- Le golfe de Gabès (Tunisie), haut lieu de biodiversité et de pêche, abrite les plus grandes prairies sous-marines méditerranéennes.
- Mais le chalutage de fond illégal et la pollution industrielle sont en train de détruire cet habitat unique, véritable pouponnière pour une multitude d’espèces de poissons et autres animaux marins.
- Des centaines de chalutiers pratiquent leur activité ouvertement et en toute impunité et expédient la majorité de leurs prises vers l’Europe, en contournant les législations qui visent à empêcher l’importation de produits de la mer pêchés de manière illégale.
Îles Kerkennah, Tunisie – C’est un après-midi pluvieux dans le port de Kraten, tous les bateaux de pêche sont à quai, attendant le passage d’une tempête hivernale. Quelques pêcheurs se sont tout de même rassemblés sur le port pour discuter et prendre une tasse de thé tout en arrangeant leurs filets et les pièges à poulpes pour les prochains jours de pêche. Dans le passé, Boulbeba Souissi et Najib pêchaient et vendaient des éponges marines, mais du fait de leur raréfaction, Boulbeba s’est reconverti dans la plongée avec tuba et Najib dans la pêche au poulpe, qu’il exerce avec des pièges traditionnels en terre cuite.
« Il faut laisser le temps à la nature de se régénérer », explique Najib à Mongabay. « C’est comme ça que ça fonctionne. C’est ce que je répète sans cesse aux autres pêcheurs qui pratiquent le chalutage de fond, je leur dis qu’ils doivent arrêter de détruire la flore marine côtière. Mais ils sont sourds. » (Mongabay ne mentionnera pas le nom de famille de Najib pour protéger ses moyens de subsistance.)
L’archipel de Kerkennah se situe dans le golfe de Gabès, à l’est de la Tunisie. La Tunisie est le pays du bassin méditerranéen qui compte le plus grand nombre de personnes opérant dans le secteur de la pêche, avec un total d’environ 45 000 employés. Environ trois personnes sur quatre pratiquent la pêche artisanale, bien que la pêche industrielle génère 62 % des revenus globaux en raison du volume considérable que représentent les exportations de produits de la mer, essentiellement à destination des pays de l’Union européenne (UE).
Les données sur les bateaux de pêche immatriculés dans la région sont issues de la Commission générale des pêches pour la Méditerranée, une organisation des Nations Unies. Les 22 pays côtiers fournissent des données à la Commission, mais elles n’incluent généralement pas les prises non déclarées des nombreux petits bateaux qui sillonnent l’archipel.
« Il y a des centaines de chalutiers kys qui raclent les fonds marins chaque nuit. Comme ils pêchent aussi les jeunes poulpes, j’ai du mal à les pêcher moi-même maintenant », fait observer Najib, tout en buvant son thé près du bassin d’amarrage. « Ces pêcheurs savent bien qu’en agissant ainsi ils détruisent la flore, mais c’est l’argent qui les attire. C’est de l’argent facile en fin de compte. »
En arabe, le mot kiss ou kys signifie sac. Les habitants locaux l’emploient pour faire référence à la forme des filets déployés par les petites embarcations artisanales qui pêchent au chalut dans les fonds marins du golfe de manière illicite en particulier autour des îles Kerkennah.
Le chalutage de fond, pratique qui consiste à traîner à l’aide d’un bateau un filet lesté sur le fond marin, capture ou déracine tout ce qui se trouve sur son passage. Cette technique de pêche va à l’encontre de la loi tunisienne sur les activités menées dans les eaux peu profondes du golfe de Gabès. Ici, les plus grands herbiers marins de la Méditerranée créent une véritable pouponnière pour les espèces juvéniles marines, et ont, depuis longtemps, fait de cette zone un lieu de pêche de prédilection pour les pêcheurs traditionnels.
Mais il y a une quinzaine d’années, de grands chalutiers ont commencé à s’introduire illégalement la nuit dans les eaux peu profondes. Tout cela s’est produit de manière sporadique, mais les petits pêcheurs ont rapidement compris le potentiel offert par ces engins de pêche, des navires aux moteurs puissants tractant des filets munis de lourdes plaques qui permettent de les maintenir ouverts. Certains de ces pêcheurs ont adopté la technique destructrice du kys parce qu’ils y voyaient la forte rentabilité offerte par le chalutage et ne voulaient pas l’abandonner aux mains des sociétés de pêche industrielle. D’autres ont préféré continuer à utiliser leurs méthodes de pêche traditionnelles.
En raison de la dégradation des institutions de l’État tunisien à la suite du printemps arabe en 2011, une certaine culture de tolérance à l’égard de la pêche illégale s’est répandue dans le golfe de Gabès, entrainant une forte hausse du nombre de chalutiers kys. Les observateurs locaux de l’organisation non gouvernementale (ONG) allemande FishAct ont dénombré 576 chalutiers kys en décembre dernier dans le gouvernorat de Sfax qui a juridiction sur les îles Kerkennah, soit une augmentation de 38 % depuis 2018, date du dernier recensement établi par FishAct.
Étant donné que les chalutiers kys sont officiellement enregistrés comme bateaux dédiés à la pêche artisanale, ils sont éligibles aux aides financières de l’État pour l’achat de carburant. Le rapport de FishAct publié en mars indique qu’« [e]n 2018, la Commission régionale des pêches de Sfax a mis en place une inspection obligatoire des navires avant le versement des aides, afin de garantir que le navire ne contient pas d’engins de pêche illégaux à bord. Mais cette mesure a été contournée et les engins de chalutage trop flagrants ont été retirés des navires avant inspection, puis remis en place une fois le bateau ravitaillé en carburant ».
Les échecs des tentatives de lutte contre le chalutage illégal mises en place par les autorités n’ont fait que susciter la frustration des vrais pêcheurs artisanaux qui assistent à l’épuisement des stocks de poissons et à la destruction des herbiers marins dans les eaux peu profondes. Ils se trouvent donc face à un dilemme complexe : rejoindre les chalutiers kys destructeurs des prairies sous-marines ou continuer à pratiquer la pêche artisanale, tout en sachant que les stocks de poissons diminuent et qu’ils ne peuvent pas rivaliser avec l’efficacité des chalutiers kys.
Posidonia oceanica est l’espèce endémique d’herbiers marins la plus importante de la Méditerranée. Son habitat est strictement protégé par les Conventions de Berne et de Barcelone, dont la Tunisie est signataire. Les herbiers marins ont un effet stabilisateur pour le littoral du pays qui affiche l’un des taux d’érosion les plus élevés au monde. Les prairies sous-marines assurent des services écologiques et climatiques essentiels : stockage du carbone, oxygénation et amélioration de la qualité de l’eau. C’est pourquoi elles sont parfois collectivement appelées le poumon de la Méditerranée. Les prairies à Posidonia oceanica constituent un haut lieu de biodiversité, abritant près de 20 % de toutes les espèces méditerranéennes alors qu’elles ne couvrent qu’1.1 % de la surface totale marine.
Bien que leur rôle en faveur de l’environnement soit reconnu, les prairies sous-marines méditerranéennes ont vu leur taux de couverture régresser d’environ 34 % au cours des 50 dernières années, imitant ainsi le déclin mondial, indique un article paru en 2015. Les auteurs de l’article avertissent que « la destruction des prairies à Posidonia oceanica est généralement considérée comme irréversible à l’échelle humaine, car il s’agit d’une espèce à croissance lente et à faible taux de rétablissement ».
Lobna Boudaya, chercheuse en sciences de la vie à l’Université de Sfax, coordonne un projet de recherche sur l’île de Djerba, au sud du golfe de Gabès, qui consiste à recueillir des herbiers marins dans les zones où ils sont encore abondants et à les déplacer vers des zones où ils ont disparu afin d’étudier les conditions optimales de leur transplantation et les effets qui en résultent sur la restauration des côtes. Le projet vise à enrayer la disparition des prairies sous-marines. La chercheuse a expliqué à Mongabay que la pêche au chalut et la pollution provoquée par les rejets de phosphogypse des sites industriels sont les principales causes de la destruction des herbiers marins dans le golfe.
L’étude indique que les usines de phosphate appartenant au Groupe Chimique Tunisien rejettent 14 400 tonnes de déchets de phosphogypse non traité par jour directement dans le golfe de Gabès. Ce sous-produit issu de la fabrication de l’acide phosphorique est hautement destructeur pour la vie marine. Le phosphate lui-même est un composant essentiel des engrais agricoles et son exportation constitue un élément clé de l’économie de la Tunisie, quatrième producteur mondial, qui expédie son phosphate principalement vers l’Europe.
L’exportation de phosphate et de fruits de mer vers l’Europe représente un pilier important de l’économie du sud de la Tunisie et, en conséquence, les normes légales créées pour prévenir les dommages environnementaux sont régulièrement contournées tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Des dizaines de camionnettes blanches réfrigérées effectuent des allers et retours toute la journée sur la route reliant les trois principales îles de Kerkennah. Les intermédiaires qui gèrent les camionnettes blanches vont chercher les produits de la mer soit auprès des chalutiers kys soit auprès des pêcheurs artisanaux, comme Najib. Les camionnettes les acheminent ensuite jusqu’au ferry qui assure la liaison avec le port commercial de Sfax, où sont basés de nombreux exportateurs de produits de la mer. Bien qu’ils soient pêchés de manière illégale, les produits de la mer tels que le poulpe, le calamar, le crabe bleu et la crevette rose peuvent facilement trouver leur chemin vers les marchés européens, principale destination des exportations tunisiennes de poisson.
« En théorie, les intermédiaires ne devraient pas pouvoir vendre à des exportateurs, parce qu’ils ont besoin d’un certificat de pêche qui prouve que le poisson a été pêché dans le respect des règles en vigueur, ce qui n’est pas le cas des chalutiers kys », a souligné un cadre d’une grande société d’exportation à Sfax, qui a requis l’anonymat pour des raisons de sécurité. « Mais en pratique, ils parviennent à présenter toutes les certifications requises pour l’exportation. Tout cela n’a aucun sens », a-t-il ajouté.
Le cadre dirigeant a indiqué que les niveaux élevés de corruption au sein des autorités tunisiennes du golfe de Gabès facilitent la falsification systématique des documents requis par les pays importateurs de l’UE qui visent normalement à empêcher les produits de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) de franchir leurs frontières.
Les interviews menées par Mongabay auprès des employés des entreprises exportatrices, des pêcheurs et des intermédiaires indiquent que les prises issues de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée parviennent généralement à entrer sur le marché de l’UE en contournant le système de certificats de pêche papier.
Un récent rapport sur le chalutage kys en Tunisie rédigé par FishAct et l’ONG Environmental Justice Foundation (EJF), basée à Londres, a confirmé qu’il était très probable que des produits issus de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée s’écoulent sur le marché de l’UE, en particulier en Italie et en Espagne, et a mis en lumière les dommages environnementaux provoqués par les activités illicites de chalutage. « Cela souligne également l’importance de la transparence des pêcheries », a indiqué Steve Trent, président-directeur général et fondateur d’EFJ, à Mongabay dans un courriel. « Sans cela, les consommateurs de l’UE pourraient, sans le savoir, contribuer à la destruction de cet écosystème précieux et à l’érosion des moyens de subsistance des habitants. »
La tempête va durer toute la journée, lance Najib, alors qu’il quitte le quai de Kraten pour rentrer chez lui. Il ajoute qu’il s’estime heureux d’avoir toujours un toit après toutes ces années de travail, ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de jeunes pêcheurs aujourd’hui, en raison de l’instabilité économique qui règne actuellement en Tunisie.
Boulbeba déclare que cet été il recommencera à enseigner la plongée avec tuba pour transmettre sa passion pour la mer aux enfants locaux et pour leur montrer la beauté des fonds marins restés intacts. Récemment, avec d’autres plongeurs avec tuba locaux, il a eu l’idée de fabriquer des « pièges à kys », un ensemble de blocs en béton munis de solides crochets en acier. Ils les placent sur les fonds marins peu profonds autour de l’île de Kraten pour endommager les filets de tout bateau kys qui tenterait de racler les herbiers. Najib et Boulbeba espèrent tous deux que les nouvelles générations prendront conscience de la destruction de l’habitat marin causée par les chalutiers et qu’elles verront l’écosystème marin comme un élément à respecter, à restaurer et à protéger à l’avenir.
Cet article a été réalisé avec le soutien de Journalismfund.eu.
Citations:
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Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2023/05/illegal-trawling-ravages-tunisian-seagrass-meadows-crucial-for-fish/