- L’humour fait en effet appel à des capacités cognitives complexes qui, jusqu'à présent, ont été principalement étudiées chez l’homme, et largement laissées de côté chez nos cousins, les grands singes.
- Une nouvelle étude fait état de taquineries ludiques, un comportement précurseur de la plaisanterie, au sein de petits groupes de chimpanzés, de gorilles, de bonobos et d'orangs-outans.
- Pour la première fois, une étude définit la taquinerie ludique chez les grands singes comme un comportement distinct du simple jeu et met en évidence les différentes formes observées chez les primates.
- Les résultats suggèrent que les prérequis cognitifs à la plaisanterie et à la taquinerie ludique étaient déjà présents il y a au moins treize millions d'années chez le dernier ancêtre commun aux hommes et aux grands singes.
Faire le pitre et se laisser aller à la plaisanterie peut paraître un jeu d’enfant, mais notre cerveau doit faire beaucoup d’efforts pour y parvenir. La plaisanterie fait appel à la spontanéité, à la capacité de jauger ce qui est socialement acceptable, d’anticiper la réaction des autres et d’apprécier la transgression de leurs attentes. Jusqu’à présent, la recherche sur les compétences cognitives complexes nécessaires au sens de l’humour s’est principalement concentrée sur l’homme, les autres espèces ayant été sous-étudiées.
Mais une étude récente, publiée dans la revue Proceedings of the Royal Society B, met en évidence les premiers éléments de preuves de l’existence d’un comportement de taquinerie ludique chez les grands singes.
Considérée comme précurseur de la plaisanterie, la taquinerie ludique suppose que le farceur provoque sa cible en la tapotant, en lui donnant des petits coups ou en tirant sur une partie de son corps avec une intention ludique plutôt qu’agressive.
Si les primatologues, comme Jane Goodall, ont par le passé décrit de manière anecdotique les grands singes comme étant adeptes de la taquinerie et des pitreries, cette étude est la première à faire état de ce comportement à la fois chez les chimpanzés, les gorilles, les bonobos et les orangs-outans vivant en captivité, dans des zoos.
« La taquinerie ludique est intéressante parce qu’elle s’attaque vraiment à cette composante de la taquinerie, à savoir un comportement unilatéral intentionnel qui tente de créer quelque chose de similaire à la plaisanterie ou à la pitrerie », a déclaré la primatologue Ammie Kalan de l’université de Victoria, au Canada, qui n’a pas participé à l’étude. « L’une des choses qui me fascinent dans cette étude, c’est qu’ils essaient délibérément de distinguer [la taquinerie] du jeu ».
Les chercheurs ont étudié des vidéos contenant des interactions sociales entre les membres de chaque groupe d’espèces de singes afin d’identifier les actions qui répondaient à des critères prédéfinis de taquinerie et de jeu, tels que l’initiation de l’interaction par le « taquineur » ou l’évaluation de la réaction du « taquiné ». Si la taille des groupes était variable, chacun d’entre eux était composé d’au moins un jeune singe âgé de 3 à 5 ans, cible principale de la caméra.
Les différentes formes de taquinerie ludique
L’étude a permis d’identifier 18 comportements que les chercheurs ont qualifiés de taquineries ludiques, comme tapoter, donner des petits coups, plaquer au sol son partenaire ou encore tirer des parties de son corps. Les 75 heures de vidéo analysées comprenaient 142 interactions de la sorte. Les jeunes singes sont à l’origine de la plupart de ces interactions et affichent souvent plusieurs comportements avant d’attirer l’attention de leur cible, généralement un adulte.
« Après leur action taquine, qui consiste par exemple à tapoter un congénère ou à lui sauter dessus, ils regardent systématiquement le visage de ce dernier », a indiqué Isabelle Laumer, auteure principale de l’étude et chercheuse à l’Institut Max Planck (Allemagne). Selon elle, ce comportement du facétieux guettant la réponse de sa victime, qui est un trait caractéristique de la taquinerie ludique, sert à évaluer le comportement du « taquiné », afin de s’assurer que l’interaction ne dégénère pas en bagarre ou n’irrite pas les adultes. « J’ai été surprise et fascinée par ce que j’ai vu. »
Contrairement au jeu, qui fait appel à des interactions réciproques et implique l’utilisation de signaux tels que lever la main, donner un coup de tête et faire des grimaces, les chercheurs ont pu mettre en évidence le caractère unilatéral de la taquinerie ludique. Plus de neuf interactions sur dix ont été initiées par l’auteur de la taquinerie, et seul un quart des taquineries a abouti au jeu (à une interaction réciproque). Dans près d’un quart des interactions, le plaisantin a surpris sa cible en l’approchant par-derrière.
Les jeunes prenent principalement pour cibles des adultes, et de surcroît, des individus spécifiques. « Il s’agit en fait de comportements très intentionnels, car ils s’approchent d’un certain singe », a expliqué Isabelle Laumer. « La cible n’est pas choisie au hasard. »
Bien que l’étude n’ait porté que sur un seul groupe de chaque espèce de singes, les observations ont indiqué que les espèces se taquinent toutes de la même manière. Cependant, comme la taille des échantillons était très réduite – un jeune singe par groupe et uniquement quatre groupes étudiés – les chercheurs mettent en garde contre la généralisation de cette observation à toutes les espèces et à tous les groupes d’âge.
« Toutes les taquineries décrites dans l’étude ne portent que sur un individu par groupe », a souligné la primatologue Ammie Kalan. « Cela signifie que l’on observe toujours un groupe très différent de ce que l’on pourrait rencontrer dans la nature, du point de vue démographique ». Elle a ajouté que dans la nature, les groupes de primates seraient composés de plus d’un singe juvénile, et il y aurait davantage de taquineries ludiques entres jeunes primates, tout ceci contribuerait à développer un comportement de socialisation plus approprié.
Ces résultats permettent de remonter aux origines évolutives de l’humour et suggèrent que les prérequis cognitifs à la taquinerie ludique pourraient avoir été présents chez le dernier ancêtre commun aux hommes et aux singes, il y a au moins 13 millions d’années.
L’étude vient s’ajouter à une longue liste de caractères communs aux humains et aux grands singes, tels que la capacité de rire, de pleurer une personne disparue, de jouer et de faire preuve de compassion, ce qui, selon Isabelle Laumer, pourrait donner de l’élan aux efforts de conservation des espèces. « Les grands singes sont en danger critique d’extinction, alors la découverte d’une nouvelle capacité partagée [avec les humains] permet de recentrer notre attention sur eux », a-t-elle déclaré à Mongabay. « Pour moi, il s’agit d’un aspect crucial de l’étude ».
Image de bannière : Deux chimpanzés en plein jeu. Image de Herusutimbul via Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0).
Citations:
Laumer, I. B., Winkler, S. L., Rossano, F., & Cartmill, E. A. (2024). Spontaneous playful teasing in four great ape species. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 291(2016). doi:10.1098/rspb.2023.2345
Cordoni, G., & Palagi, E. (2011). Ontogenetic trajectories of chimpanzee social play: Similarities with humans. PLOS ONE, 6(11), e27344. doi:10.1371/journal.pone.0027344
Eckert, J., Winkler, S. L., & Cartmill, E. A. (2020). Just kidding: The evolutionary roots of playful teasing. Biology Letters, 16(9), 20200370. doi:10.1098/rsbl.2020.0370
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2024/03/no-joking-great-apes-can-be-silly-and-playfully-tease-each-other-finds-study/