmes, accusent les habitants de Ponak, dont la population atteint environ 300 personnes, de vendre les terres de Tae aux compagnies mentionnées plus haut dans une série de transactions frauduleuses. Pour permettre celles-ci, le dirigeant, ou seigneur, du Kutai occidental est accusé d’avoir retracé la frontière entre Ponak et Tae au détriment de ces derniers, et d’avoir ensuite contraint les dirigeants de Tae à la soumission quand ils essayèrent de résister. En 2013, le chef élu de Tae, Masrani, a été démis de ses fonctions par un édit ou décret unilatéral du préfet de la région, un politicien du parti du président Jokowi nommé Ismael Thomas.
Le camp de Ponak rétorque que les terres leur ont toujours appartenu. Cependant les allégations de Tae renvoient à d’autres plaintes déposées dans le Kutai occidental, où des récits de manipulation de frontières apparaissent encore et encore.
L’un des dossiers, concernant les sous-districts de Bentian et Damai, est allé jusque devant la Cour Suprême. Selon les déclarations des plaignants à Mongabay, la zone en jeu ici héberge une mine de charbon géante dont les royalties sont passées d’une juridiction à l’autre quand le préfet a modifié leur frontière. D’autres cas ont été évoqués par des ONG. En septembre dernier, six villages engagés dans autant de conflits résultant d’opérations orchestrées par First Resources et ses filiales ont envoyé des représentants à Jakarta pur une réunion avec l’organisation londonienne Environmental Investigation Agency. Parmi eux quatre villages du Kutai occidental. En établissant une typologie des procédés des compagnies, les participants ont pu identifier la fraude sur les frontières comme étant une constante.
La cartographie du Kutai occidental a même été signalée par la commission des droits de l’homme en Indonésie, la Komnas HAM. L’année dernière, quand Muara Tae a figuré dans l’enquête nationale de la Komnas HAM sur les conflits territoriaux affectant les populations indigènes, les membres de la commission ont pointé du doigt la gestion du préfet en recommandant la révision de tous les permis obtenus par les compagnies productrices de matières premières.
Un fonctionnaire du bureau du préfet reconnait la gravité du problème. Franky Yonathan a déclaré que la question devait être résolue pour que le développement puisse être équitable et durable. Mais il a relativisé l’importance des frontières entre villages sur la détermination du propriétaire des terres. « La frontière est une question administrative, elle n’affecte pas les droits territoriaux, » a-t-il souligné à Sendawar, la capitale du Kutai occidental.
First Resources fait la même remarque. Mais cette thèse ne se vérifie que dans la mesure où la propriété est garantie par un document sur papier, alors que les populations indigènes d’Indonésie ont traditionnellement une propriété collective de la terre. Un certificat de propriété collective des terres vient seulement d’être créé et doit encore être testé. Mais les terres indigènes sont régulièrement louées aux compagnies, le système administratif permettant aux chefs de villages de se porter garants des transactions. La localisation des frontières est par conséquent d’une importance capitale, car elle détermine quel chef peut autoriser un accord.
En pratique, la réalité de l’Indonésie en tant que pays de pluralisme légal, où la loi nationale doit coexister avec les lois traditionnelles du adat (terme qui englobe les différents systèmes de vie des peuples indigènes), cette réalité est négligée par le gouvernement, a déclaré Chip Fay, membre du Samdhana Institute.
« L’imprécision et le manque d’action pour équilibrer ces deux systèmes législatifs font le jeu du statu quo des affairistes, et les populations en font les frais, » déclare Chip Fay.
Quand Muara Tae a protesté contre TSH Resources, la première des compagnies à conclure un accord avec les habitants de Ponak en 2011, le gouvernement du Kutai occidental a envoyé une équipe spéciale pour résoudre le conflit entre les deux villages. L’équipe a finalement recommandé une frontière de compromis, décision renforcée par un décret du préfet.
Ponak accepts this decree. Tae challenged it in court. The community was represented by its chief, Masrani, a stocky 34-year-old with an implacable manner and a steely command of his subject. He also possesses a university education, a rare asset among these Dayak Benuaq people for whom subsistence farming and hunter-gathering remain the norm.
Le préfet édite alors un autre décret pour démettre Masrani de ses fonctions. Selon Masrani, ce décret vient après qu’il ait refusé d’abandonner les poursuites judiciaires, poursuites finalement rejetées par les juges de Samarinda, capitale de la province au motif que Tae n’avait pas qualité à contester la frontière (décision basée sur l’hypothèse que les droits fonciers sont inchangés par les frontières du village). Masrani et plusieurs de ses compatriotes ont cependant continué à résister aux compagnies d’huile de palme qui empiètent sur le territoire ancestral de Tae.
Leur combat est ardu, même avec le soutien de plusieurs ONG et d’autres groupes, incluant le Programme des Nations Unies pour le Développement, qui a récemment attribué à la population de Tae le prestigieux Prix Équateurs. Le père de Masrani, Petrus Asuy, a reçu le prix en Décembre dernier lors du sommet de Nations Unies pour le Climat à Paris.
La situation est compliquée en raison du manque de consensus, non seulement entre Tar et Ponak mais aussi au sein de Tae, pour trouver ou non un accord avec les compagnies. Un groupe d’habitants de Tae, appartenant à la même famille, a cherché à faire affaire avec First Resources.
Lorsqu’il était chef, Masrani avait rejeté l’offre de sa famille pour conclure un accord avec First Resources en raison, explique-t-il, de l’opposition d’autres membres de la communauté. Ses proches ont réagi en faisant circuler une pétition pour la destitution de Masrani. De nombreux habitants de Tae assurent que les initiateurs de la pétition ont imité leurs signatures, et le document a été rejeté par l’administration pour cette même raison. Cependant, le document a été cité par le préfet comme argument de base pour la destitution de Masrani.
Muara Tae est une petite communauté, et les pétitionnaires vivent à quelques portes de chez Masrani sur la route goudronnée à deux voies qui relie le village aux villes plus importantes de la région. Il se passe à peine quelques minutes sans qu’un camion rutilant ne passe en trombe pour aller faire le plein de fruits de palmiers à l’une des plantations voisines.
Les partisans des compagnies décrivent Masrani comme un « provocateur, menant une vendetta contre l’huile de palme qui remonterait aux années quatre-vingt-dix, quand Muara Tae était le centre du premier conflit majeur d’Indonésie concernant l’huile de palme. Il avait débuté quand la société PT PP London Sumatra Tbk, maintenant une branche du conglomérat Salim Group, avait commencé à déboiser des terres revendiquées par plusieurs villages. Des habitants avaient finalement occupé le camp de base de la compagnie avant de mettre le feu au site. Les forces spéciales de la police avaient été déployées, plusieurs habitants appréhendés et, selon Masrani, torturés par la police. D’autres, parmi lesquels le père de Masrani, avaient fui dans la jungle. Il y était resté pendant deux mois, en attendant que la situation revienne au calme. Masrani était alors au collège.
« Nous étions terrifiés, » se souvient-il.
Selon les adversaires de Masrani, ce drame a nourri en lui et chez son père une telle haine de l’huile de palme qu’ils auraient déclaré la guerre à l’industrie, déterminés à la combattre où qu’elle soit, même en dehors des limites de Tae.
« Il faut faire la différence entre les gens de Muara Tae et le groupe de Masrani, » a déclaré à Mongabay Rudiyanto, chef de Ponak. « Le groupe de Masrani, ils n’aiment pas l’huile de palme. C’est la seule raison du problème. »
Masrani dément ces affirmations. Bien qu’il admette son aversion pour la monoculture de l’huile de palme et sa préférence pour l’agriculture traditionnelle, la chasse et le recours à la forêt, sa position, assure-t-il, est que ses voisins peuvent faire ce qu’ils veulent. Mais ce qu’il ne supporte pas, ajoute-t-il, c’est le vol pur et simple des terres ancestrales de Muara Tae, terres qui appartiennent à tous ses habitants, et pas seulement à quelques opportunistes ayant des relations bien placées.
Le point de vue alternatif présenté par Masrani est celui d’une conspiration entre des compagnies peu scrupuleuses, un préfet malhonnête, des habitants faciles à manipuler dans les deux villages visant à faire avaler de force à Muara Tae une culture de rapport bien lucrative.
« C’est ainsi que les choses se passent dans cette province, » conclut Masrani.
Sorti du rang
Les frontières locales se sont développées lentement en Indonésie. Les îles faiblement peuplées comme Bornéo et la Nouvelle Guinée disposaient de plus de terres qu’il n’en fallait. Vous réclamiez les terres que vous pouviez déboiser : la force de travail était la vraie matière première.
Pendant une grande partie de la période coloniale, les Hollandais se sont repliés dans la fertile Java, dans les Îles des Épices et certaines parties du littoral de Sumatra, sans beaucoup se soucier du reste de l’archipel. Après l’indépendance, le nouveau régime du Général Suharto se souciait plus d’exploiter les vastes richesses naturelles de l’Indonésie que de définir ses frontières locales. À partir des années 1980, le ministère de la forêt fut chargé d’établir la certitude juridictionnelle dans les trois quart de l’archipel désignés comme zones de forêts, ce fut le processus de classement. Un huitième environ du travail a été fait. Mais quand est venu le moment de distribuer les permis aux exploitations forestières, le ministère a été beaucoup plus loin, étendant ces concessions jusqu’à plus de la moitié de la zone boisée.
Quand Suharto est devenu président en 1967, le PIB par habitant en Indonésie était de 56 $. En 1998, il était à 470 $. Mais aujourd’hui, l’Indonésie détient l’un des plus haut coefficients de Gini de la région, un héritage de la kleptocratie du nouveau régime qui a fait des millionnaires d’hommes tels que Martias Fangiono, père de Ciliandra et fondateur de First Resources. En 1998, Suharto fut finalement déposé, mais la condamnation de Martia en 2007 dans un scandale de déboisement illégal qui provoqua la chute du gouverneur du Kalimantan Oriental, a apporté la preuve des réminiscences de la corruption du régime jusque dans l’ère de la démocratie, avec cependant des différences structurelles.
Tout d’abord, dans le cadre d’un programme ambitieux de décentralisation au niveau national qui suivit la chute de l’homme fort du régime, la gestion des ressources naturelles fut largement dévolue au niveau local. De nombreux préfets prirent avantage de leur nouveau pouvoir pour distribuer de nombreux permis d’exploitation minière et de plantations. Ismael Thomas, préfet du Kutai occidental, fut parmi les premiers. En 2012, la zone couverte par ses concessions minières superposées dépassait la surface réelle de la province, selon un rapport de l’Indonesian Corruption Watch.
Ismael n’a jamais été reconnu coupable de recevoir des pots-de-vin, mais depuis 2005, plus de la moitié des préfets ont été impliqués dans des affaires de corruption, souvent pour avoir vendu des permis en échanges de fonds pour financer leurs campagnes électorales.
L’ascension d’Ismael a eu lieu en 2004, quand il a quitté son poste de sous-préfet pour se porter candidat contre le préfet sortant, Rama Asia. Durant son mandat, celui-ci avait recherché des financements étrangers pour créer une méthodologie de cartographie des terres indigènes, dans le cadre d’une stratégie visant à réduire les risques de conflits territoriaux. Le programme atteint une phase pilote et fut testé dans plusieurs districts. Mais après sa victoire sur Rama d’une courte tête, Ismael le supprima.
« Rama Asia insistait sur le besoin d’être clair sur les territoires des communautés locales avant de permettre la venue d’investisseurs privés, » a confirmé Martua Sirait, chercheur à l’ICRAF (World Agroforestry Center) qui a travaillé sur le projet. « Dès que Thomas est arrivé, le gouvernement s’en est désintéressé. »
Certaines provinces ont maintenu leur effort de cartographie locale. Quatre d’entre elles à Sumatra et au Sulawesi travaillent avec la Millennium Challenge Corporation (MCC), une agence américaine, pour tracer les limites précises des villages suivant un ensemble de directives qui met davantage l’accent sur l’aspect participatif que sur le cadre officiel du ministère. Les autorités locales sont mandatées pour préciser les cartes approximatives et à petite échelle qui accompagnent habituellement la création de nouvelles juridictions en Indonésie, processus qui s’est accéléré depuis la chute de Suharto. Si à l’occasion cependant, une dispute éclate entre deux villages voisins et ne peut être résolue, comme dans le cas de Tae et Ponak, le préfet a toute discrétion pour trancher sur la frontière. Selon un document du MCC, « si cela se produit, le conflit ne fera que perdurer. » La MCC encourage la médiation des conflits par un conseil de citoyens composé des représentants de tous les villages d’un district.
Ismael Thomas n’a pas procédé de cette façon, et certains prétendent que ses électeurs en ont pâti. En 2007, une étude sur la pauvreté au Kutai occidental par le Centre de Recherche Forestière International a souligné que le gouvernement avait sacrifié l’environnement et la cohésion sociale au profit d’une économie « largement basée sur une exploitation de ressources naturelles non renouvelables. » En conséquence, les conflits pour l’accès à ces ressources et leur exploitation ont augmenté à tous les niveaux.
L’un des auteurs, Godwin Limberg, a déclaré à Mongabay que, pour autant qu’il sache, la situation était toujours aussi mauvaise.
« Bien sûr, » dit-il, « partout où les limites n’ont pas été bien définies et où une soudaine activité économique à grande échelle démarre, on peut s’attendre à voir émerger des conflits territoriaux. »
La preuve par les rivières
Bornéo est un pays de rivières. Les plus importantes prennent leur source dans les hautes terres centrales et se déroulent sur des centaines de kilomètres jusqu’aux mers environnantes. Le versant oriental de la plus grande île d’Asie est dominé par le fleuve Mahakam. Il prend sa source près de la frontière de la Malaisie, dans la province montagneuse de Mahakam Ulu, il traverse une région de lacs peu profonds et de villages de pêcheurs dans le Kutai occidental, serpente à travers Tenggarong, la capitale de l’ancien sultanat de Kutai Kartanegara, et passe le long d’une succession de scieries avant de déboucher dans le détroit de Makassar près de Samarinda, dont la population de près d’un million d’habitants en fait la plus grande ville de Bornéo.
Tae et Ponak se situent dans les basses terres vallonnées au sud du fleuve Mahakam. Les Dayak Benuaq sont majoritairement chrétiens : un portrait de Jésus soit accroché dans presque chaque maison. Si Ponak est plus isolée, avec beaucoup moins d’habitants et pas de véritable route, la partie de Tae nommée Camp Baru est plutôt animée, habitée par des centaines de migrants nationaux, pour beaucoup musulmans, qui ont été déplacés dans le cadre d’un programme gouvernemental pour stimuler la croissance dans les régions faiblement peuplées. Camp Baru se trouve sur la route principale, mais le centre officiel du village se situe plus loin, à l’ombre des ramboutans, à la lisière de la forêt, là où la rivière Tae se jette dans la Nayan.
Les noms de Tae et Ponak viennent des rivières sur l’embouchure, ou muara, desquelles elles sont situées. Les cours d’eau proviennent des côtés opposés d’une ligne de collines qui, selon Masrani, séparaient il y a longtemps les domaines de Raden Mas et Raden Sukma, seigneurs du sultanat de Kutai. Les deux cours d’eau coulent vers le nord en suivant un parcours différent. Les eaux du Ponak rejoignent finalement le Mahakam. Celles de Tae se déversent dans le lac Jempang légèrement au sud du grand fleuve.
Pour Masrani et d’autres qui s’opposent aux producteurs d’huile de palme, ces caractéristiques géographiques, particulièrement une colline nommée Benuakng, ont toujours défini la frontière entre Tae et Ponak.
« La nouvelle frontière coupe à travers notre territoire traditionnel, » dit-il. « Il est évident, si l’on y regarde, qu’elle a été délibérément modifiée pour que les compagnies puissent travailler sur nos terres en s’appuyant sur un accord avec Ponak. »
Bien qu’il ne soit plus souverain de par son statut, le sultanat existe encore, avec un palais à Tenggarong qui conseille les autorités locales. Mongabay y a rencontré le prince Poeger, porte-parole du sultan. Il a pu confirmer que les administrateurs du royaume avaient pour habitude de se référer aux frontières naturelles pour délimiter les territoires.
« Les collines, les rivières, les vallées étaient les frontières à l’époque du sultanat, » a expliqué le prince. « S’il y avait un conflit, les critères pour le résoudre étaient les frontières naturelles. »
La loi indonésienne établit que, pour décider des frontières, les autorités doivent respecter les normes traditionnelles déjà en place. Les défenseurs des droits indigènes l’interprètent comme une confirmation de la prévalence des frontières traditionnelles. L’état peut aussi prendre en compte d’autres facteurs. « Si le territoire d’un village est vaste mais sa population peu nombreuse, les autorités peuvent démontrer qu’ils n’utilisent pas les frontières naturelles, » a expliqué le prince Poeger. « Mais sans dépouiller de leurs droits les gens qui y vivent. »
Rudiyanto, le chef de Ponak, donne une version différente de celle de Masrani. Plutôt que de définir la « frontière originale » avec les collines et les cours d’eau, il place les repères ailleurs, sur un petit port de la rivière Nayan nommé Singabanda.
Selon Rudiyanto, lorsque Muara Tae a été séparé de la ville voisine de Mancong, en 2004, le nouveau village a fait pression pour agrandir son territoire, et la limite a été déplacée aux dépens de Ponak, tout d’abord vers un endroit de la rivière Perpaka, et ensuite jusqu’à un lieu nommé Putih Dasar, réputé pour ses tualangs, des arbres mellifères (Koompassia excelsa). La nouvelle frontière, selon Rudiyanto, représente en fait un compromis, de par sa situation entre la rangée de collines et le port de Singabanda.
C’est autour d’un café dans un snack de Camp Baru, près de la plantation de London Sumatra (où les palmiers à huile montent la garde de toute leur hauteur de chaque côté de la route) qu’un soir Rudiyanto a assuré que la frontière de Singabanda tenait ses origines de l’époque du sultanat. Alors, dit-il, Ponak avait une « maison longue », traditionnellement le centre de la vie du village Dayak. Il a eu du mal, cependant, à décrire la limite autrement que par un seul point, au lieu d’une ligne avec un début et une fin.
En conclusion, son argument est de souligner que le préfet a déjà pris une décision, qui a été confirmée par le tribunal. « C’est le plus important, » insiste-t-il.
Ponak donnera une compensation à quiconque ayant des droits d’exploitation (hak kelola) sur son territoire, ajoute-t-il. Ceux-ci sont différents des droits d’héritage (hak waris). Selon Rudiyanto, certains habitants de Tae ont des droits d’exploitation car des habitants de Ponak leur ont prêté des lopins de terre inutilisés pour les cultiver. Mais les droits d’héritages sont exclusivement à Ponak.
Mais Masrani insiste sur le fait que personne à Ponak n’a de droit sur la zone litigieuse, et que Ponak n’a jamais eu de maison longue à Singabanda. « La preuve est sur le terrain, » dit-il. « De vieilles fermes, qui sont toutes la propriété de gens de Tae, d’anciens cimetières des gens de Tae, il n’y a pas de maison longue là-bas. »
En mars dernier, Silan, alors responsable de district de Jempang où se trouve Tae, a déclaré à Mongabay que le conflit est enraciné dans un « malentendu historique ». La réaction des autorités a été de tracer une ligne au milieu. « Ils ne pouvaient pas se mettre d’accord, l’administration a donc partagé la zone en deux, » dit-il. « Je pense que c’est le meilleur moyen. »
Masrani a indiqué que la médiation était vouée à l’échec. Après que l’équipe de l’administration ait visité la zone, une fois avec Tae et ensuite avec Ponak, « ils nous ont mis dans une pièce et ils s’attendaient à ce que nous trouvions un accord tout de suite. Nous avons eu 15 minutes, » se rappelle-t-il. « Quand aucun accord n’a été trouvé – naturellement il était impossible d’y parvenir ainsi – on a demandé aux deux parties d’exposer leur cas dans une lettre à l’administration pour qu’une décision soit prise. » Ponak « a menti sur toute la ligne, » assure-t-il.
Franky Yonathan, qui supervise actuellement l’équipe de l’administration des frontières, a refusé tout commentaire sur le cas car il n’était pas responsable à l’époque.
Regardez et voyez par vous-mêmes
Pour donner à chaque côté une chance de prouver ses dire, Mongabay a demandé à des habitants de Tae et de Ponak de faire une visite du secteur contesté avec quelqu’un du village – un ancien ayant une connaissance approfondie du terrain et qui pourrait prouver qu’il s’agissait leur territoire traditionnel de longue date.
Le parti de Masrani était enthousiasmé par l’idée. Petrus Asuy, son père, a conduit Mongabay en motocyclette à travers les chemins étroits de la forêt et les monocultures en terrasse de palmiers à huile, montrant les habitations en ruine et les sépultures oubliées qui selon lui prouvent la validité de la réclamation de Tae. Des pieds de durian et de chempedak avaient été plantés par ses ancêtres, quelques arbres à miel dominaient le paysage.
« Ponak n’a aucune idée d’où se trouvent toutes ces choses, » nous dit Petrus, traçant un chemin à travers la forêt à coup de machette. « Pourquoi ? Parce que ce n’est pas leur terre. »
L’autre partie était moins enthousiaste pour faire la visite. Giarto, l’un des quatre habitants de Ponak qui ont signé un contrat avec TSH Resources, la compagnie malaisienne, a hésité devant la proposition. Il a écrit dans un message :
si vous demandez des preuves c’est impossible parce que les preuves ont disparu… détruites par ceux de Muara Tae… Ils ont installé des fermes et abattu tous les tualangs… et l’ancienne maison-longue… ils ont mis toutes ces terres en culture
Les tentatives répétées pour joindre Rudiyanto pour faire une visite sont restées sans succès.
” La compagnie vous manipule “
Par un clair matin de juin 2012, plusieurs hommes de Tae marchaient près des eaux pures de la rivière Melinau quand le bruit des bulldozers a résonné dans la forêt.
PT Bornéo Surya extrayant Jaya, une filiale de First Resources, avait établi un camp de base dans le secteur. Masrani et d’autres hommes se sont précipités pour exiger une explication. C’est alors que Rizaldy, directeur général de PT BSMJ leur a révélé que la compagnie avait acquis 400 hectares de terre d’un seul habitant de Ponak, Yokubus. Il les a également informés que le régent avait publié un décret concernant la frontière. Le secteur dépend maintenant complètement de Ponak.
« Si ça ne vous plaît pas, vous pouvez toujours aller au tribunal, » se rappelle l’avoir entendu dire Masrani.
Durant cet été et l’automne suivant, les habitants de Tae ont fait tout leur possible pour contrecarrer les plans de BSMJ. Les habitants patrouillaient le secteur et couraient devant les machines quand elles approchaient. Certains sont restés dans la forêt pendant des semaines, dormant dans des postes de garde qu’ils construisaient.
Un jour, Masrani était avec un groupe qui a rencontré des bulldozers protégés par environ 30 habitants de Ponak et des officiers de police. Les choses se sont envenimées, et les villageois en sont presque venus aux mains. Masrani a supplié Rudiyanto : « Je vous en prie ne forcez pas le déboisement ici, ils nous montent les uns contre les autres. La compagnie vous manipule.”
Masrani fut surpris et contrarié d’apprendre que PT BSMJ avait pénétré dans la forêt. La filiale de First Resources avait acquis la terre sous prétexte qu’elle était exempte d’autres réclamations, bien que Tae ait pris la peine de faire savoir qu’ils considéraient ce secteur comme faisant partie de leur territoire.
En 2010, l’administration de la province avait accordé à PT BSMJ un permis autorisant la compagnie à négocier avec ses propriétaires l’acquisition d’une terre dans un secteur donné. Ensuite, la compagnie peut obtenir un permis de plantation, lui permettant d’exploiter la terre qui a été légalement acquise.
Le permis couvrait le secteur des deux côtés de la colline de Benuakng – admise comme étant la séparation entre Tae et Ponak – et la compagnie a approché chaque village pour conclure un accord. Tae a rejeté toutes les avances. En été 2011, après que PT BSMJ ait présenté un exposé public dans Tae, le village a publié une lettre officielle expliquant exactement où étaient ses frontières. Il voulait éviter de répéter ce qui se tramait déjà avec TSH Resources, dont la filiale allait commencer à détruire la forêt plus tard dans l’année. À ce moment, Tae semblait uni dans son opposition aux compagnies. Même les parents qui chercheraient plus tard la révocation de Masrani signèrent la lettre à PT BSMJ.
First Resources et sa filière locale auraient donc pu deviner que leur accord avec Yokubus mettrait le feu à un nouveau conflit. Pourtant ils lui permirent de fournir une « auto-proclamation » que la terre lui appartenait. Le contrat attestait qu’il n’y avait aucune autre prétention sur le secteur et que s’il y en avait, PT BSMJ n’en était aucunement responsable. Le document fut approuvé par Rudiyanto et deux autres fonctionnaires de Ponak, dont un cousin de Yokubus. Yokubus reçut 400 million de roupies (29.000 $) dans l’échange, une somme énorme dans cette région de l’Indonésie.
Selon Chong Wei Kwang, un responsable du développement durable de la compagnie, la position de First Resources consiste à dire que lorsque le décret sur la frontière a été publié, elle a supposé que les autres réclamations étaient résolues.
Ambrosius Ruwindrijarto, de l’ONG Telapak, qui a travaillé avec Tae depuis les années 90, a expliqué que les actions de la compagnie « montrent leur ignorance, ou même pire, de mauvaises intentions. »
« Mais c’est ainsi que les compagnies opèrent, » a-t-il ajouté. « Nous le voyons partout. Ils ne s’inquiètent pas tant qu’ils obtiennent un morceau de papier. Peu importe de qui ils l’obtiennent. C’est la seule chose dont ils ont besoin. »
Divisés, nous perdons
Si Tae avait fait bloc contre PT BSMJ, quelque chose changea après le début des activités de la compagnie. Un premier signe fut la pétition distribuée par des parents de Masrani dans le village, qui aboutit à la révocation de Masrani par décret du préfet.
Bambang Dwi Laksono, directeur du développement durable de First Resources, souligne que sa compagnie n’a ni intérêt ni les moyens d’interférer dans les procédures de l’administration. Mais Masrani pense qu’elle est intervenue dans son éviction. Il précise que Rizaldy, le directeur de PT BSMJ, est un ancien politicien du parti d’Ismael Thomas, le PDI-P. Ismael est président de la branche du PDI-P au Kutai occidental, et Rizaldy a autrefois participé à l’assemblée de la province sous sa direction.
La pétition accusait Masrani d’une longue liste de méfaits, et le document a été cité comme argument principal du décret de révocation. Mais aucune des allégations n’a jamais été prouvée ou même apportée devant la cour, comme l’exige la loi pour qu’un chef soit renvoyé de la manière dont l’a été Masrani.
Comme Masrani l’indique, son éviction a commencé en novembre 2012, quand Janssen Ewang, le huitième fils d’un habitant de Tae appelé Abdul Sokeng, l’a approché au sujet d’un accord avec PT BSMJ. La famille d’Abdul gérait des champs dans le secteur contesté, et ils en étaient venus à sentir que la facilité se trouvait dans la coopération avec la compagnie, plutôt que de s’enliser dans un combat. Les parents ont voulu que Masrani, le chef, signe l’accord qu’ils avaient conclu avec Rizaldy.
Dans la tradition de Dayak Benuaq, les communautés prennent ensemble les décisions importantes comme entrer dans un accord avec un producteur d’huile de palme. La manière habituelle d’atteindre un consensus est musyawarah, ou délibération lors d’une réunion ouverte. La population de Tae avait déjà exprimé son rejet catégorique de PT BSMJ. Et le clan d’Abdul ne proposait pas seulement d’abandonner leur propre terre. Masrani dit non à Janssen.
La même semaine, les parents se sont lancés dans une campagne pour faire révoquer Masrani. Ils ont apporté une pétition qui selon eux avaient été approuvée par la grande majorité des habitants de Tae au conseil de délibération du village, ou BPK. À moins qu’un chef n’ait été condamné pour un crime sérieux, ou soit suspecté de trahison, de terrorisme ou de corruption, il ne peut pas être écarté sans recommandation du BPK.
La pétition portait toutes sortes d’accusations contre Masrani. Visant non seulement son caractère – le traitant de « dirigeant immature » avec « peu de principes » qui « dénigre toujours les gens de Muara Tae comme étant stupides, illettrés, incultes » – on l’accusa de manquer d’initiative pour le développement de Muara Tae, de former des partenariats contre-productifs avec des ONG, d’avoir échoué à résoudre « le conflit horizontal » avec Ponak, et plus encore. Plus sérieusement, on l’accusait de s’être engagé dans la « corruption, la connivence et le népotisme » et d’avoir pris des dessous de table des producteurs d’huile de palme.
Le conseil (BPK) de Tae rejeta la pétition. Ses accusations n’étaient pas seulement sans fondements, a indiqué Mustari, chef des cinq membres du conseil. Bon nombre de ses signatures avaient été obtenues sous de faux prétextes. « On a même dit à certains qu’ils signaient une pétition pour obtenir un éclairage solaire pour le village, » a-t-il rapporté à Mongabay.
Il semble même que d’autres noms aient été tout à fait falsifiés. « Je n’ai jamais accordé ma signature, comment peut-elle donc être sur ce document ? » a déclaré Semunaq, un habitant de Tae.
Saidal, responsable d’un des quatre quartiers de Tae, ou RTs, dit avoir été contraint de signer. « Ils sont venus deux fois pour demander ma signature, » a-t-il déclaré à Mongabay. “La première fois je n’ai pas signé. La deuxième fois j’ai signé parce qu’ils ont menacé de me faire révoquer, moi aussi. »
Les dossiers de Masrani incluent les rapports écrits d’un certain nombre de personnes qui indiquent qu’elles n’ont jamais signé. Et il est très difficile reconnaître les signatures sur la pétition elle-même. Mais le frère de Janssen, Andiq, maintient qu’elle est valable. Il a dit à Mongabay que Masrani devait avoir falsifié toutes les déclarations rapportant le contraire. Les confirmations verbales doivent avoir été contraintes. « Il les a menacés avec ses études juridiques, »a prétendu Andiq.
Masrani « ne pouvait pas accepter l’accord [avec PT BSMJ] en raison de sa nature jalouse, » a continué Andiq. « Il est jaloux de nous qui voulons apporter le progrès au village. »
Au lieu d’abandonner la question, le clan s’est adressé aux fonctionnaires du préfet par l’intermédiaire de Silan, le chef du district de Jempang. Comme tous les chefs de district, Silan a été nommé par le préfet. Masrani indique que pendant les mois suivants, la menace de révocation a été employée comme moyen de pression pour le faire rentrer dans le rang. Il assure qu’il a reçu de nombreux messages de Silan l’invitant à une réunion douteuse avec l’assistant du préfet et Rizaldy à Sendawar, la capitale du Kutai occidental.
Une fois, Masrani lui a répondu :
Pourrais-je savoir l’ordre du jour et le but d’une telle réunion ?
La réponse :
1 nous clarifions la pétition 2 nous nous engageons à être fidèles envers le préfet avec une déclaration pour l’avenir 3 si nous pouvons parvenir à un accord au sujet de la frontière nous pourrons peut-être abandonner le procès 4 nous expliquons pourquoi nous n’avons pas donné notre terre pour l’huile de palme
Silan a nié avoir fait pression sur Masrani. « Si c’est ce qu’il pense, très bien. Mais c’est juste une supposition, » dit-il.
« Je l’ai certainement contacté au sujet d’une réunion du musyawarah pour consulter la population au sujet de l’investisseur, » a-t-il ajouté. « Mais je ne lui ai jamais demandé de renoncer au procès ou d’abandonner une terre quelconque. C’est la communauté qui décide. Je suis juste un médiateur. »
Bambang Dwi Laksono, le responsable du développement durable de First Resources, nous a déclaré ne pas pouvoir fournir les coordonnées de Rizaldy parce qu’il avait quitté la compagnie en octobre.
Puni pour dissidence
Un soir, pendant la procédure légale contre le décret sur la frontière, Masrani et un ancien de Tae parcouraient les neuf heures de route jusqu’au tribunal de Samarinda, quand leur motocyclette heurta un gros rocher et dérapa sur la piste.
Masrani s’en sortit avec son jean déchiré. Du sang sur ses chaussures. Le vieil homme, Sedan, s’était blessé à la hanche. Ils continuèrent leur route malgré tout. Mais le jour suivant, les juges repoussèrent la séance car la partie adverse (du préfet) ne pouvait pas se présenter. Masrani et Sedan devraient revenir la semaine suivante.
Trois mois après la distribution de la pétition, en février 2013, la plainte de Tae était rejetée par la cour. En avril, Masrani était démis de ses fonctions et remplacé un fonctionnaire désigné, de l’extérieur du village. Il essaya également de remettre en cause ce décret, avec la plus grande organisation des peuples indigènes d’Indonésie, AMAN, pour prendre sa défense. Mustari, le chef du conseil BPK, a témoigné qu’il n’avait jamais soutenu les allégations contre Masrani. En fin de compte, les juges ont rejeté le dossier à cause d’un point technique. L’avocat l’avait déposé avec un jour de retard.
La pétition n’était qu’un des motifs du décret de révocation. L’autre était un rapport par l’inspecteur de l’administration de la province, qui est apparenté à un inspecteur financier. Selon le décret, l’inspecteur avait constaté que Masrani avait été négligent dans sa gestion des finances du village. Le décret confirmait également la pétition, prétendant qu’il s’était engagé dans « la corruption, la connivence et le népotisme. » Il n’apportait aucune autre précision.
L’inspecteur n’est ni un procureur, ni un tribunal civil ou administratif. Les allégations sur lesquelles Masrani a perdu son poste n’ont jamais été apportées devant une autorité juridique. Masrani indique qu’il n’a jamais été officiellement convoqué pour se défendre devant une quelconque assemblée.
Outre les allégations infondées de négligence et de corruption, le décret met en cause Masrani pour protestation et dissidence. « En bloquant [physiquement] des milliers d’hectares de terre, » Masrani « a abusé de sa position pour des intérêts privés. » Également parmi les raisons de son renvoi, figure le fait qu’il a déposé une plainte contre le décret sur la frontière.
De même, la pétition accuse Masrani de « s’opposer au programme du gouvernement » et d’« agir en ennemi » du préfet.
« C’est pour cette raison qu’il a été renvoyé, » explique Andiq, le pétitionnaire. « Il n’a pas fait son travail correctement. Il n’a pas obéi aux règles. Quelqu’un comme ça mérite d’être renvoyé. »
Masrani explique que Andiq n’a pas compris la stratégie d’implantation de la compagnie dans Tae. « Ils veulent creuser un fossé entre nous, » dit-il. « On se sert de lui comme d’un pion. »
Table de négociations ?
L’espèce la plus répandue de palmiers à huile vient d’Afrique, mais l’Indonésie est la capitale de l’industrie : en 2006 elle a rattrapé la Malaisie au classement du plus grand producteur d’huile du palme du monde. L’année dernière, elle en a exporté pour une valeur de 18,9 milliards de dollars, principalement vers l’Inde et la Chine, mais également en occident. En 2010, les plantations couvraient autour de 8 millions d’hectares dans l’archipel, une surface plus grande que Panama. Le gouvernement prévoit de doubler cette surface d’ici 2020.
Cette expansion a alimenté la croissance économique et créé des emplois pour des millions d’Indonésiens, mais le développement incontrôlé de l’huile de palme détruit les forêts tropicales de l’archipel et alimente une épidémie d’accaparement des terres. L’industrie a suscité davantage l’attention pour son rôle dans les feux agricoles incontrôlés qui enveloppent l’Indonésie et ses voisins dans une brume toxique à chaque saison sèche. Les émissions des seuls feux de cette année sont estimées avoir surpassé celles de toute l’économie des États-Unis sur 47 jours jusqu’au 28 octobre. Cinq cent mille personnes ont développé des maladies respiratoires en raison du désastre.
En 2004, la table ronde pour l’huile de palme durable (RSPO) a été créée pour apporter à l’industrie un semblant de contrôle. Les membres fondateurs comptaient Unilever, le Fonds Mondial pour la Nature et l’Association Malaisienne d’Huile de Palme. La RSPO a présenté ses propres normes pour une production éthique et écologique d’huile de palme ; celles-ci interdisent maintenant la destruction de la forêt vierge et exigent des exploitants d’obtenir le consentement libre, informé et préalable (FPIC) des communautés affectées. Aujourd’hui, la RSPO est vue par beaucoup comme référence de facto pour les meilleures pratiques en matière de durabilité – même si la force de ses normes et sa capacité à les imposer sont de plus en plus remises en question.
First Resources est membre de la RSPO depuis 2008, et en octobre 2012, l’Environmental Investigation Agency, l’ONG basée à Londres, a soumis une plainte au sujet de la compagnie au bureau des plaintes de la RSPO. L’EIA a affirmé que PT BSMJ détruisait la forêt vierge de Muara Tae et opérait sans le consentement de la population. La RSPO a retenu la plainte et a ordonné à la compagnie de s’abstenir de déboiser et de planter jusqu’à ce que le problème soit résolu.
Trois ans après, la plainte traîne toujours. En février, Tae s’est finalement retiré du processus de la RSPO, exprimant sa frustration sur la gestion du problème par l’organisation et des doutes sur sa capacité à rester neutre.
Pour Tae, le comble a été l’insistance continue de First Resources à faire intervenir dans le conflit un organisme de médiation nommé LINKS. Le village avait constamment objecté du fait que LINKS avait été choisi par la compagnie et serait payé par elle. First Resources prétend que LINKS est une organisation crédible et indépendante. Quoiqu’il en soit, le village n’a jamais été consulté sur son choix, contrairement à la ce que préconisait la RSPO pour qu’un plan d’action « soit développé et accepté par le village de Muara Tae. »
« La raison pour laquelle la partie affectée devrait pouvoir choisir et/ou approuver le médiateur est assez évidente, » a déclaré à Mongabay Tomasz Johnson, de l’EIA. « Autrement, il ne pourra y avoir aucune confiance et vous n’obtiendrez pas une vraie résolution. Le fait que la RSPO et First Resources ont jugé pertinent de nommer LINKS malgré tout reflète leur approche de toute la problématique. Muara Tae n’a jamais été clairement consulté – ni sur le développement de la plantation au départ, ni dans ce processus de recours. »
Il a ajouté, « il s’agit d’un précédent dangereux si un membre de la RSPO peut se contenter d’ignorer et de frustrer une communauté dans la procédure de recours, et faire finalement disparaître [le recours]. Clairement, la RSPO veut le clôturer, mais absolument rien n’a changé, nous n’avons donc aucune intention de le clore ou de nous retirer de cette procédure. » Sans Tae, cependant, la procédure est dans une impasse.
L’EIA cherche maintenant d’autres moyens de pression. Il pourrait y en avoir un avec Singapore-listed Wilmar International Ltd, le plus important négociant d’huile de palme du monde, et client de First Resources et de TSH Resources. Wilmar était parmi les premières d’une vague récente de sociétés qui se sont engagées à éliminer le déboisement et les abus de droits de leur chaîne d’approvisionnements. L’EIA a approché Wilmar par l’intermédiaire de The Forest Trust (TFT), l’organisme qui aide Wilmar à mettre en place son engagement, afin de faire pression sur les deux exploitants concernant leurs opérations dans le secteur contesté.
Plus récemment, en septembre, l’EIA a fait venir des représentants de Tae et de cinq autres villages connus pour avoir été affectés par les plantations de la famille Fangiono à Jakarta pour une réunion avec TFT, qui s’est engagé à défendre leur cause devant Wilmar. Cependant, les tentatives précédentes pour amener le négociant et son organisme de conseil à s’engager sur TSH Ressources sont restées sans succès, selon Johnson. Reste à savoir si des engagements comme celui de Wilmar, présenté comme une force rédemptrice dans une industrie non durable, permettront de déclencher un réel changement d’attitude.
En effet, en juillet dernier, First Resources est devenu le dernier géant de l’huile de palme à prendre un tel engagement.
«Comme tout le monde, nous avons hâte de les voir appliquer les engagements qu’ils ont publiquement pris, » a déclaré à Mongabay Dean Lewis, un responsable de TFT basé à Jakarta. «Ils ont un rôle important à jouer. »
“Nous sommes tous dans le même bateau”
En septembre de l’année dernière, les habitants de Tae qui s’opposent aux compagnies ont effectué un sumpah adat au confluent des rivières Pose et Nayan, à l’endroit précis où le préfet avait mis un repère GPS pour la frontière. Ce fut le dernier mouvement de la partie d’échec qu’est devenu le conflit territorial le plus sensible d’Indonésie.
Le rituel fut une affaire bien sombre. Ceux qui seraient reconnus coupables par les ancêtres pourraient être maudits ou bien tués par des forces surnaturelles. Mais le sumpah adat était en fait la dernière partie d’une cérémonie plus longue pendant laquelle les Dayak Benuaq ont fait le serment de protéger la nature et ont prié pour une bonne récolte. Tae a obtenu plus de 15 000 $ sur Indiegogo, un site de financement participatif, afin de pouvoir allonger la durée de cet événement annuel à 64 jours. L’objectif n’était pas tant d’obtenir justice que de renforcer la solidarité de la communauté.
«C’est pourquoi cette cérémonie est aussi essentielle,» a écrit . Jane Brunette, issue des nations indiennes d’Amérique du Nord. Quand elle a appris la situation de Muara Tae, elle a visité le village et organisé la campagne de financement. «Elle aidera à apaiser les sentiments de trahison dus aux conflits territoriaux et à rassembler les gens pour un objectif commun et dans un sentiment d’unité.»
En décembre dernier à Paris, le père de Masrani a reçu le Prix Équateurs du Programme des Nations Unies pour le Développement, au nom du village de Muara Tae.
«Ils sont très vulnérables, sans aucun doute,» a déclaré à Mongabay Joseph Corcoran, responsable du comité. «Mais le prix récompense aussi la réussite. Le fait qu’ils ont toujours cette zone de forêt protégée face à la pression extérieure est réellement remarquable. C’est une chose que nous voulons mettre en lumière.»
Lors des élections régionales, le Kutai Occidental devra choisir un successeur à Ismael Thomas. Les principaux candidats sont Franciskus Yapan un autre politicien du PDI-P, connu pour être proche d’Ismael, et Rama Asia, l’ancien préfet, qui en tant que législateur local a combattu pour de nouvelles lois sur les droits des peuples indigènes.
«Ce que fait Thomas, ce changement des frontières comme à Muara Tae et Ponak, est une violation de la souveraineté des peuples indigènes et il faut y mettre fin,» a déclaré Rama à Mongabay. Il ajoute qu’Ismael ne comprend pas le concept de développement durable. «Il ne comprend que la lutte pour le pouvoir. Au rythme où vont les choses, d’ici 10 ou 15 ans les peuples Dayak du Kutai Occidental mendieront dans les rues parce que leurs forêts auront été annihilées par les plantations.»
À Jakarta, le président Jokowi porte le fardeau des attentes colossales des Indonésiens, plus qu’aucun autre de ses prédécesseurs depuis les débuts de la démocratie dans le pays en 1998. Une combinaison peu enviable de facteurs économiques extérieurs a terni l’éclat de son engagement à augmenter la croissance du PIB à 7 % par an, tandis que le lent mouvement des prix des matières premières et une inflation têtue font s’étioler les moyens de subsistance des millions de petits fermiers du pays. Après les incendies catastrophiques de 2015, Jokowi doit faire face à une pression sans précédent pour essayer de renverser le mouvement après des dizaines d’années d’abus environnementaux. Il y a des limites à ce qu’il peut faire, mais un progrès significatif sur l’initiative Indonesia’s One Map et une diminution des cas de manipulation des circonscriptions à des fins électoralistes seront essentiels à l’un des plus urgents défis environnementaux de notre temps.
De retour à Muara Tae, Masrani a pu conclure, en comparant ses notes avec d’autres villages, que First Resources et TSH Resources manipulent aussi leurs frontières. Son plan, qu’il a déjà mis en œuvre, est d’établir des liens avec ces villages afin de résister ensemble aux compagnies.
«Nous devons observer leur façon d’agir et coopérer contre eux, parce que nous sommes tous dans le même bateau,” assure Masrani. “Nous sommes tous victimes des mêmes compagnies.»
Ce reportage a bénéficié du soutien d’AMAN (Alliance des Peuples indigènes de l’Archipel).