- Une étude récente remet en question l’idée selon laquelle les groupes sociaux de primates sont une affaire d’« hommes ».
- L’étude a révélé que si la majorité des espèces (58 %) présentent des structures de pouvoir à dominance masculine, des structures à dominance féminine ou à co-dominance ont été identifiées dans tous les grands groupes de primates.
- Ce schéma s’applique également aux grands singes : les cinq espèces de gibbons étudiées ont été classées comme à dominance non masculine, tout comme les bonobos.
- Selon les spécialistes, la croyance selon laquelle la dominance masculine est la norme chez les primates pourrait être le fruit du hasard ou d’un biais au niveau des recherches.
Les sociétés de grands singes sont un monde d’hommes… Du moins, c’est l’hypothèse qui a prévalu pendant des années. Mais une étude récente a bouleversé la perception sur ce groupe de primates auquel l’homme appartient.
Rebecca Lewis, professeure d’anthropologie à l’université du Texas, à Austin, est l’auteure principale de l’étude qui a été publiée dans la revue Animals en novembre 2023. Avec son équipe, elle a passé en revue la littérature existante sur 79 espèces de primates, dont neuf espèces de grands singes, et les a regroupées dans l’une des trois catégories suivantes : à dominance masculine, à dominance féminine et à co-dominance.
Leur conclusion ?
« Les structures de pouvoir non masculines ne sont pas rares », affirme Lewis.
Parmi les espèces étudiées, 58 % présentaient des structures de pouvoir à dominance masculine. Des structures à dominance féminine ou à co-dominance ont toutefois été observées dans tous les grands groupes de primates, y compris chez les grands singes, dont les gibbons (les plus petits des grands singes).
Les cinq espèces de gibbons qui ont été étudiées, le gibbon à mains blanches (Hylobates lar), le gibbon de Müller (H. Muelleri), le gibbon agile (H. Agilis), le gibbon à bonnet (H. Pileatus) et le siamang (Symphalangus syndactylus) ont été classées comme à dominance non masculine. Parmi les grands singes, les bonobos (Pan paniscus), qui sont connus pour leurs sociétés matriarcales, sont la seule espèce à vivre dans des groupes non dominés par les mâles.
Selon Lewis, un bon indicateur d’une espèce à dominance féminine ou à co-dominance est la similarité de la taille du corps et de la longueur des canines entre les sexes. Moins il y a de différence, c’est-à-dire que moins il y a de dimorphisme sexuel, plus les mâles et les femelles sont sur un pied d’égalité.
Par exemple, les siamangs ne présentent qu’un léger dimorphisme, les mâles pesant seulement quelques kilos de plus que les femelles. En comparaison, chez les gorilles (Gorilla gorilla et G. beringei), la taille des mâles à l’âge adulte peut être jusqu’à deux fois celle des femelles et ce sont eux qui dominent les groupes.
« En réduisant le dimorphisme, on permet à d’autres formes de pouvoir de se manifester », explique Lewis. « Mais lorsque les mâles sont beaucoup plus grands que les femelles, les possibilités sont limitées. »
Le pouvoir non masculin peut également apparaître lorsque le nombre de partenaires femelles disponibles est inférieur à celui des mâles, ce qui donne aux premières une plus grande influence sociale.
Une révélation ? Pas vraiment
Pour Sara Skiba, qui étudie les bonobos en captivité et à l’état sauvage depuis des années, le fait que l’article ait déterminé que la structure de dominance de l’espèce n’était pas en faveur des mâles n’a pas été une révélation.
« Je pense que toute personne ayant travaillé avec des bonobos ou ayant eu l’occasion de les observer ne sera pas surprise d’apprendre qu’il s’agit d’une société dominée par les femelles », déclare Skiba, directrice de la communication de l’Ape Initiative dans l’Iowa et chercheuse postdoctorale à l’université d’État de Kennesaw en Géorgie, spécialisée dans la communication sociale chez les grands singes. Skiba n’a pas participé à l’étude en question.
Selon elle, chez les bonobos, « les femelles sont aux commandes du groupe ».
Mais comment cette structure hiérarchique se manifeste-t-elle ?
« Le groupe n’est pas dominé par une seule femelle, mais plutôt par plusieurs femelles très proches les unes des autres qui s’utilisent mutuellement en cas de conflit, pour manipuler les ressources ou en réponse à un événement quelconque », explique Skiba.
Pour ce faire, elles peuvent « frapper » un mâle sur la tête en cas de comportement indésirable, ou employer des stratégies de déplacement, où elles utilisent leur corps pour éloigner un autre individu d’une zone de nidification ou d’alimentation souhaitée.
Une telle diversité dans les structures de pouvoir parmi les grands singes, et plus généralement chez les primates, peut être surprenante pour certains. Pendant des années, les lémuriens, avec leurs hiérarchies dominées par les femelles, ont été considérés comme une exception parmi les primates. En effet, d’après Lewis, tout écart par rapport à la structure supposée de domination masculine au sein de l’ordre (y compris chez les bonobos) était considéré comme une anomalie qu’il était nécessaire d’expliquer.
« Je me souviens qu’à l’époque où j’étais étudiante, il y avait toutes ces publications qui disaient qu’il s’agissait d’un mystère de l’évolution », raconte-t-elle à propos de ses premières recherches sur les lémuriens. « “Pourquoi les mâles céderaient-ils leur pouvoir à ces femelles ? Ils font la même taille. Pourquoi céder leur pouvoir ?” On partait donc du principe que les mâles avaient le pouvoir en premier lieu ».
Toutefois, cette croyance de longue date selon laquelle le pouvoir appartient par défaut aux mâles a pu se développer en partie par hasard. Lewis souligne que certains des premiers primates à être étudiés (les chimpanzés (Pan trogodytes), les babouins (Papio spp.) et les macaques (Macaca spp.)) vivent en groupes dominés par les mâles. Cela pourrait avoir donné le ton aux croyances sur les structures sociales chez l’ensemble des primates.
En outre, cela aurait pu être « fortement influencé par ceux qui menaient et publiaient ces recherches », dit Skiba.
« Quand on examine les questions de recherche spécifiques ou la façon dont les résultats sont expliqués, on se rend compte que l’angle d’analyse était peut-être biaisé par une perspective masculine », ajoute-t-elle.
Certaines espèces ont aussi pu passer inaperçues, dit-elle : les bonobos, par exemple, n’ont été reconnus comme une espèce distincte des chimpanzés qu’en 1929.
Selon Lewis, cette nouvelle publication démontre l’importance d’étudier les grands singes dans le contexte de l’ordre des primates dans son ensemble, plutôt que de se concentrer sur une espèce ou une famille en vase clos. Par exemple, les bonobos semblent être une anomalie par rapport aux autres grands singes, mais ce n’est pas le cas si l’on considère l’ensemble des primates.
« Nous en apprenons beaucoup sur la diversité chez les primates et nous pouvons trouver des explications très utiles sur les moteurs évolutifs de certains comportements qui pourraient ne pas être apparents si on s’intéresse uniquement aux grands singes », dit-elle.
L’influence humaine sur les sociétés primates
La conservation est la clé pour garantir que des recherches telles que celle-ci peuvent continuer à l’avenir. En effet, sans populations saines de grands singes à l’état sauvage, il est impossible de les étudier.
Les bonobos sont une espèce en danger, leur population étant estimée entre 10 000 et 50 000 individus. Par ailleurs, 19 des 20 espèces de gibbons sont répertoriées comme étant en danger ou en danger critique d’extinction. La perte d’habitat et la chasse sont les principaux facteurs du déclin des populations de bonobos et de gibbons.
L’empiètement des humains sur les territoires des grands singes pourrait également avoir un autre effet involontaire.
« En modifiant l’environnement et en réduisant la taille des habitats dans lesquels vivent ces primates, nous changeons la distribution des ressources dans l’espace et leur démographie », explique Lewis. « Nous changeons qui peut vivre avec qui, le nombre d’individus entassés dans une zone spécifique et le degré de compétition pour les ressources, ce qui rend la hiérarchie plus ou moins importante dans les relations sociales ».
L’un des changements qui peuvent survenir concerne le ratio mâles/femelles, qui a une incidence directe sur la dynamique du pouvoir entre les sexes. Les gibbons, par exemple, vivent habituellement en paires ou en petits groupes familiaux. Mais la réduction de leur habitat pourrait les forcer à vivre en groupes plus larges, ce qui favorise la dominance masculine.
« Nous créons peut-être une situation qui favorise une domination masculine qui n’existerait pas si nous n’avions pas perturbé leur habitat, » affirme Lewis.
Image de bannière : Un gibbon de Müller. Les cinq espèces de gibbons étudiées ont été classées comme à dominance non masculine. Image de JJ Harrison depuis Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0).
Citation:
Lewis, R. J., Kirk, E. C., & Gosselin-Ildari, A. D. (2023). Evolutionary patterns of intersexual power. Animals, 13(23), 3695. doi:10.3390/ani13233695
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2024/03/male-dominance-isnt-the-default-in-primate-societies-new-study-shows/