- Dans le cadre d'efforts croissants visant à développer l’agroécologie dans le pays, la ferme semencière biologique Buzuruna Juzuruna s'est donné pour mission de promouvoir une alternative à l'agriculture conventionnelle par le partage des semences et l'éducation communautaire.
- Bien que bénéficiant d’une situation privilégiée dans le Croissant fertile, le Liban est aujourd’hui fortement dépendant des importations pour nourrir sa population en raison de la crise économique, des divers conflits et bouleversements politiques.
- La ferme-école Buzuruna Juzuruna propose des cours gratuits, des festivals et même des spectacles de cirque pour transmettre aux agriculteurs locaux les méthodes agricoles d’antan, plus traditionnelles et plus écologiques.
- Dans ses techniques de travail, Buzuruna Juzuruna s’inspire de la nature et s’appuie sur un modèle de production agricole décentralisé et une structure horizontale.
SAADNAYEL, Liban – Située dans la vallée de la Beqaa, une région cultivée depuis des milliers d’années, une petite ferme-école connue sous le nom de Buzuruna Juzuruna (BuJu) travaille actuellement au déploiement d’un réseau agroécologique à travers le pays ainsi qu’à l’établissement d’une coopérative de semences ancestrales dans le but de promouvoir la résilience et la souveraineté alimentaire au sein des communautés voisines ou plus éloignées.
« Notre plus grande réussite, c’est de voir nos semences se transformer en tomates du Chili au Sri Lanka », déclare Serge Harfouche, cofondateur du projet, soulignant la grande capacité d’adaptation de la production de semences traditionnelles à une multitude de climats.
Il explique que le projet s’inspire des forêts. BuJu repose sur un modèle de production décentralisé, permettant un accès libre à l’éducation et à l’expérimentation, et bien sûr aux semences.
Quelque part au-dessous de l’arc-en-ciel
Buzuruna Juzuruna, qui signifie en arabe « Nos graines, nos racines », n’a rien d’une ferme conventionnelle. La première chose qui saute aux yeux, c’est ce grand chapiteau de cirque jaune et rouge qui se dresse devant les petites habitations en argile et aux façades en bois fabriquées à partir de peupliers cultivés localement.
Installée sur seulement 2 hectares (4,9 acres), la ferme compte tout de même plus de 70 variétés de cultures (dont 13 types de blé) alternant fleurs et aromates, clôturées par de jeunes arbres. Sous l’horizon montagneux, l’on observe une plaine verdoyante qui s’étend sur 8 kilomètres de large et 12 kilomètres de long (5 par 7,5 miles). Une odeur de terre flotte dans l’air, tandis que le soleil darde ses rayons sur les agriculteurs, vêtus de rouge, de vert et de bleu, qui travaillent une terre contenant jusqu’à 7 % de matière organique.
« Il y a des centaines de microclimats au Liban et c’est le seul pays du Moyen-Orient à posséder des montagnes suffisamment hautes pour attirer, et bloquer, les vents méditerranéens. Il y pleut beaucoup également. Et, même avec le changement climatique, tout cela ne s’arrêtera pas de sitôt », déclare Serge Harfouche, soulignant les ressources incroyables offertes par cette terre fertile, étudiée en long et en large par les experts qui y voient des solutions pour se préparer au réchauffement climatique.
Serge Harfouche, ancien bibliothécaire converti en militant écologique, travaille pour l’initiative depuis sa création en 2016. Aujourd’hui, il est l’un des 22 membres principaux de l’association qui regroupe diverses expertises, telles que l’agronomie, l’ingénierie et des décennies d’expérience agricole pratique. L’initiative revendique une totale horizontalité entre ses membres pour être reconnue comme la première ferme de semences biologiques au Liban, et la deuxième de ce type au Moyen-Orient. Le modèle horizontal fait référence à un système dans lequel toutes les voix des collaborateurs ont la même valeur. La plupart des membres de l’équipe vivent au sein de la ferme ou à proximité de celle-ci.
Les semences, le socle de la lutte pour la souveraineté
La ferme de semences régénératrice (ou ferme-école/cirque) se trouve près de la frontière syrienne. Bien que la vallée soit une importante région agricole depuis des millénaires, cette dernière a connu de nombreux changements au cours des siècles derniers.
« À la fin des années 1800, avant le début de la mondialisation et du commerce international, les agriculteurs savaient comment adapter leur agriculture au climat. Dans la plaine de la Beqaa, ils plantaient du blé et des légumineuses, car ces types de cultures ne nécessitaient pas beaucoup d’eau [qui est rare dans la région] », explique Yara Ward, responsable de projet chez Jibal, une organisation non gouvernementale (ONG) libanaise qui œuvre à la promotion de la justice sociale et environnementale. « Aujourd’hui, les agriculteurs cultivent essentiellement des légumes et de nouvelles variétés de blé, qui ont besoin de beaucoup d’eau. »
Yara Ward, qui a une formation en sociologie et en anthropologie, pratique une forme d’agriculture qu’elle décrit comme « agriculture permaculturelle d’amateur », qui tient en partie de son intérêt pour l’agroécologie. Après avoir constaté que ses premières récoltes de semences hybrides ne produisaient pas de nouvelles graines, elle a compris la valeur des variétés plus anciennes : elles assurent l’autosuffisance aux agriculteurs.
Depuis sa création, BuJu a récolté plus de 300 variétés de semences traditionnelles, qu’elle préserve et partage avec la communauté. Elle propose également ses graines de savoir à quiconque avide de les recevoir.
La ferme propose des cours gratuits, notamment sur l’apiculture, la greffe d’arbres, la culture de semences, la gestion des sols, le compostage, la production de pesticides et d’engrais organiques, ainsi que la production de blé et de pain. Pour étendre sa portée éducative, BuJu a publié un livre Towards Peasant Autonomy.
« C’est l’une des rares ressources agroécologiques disponibles en arabe. Il en existe en effet très peu dans cette langue », déplore Serge Harfouche, expliquant que bien que l’agriculture ancestrale respecte les pratiques agroécologiques, ces dernières n’ont jamais été correctement documentées.
« C’est pourquoi nous avons décidé de faire les choses différemment aujourd’hui. Nous appliquons les pratiques d’antan, mais nous les adaptons et y ajoutons la rigueur scientifique… Ceci dans le but d’encourager la diffusion des connaissances et d’en faciliter l’accès », explique Serge Harfouche. Il ajoute que le Liban a perdu beaucoup de ses cerveaux au cours des deux dernières générations en raison des conflits, de l’héritage colonial et des bouleversements politiques, ce qui a conduit à l’adoption des pratiques agricoles industrielles d’aujourd’hui dépendantes des produits chimiques.
Mettre fin aux années d’ignorance
Une enquête réalisée par Arab Reporters for Investigative Journalism a révélé que 52 % des légumes testés au Liban contenaient des pesticides interdits dans le pays, certains à des niveaux 18 fois supérieurs à la limite maximale autorisée. Certains d’entre eux contenaient même des pesticides interdits à l’étranger depuis 1984 en raison de leur lien avec la maladie de Parkinson.
« Les producteurs de pommes libanais avaient beaucoup de mal à vendre leurs pommes à d’autres pays que l’Égypte. C’est le seul pays qui fermait les yeux sur leur contenance en engrais chimiques », a souligné Yara Ward, ajoutant que ce sont les systèmes qui poussent les agriculteurs à utiliser de tels produits que nous devrions remettre en cause, plutôt que les agriculteurs eux-mêmes.
Au Liban, un pour cent des agriculteurs contrôlent le quart des terres agricoles du pays, tandis que le quart le plus riche détient 61 % des terres. Cependant, près de 70 % des parcelles agricoles ont une superficie inférieure à 1 hectare (2,5 acres), ce qui signifie que bon nombre de petits agriculteurs doivent se contenter de peu. Pour la plupart d’entre eux, l’agriculture est une source de revenus supplémentaire.
Le Liban importe au minimum 80 % de son blé, ainsi que de nombreuses autres denrées alimentaires de base, bien qu’il bénéficie d’une situation privilégiée, au sein du Croissant fertile – une région qui doit son nom à la riche qualité de ses sols qui ont permis aux peuples anciens de cultiver leurs premières céréales. En outre, on y trouve plusieurs variétés sauvages de blé, d’orge, de légumineuses et de fruits qui sont essentielles au maintien de la biodiversité. Serge Harfouche a souligné que pour sauvegarder ces espèces la patience était de mise.
« Les humains peuvent vivre jusqu’à 90 ans, au maximum. Mais un arbre, lui, vit jusqu’à 500 ans, il faut donc au moins une ou deux générations pour s’assurer qu’il est solide et en bonne santé. Tout cela est donc très loin de l’approche globale et néolibérale de l’agriculture », déclare Serge Harfouche, qui explique pourquoi il a décidé de partager ses connaissances à travers la publication de films et de livres.
Une économie fondée sur le bien-être
Parmi ses membres, BuJu compte des agriculteurs et des jardiniers, des familles vulnérables (on estime que 340 000 réfugiés vivent dans la région, ce qui représente environ 25 % de la population locale) et des enfants. Afin de créer des liens entre les enfants locaux et réfugiés, la ferme accueille une association de clowns, Bulaban Circus, et organise des ateliers et des spectacles.
« Au Liban, les organisations communautaires jouent un rôle crucial, car le gouvernement n’est pas très actif », explique Yara Ward, qui souligne les avantages supplémentaires liés à la création d’une communauté saine et solide, tels que la résilience, les liens sociaux et les efforts conjoints.
Erica Accari, 28 ans, est l’une des membres de la communauté qui a bénéficié des semences de BuJu, tant sur le plan physique que métaphorique. Elle dirige une exploitation agricole régénératrice voisine, du nom de Turba, qui signifie « terre » en arabe, et collabore régulièrement avec BuJu.
« Ils m’ont tellement aidée que je ne sais pas ce que je ferais sans leur communauté et leurs conseils », déclare Erica Accari, qui travaille seule sur les terres de Turba.
BuJu s’attache à créer une communauté solidaire et résiliente afin de garantir la continuité de ses pratiques agroécologiques. La ferme-école organise également des festivals du pain pour créer de nouveaux liens entre les consommateurs, les producteurs et les boulangers et pour encourager ces derniers à poursuivre leur collaboration sans l’intervention de BuJu. L’objectif est d’instaurer une économie locale florissante et circulaire (pour reproduire un écosystème sain) et adaptée à la société, sans aucun « gaspillage d’énergie grise » d’intermédiaires qui viendraient s’approprier la plupart des bénéfices.
« Au Liban, les boulangers utilisent généralement du blé industriel pour faire leur pain. À la place, nous leur proposons d’utiliser des variétés de blé locales et plus anciennes », explique Serge Harfouche. Il met en avant les hautes valeurs nutritionnelles de ces derniers, le faible impact environnemental et une économie locale plus circulaire et plus solide.
« Plus je me suis intéressée à l’agriculture, plus j’ai pris conscience des divers enjeux du secteur aux niveaux social, politique, économique et environnemental », déclare Yara Ward, qui a récemment écrit un rapport sur l’évolutivité des pratiques agroécologiques au Liban – citant, parmi d’autres initiatives, la ferme-école BuJu.
« Nous nous sommes essentiellement rendu compte qu’il est préférable de se concentrer sur la formation de quelques agriculteurs clés lorsque l’on veut passer à l’échelle supérieure, plutôt que d’essayer d’éduquer 120 personnes à la fois », explique-t-elle. Il reviendra ensuite à ces agriculteurs clés de partager leurs propres acquis auprès des communautés.
Sensibiliser, tendre la main
Serge Harfouche explique que la communauté locale a tout d’abord pris l’association pour des clowns. Mais après l’effondrement socioéconomique du Liban en 2019, les agriculteurs voisins sont venus frapper à sa porte pour demander de l’aide et des conseils. Nombre d’entre eux n’ont plus les moyens d’acheter les pesticides et les engrais chimiques dont leurs cultures sont devenues dépendantes et viennent ici se renseigner sur des méthodes alternatives.
« Nous avons également réussi à conclure d’excellents accords avec les agriculteurs qui avaient dû abandonner leurs terres. Nous pouvons emprunter leurs terres gratuitement, en échange de quoi nous les cultivons pour eux », explique Serge Harfouche. Il a ajouté que tout le monde était gagnant : l’agriculteur n’a rien à perdre, BuJu teste différents projets pilotes, la terre est régénérée et si l’agriculteur est conquis par le résultat, cela peut l’encourager à l’utilisation de méthodes agroécologiques.
En cultivant des semences traditionnelles et des semences développées grâce aux acquis, BuJu cultive des systèmes physiques et cérébraux de diversité et de résilience. Contrairement à la définition du mot « nature » proposée par le dictionnaire Oxford tout ce qui existe dans l’univers qui n’est pas humain et qui n’est pas créé par les humains, l’initiative BuJu s’imbrique à l’intérieur de l’écosystème, non pas au-dessus ou en dehors de celui-ci, mais plutôt comme une pièce de puzzle au milieu des autres. Il s’agit pour ses membres de la composante essentielle de l’agroécologie.
Image de bannière : La culture de semences traditionnelles est un moyen efficace d’assurer la souveraineté alimentaire, de promouvoir la santé des sols et d’aider à prévenir l’extinction des espèces. Elle permet également de lutter contre la monopolisation des cultures par les entreprises agroalimentaires multinationales. Image d’Áine Donnellan pour Mongabay.
Citation:
Tohmé Tawk, S., Chedid, M., Chalak, A., Karam, S., & Hamadeh, S. K. (2019). Challenges and sustainability of wheat production in a Levantine breadbasket: The case of the West Bekaa, Lebanon. Journal of Agriculture, Food Systems, and Community Development, 8(4), 193-209. doi:10.5304/jafscd.2019.084.011
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2023/06/one-seed-at-a-time-lebanese-project-promotes-agroecology-for-farmer-autonomy/