Un projet de barrage dans les Hautes Terres centrales de Madagascar, encore au stade de la planification, entraînerait l’inondation de plusieurs villages et forcerait une centaine, voire même des milliers de personnes hors de leurs résidences ancestrales.
Les résidents qui risquent d’être déplacés s’opposent au barrage, et des groupes de la société civile soutiennent que la grande dimension et l’impact social prévus sont injustifiés par rapport à la petite quantité d’énergie qu’il produirait.
La société italienne derrière ce projet insiste sur le fait qu’il y a toujours des doutes sur la faisabilité de celui-ci et qu’aucune planification définitive n’a été faite pour la construction du barrage.
COMMUNE DE SAHANIVOTRY, Madagascar — Le village de Farihitsara dans les Hautes Terres centrales de Madagascar était recouvert de paille suivant la récolte du riz lors de la visite de Mongabay, en mai. Mais les gens n’arrivaient pas à profiter du sentiment de soulagement qui vient avec la fin de la période de soudure ; ils étaient plutôt anxieux à propos du barrage qui pourrait placer définitivement leur village sous l’eau.
Un agriculteur du nom de François Rakotonirina a pressé le reporter à prendre le plus de photos possible. « Montre-leur tout ce que nous avons ici, » a-t-il dit. « Nos rizières, nos maisons, tout ce que nous ne voulons pas sacrifier. »
Le projet de barrage, mené par une firme italienne et toujours au stade de la planification, créerait un énorme lac qui forcerait des centaines, voire des milliers (le nombre est contesté) de gens hors de leur résidence ancestrale à Farihitsara et les villages voisins. Cela arrive au même moment où le gouvernement de Madagascar tente de maintenir son secteur de l’électricité à flot. Jirama, la société nationale d’eau et d’électricité, a été minée par la corruption et la mauvaise gestion. Moins du quart de la population du pays a l’électricité, une donnée inscrite dans un récent rapport de la Banque mondiale qui indique que ce nombre est en décroissance depuis une décennie et qu’il est aujourd’hui parmi les pires au monde.
Plusieurs projets d’hydroélectricité dirigés par des sociétés étrangères devraient devenir opérationnels d’ici les prochaines années. Beaucoup d’entre eux sont en régions éloignées, là où les groupes de la société civile ne peuvent intervenir. Il se trouve que la société énergétique italienne Tozzi Green, qui travaille sur le barrage près de Farihitsara, a choisi un emplacement où les gens savent comment se faire entendre.
Des enfants du village de Farihitsara. Photo par Edward Carver, pour Mongabay.
Barrage controversé et promotion de l’hydroélectricité
Le barrage de Tozzi Green augmenterait l’apport en électricité aux villes environnantes, y compris Antananarivo, la capitale du pays. La société exploite déjà une centrale électrique quelques miles en aval sur la même petite rivière Sahanivotry. La centrale a été construite en 2008 pour une capacité de 15 à 18 mégawatts, mais le débit irrégulier de la rivière fait en sorte que la production réelle est nettement plus basse. Le nouveau barrage viendrait réguler le débit de la rivière pour permettre à la centrale de fonctionner à l’année et d’atteindre sa pleine capacité, doublant ainsi la production annuelle d’électricité de façon efficace. Toutefois, ce qui en résulterait ne serait qu’une contribution relativement modeste au réseau électrique de Madagascar.
Ainsi, les groupes de la société civile soutiennent que la grande dimension ainsi que l’impact potentiel du barrage ne sont pas justifiés. Celui-ci serait possiblement haut de 40 mètres (130 pieds) et créerait un lac qui couvrirait jusqu’à 1000 hectares (presque 2500 acres), reconnait la société. Et pourtant, il ne fournirait l’électricité supplémentaire que pour quelques foyers, autour d’une dizaine de milliers.
Dans les cinq prochaines années, de nouveaux barrages ailleurs dans le pays devraient considérablement accroître sa capacité, qui est présentement de 684 mégawatts seulement ; environ un quart de cette capacité provient de l’hydroélectricité. Trois barrages construits par des sociétés françaises ajouteront ensemble plus de 550 mégawatts au réseau malgache, alimentant des millions de foyers. Tozzi Green elle-même est en train de bâtir deux autres barrages qui produiront 68 mégawatts, ce qui est beaucoup plus que celui près de Farihitsara.
La Banque mondiale a encouragé Madagascar à investir dans l’hydroélectricité afin de réduire sa dépendance aux importations de combustibles fossiles. Presque le tiers des combustibles qui entrent au pays sont utilisés par Jirama pour les services publics, c’est-à-dire pour alimenter les génératrices électriques. Le coût de production d’électricité, qui est plus du double de la moyenne des pays voisins, draine à ce point les finances de l’État que le président Andry Rajoelina est entré en conflit avec les quatre principaux fournisseurs de combustibles : le gouvernement refuse de payer ses factures tant et aussi longtemps que les fournisseurs n’accepteront pas de réduire le prix des combustibles (de façon similaire, Tozzi Green déclare que Jirama lui doit plus de 22 millions de dollars en factures impayées).
La Banque mondiale a critiqué l’opacité des contrats d’approvisionnement et a demandé qu’une réforme majeure ait lieu chez Jirama, qui est régulièrement critiqué dans la presse après des années de scandales hautement médiatisés et de coupures de courant.
Une mère de Farihitsara, un village du centre de Madagascar, écrase le riz pour en retirer les écorces. Le village sera sous l’eau si le barrage de Tozzi Green est construit, disent les groupes de la société civile. Photo par Edward Carver, pour Mongabay.
La durabilité inconnue
Même si le fait que l’hydroélectricité a déjà été considérée comme une abondance naturelle, les scientifiques ont aujourd’hui une meilleure compréhension des coûts qui y sont reliés. Bien qu’elle soit renouvelable, plusieurs environnementalistes croient qu’elle n’est pas durable.
Les barrages convertissent de grands écosystèmes terrestres en lac, incluant les terres cultivables, en plus d’empêcher les poissons de remonter en amont pour atteindre leurs habitats essentiels. En aval, ils causent l’accumulation de sédiments qui altère le débit naturel de l’eau duquel les poissons dépendent pour se rendre jusqu’aux plaines inondables pour se reproduire. Des techniques d’atténuation comme les échelles à poissons ou la libération de débits saisonniers tendent à coûter cher pour les sociétés et sont rarement écrites dans les contrats gouvernementaux.
« Si l’on additionne les coûts sociaux et environnementaux des barrages, les autres options renouvelables sont souvent beaucoup plus sensées », disait à Mongabay Matthew McCartney, hydrologue à l’Institut international de gestion de l’eau (IWMI), un groupe de recherche basé au Sri Lanka et qui travaille en Asie et en Afrique.
On en sait très peu au sujet des possibles impacts environnementaux du barrage de Farihitsara puisqu’aucune étude complète n’a été menée jusqu’à maintenant. Alessandro Berti, directeur national pour Tozzi Green à Madagascar, a discuté avec Mongabay à son chic bureau d’Antananarivo, situé tout près du plus haut édifice du pays, mais la société a refusé de partager ses conclusions préliminaires ainsi que les autres documents demandés, en plus de ne pas donner suite aux questions de suivi envoyées par courriel.
Branché à l’électricité
Tozzi Green appartient à la famille Tozzi, mais sera bientôt cotée en bourse en Italie. Ses filiales de Madagascar, qui travaillent non seulement dans le domaine de l’énergie, mais aussi dans celui de l’agroalimentaire, des épices et des huiles essentielles, possèdent 350 employés permanents.
La société peut également compter sur le soutien du gouvernement. Plusieurs semaines après l’assermentation du président Andry Rajoelina qui a eu lieu plus tôt cette année, le fondateur et président Franco Tozzi a été élevé au rang de chevalier pour le travail dans l’industrie agroalimentaire que sa société a accompli dans le sud de Madagascar, où elle exploite une terre d’environ 7000 hectares (près de 17 300 acres). Le collectif TANY, un groupe de la société civile malgache établi à Paris, a contesté l’acquisition de cette terre par la société, la qualifiant de « vol de terre ». Tozzi Green a déclaré que de telles affirmations sont fausses.
Tozzi Green entretient des liens étroits depuis longtemps avec Hery Rajaonarimampianina, président de Madagascar de 2014 à 2018 et ministre des Finances de 2009 à 2013. Le cabinet de comptabilité de Rajaonarimampianina, Auditeurs Associes CGA, s’occupait de la tenue de livres de Tozzi Green. Tozzi Green reconnait ses anciennes relations avec Rajaonarimampianina, mais ajoute que cette relation de proximité aurait existé même s’il n’avait jamais été le comptable de la société. « Nous sommes la plus grande exploitation d’hydroélectricité et la plus grande société commerciale agroalimentaire de Madagascar », dit Berti. « Nous sommes un opérateur économique très important dans ce pays… Alors c’est tout à fait normal que nous ayons une relation à ce niveau. » Il a affirmé que Tozzi Green n’a jamais ajouté d’argent au coffre-fort électoral de Rajaonarimampianina, de Rajoelina ou de tout autre politicien, malgré les nombreuses demandes.
Un gardien de Tozzi Green restreint l’accès à la longue route menant à leur centrale électrique. Le fait que les locaux n’aiment pas l’interdiction d’emprunter cette route a contribué à la réputation mitigée de la société dans la région. Photo par Edward Carver, pour Mongabay.
« Ce n’est pas une histoire »
La controverse qui entoure le barrage de Tozzi Green a été diffusée par les médias nationaux et suivie de près par une station de radio régionale affiliée à l’Église catholique. Des groupes de la société civile comme Transparency International – Initiative Madagascar et le Bureau de liaison des institutions de formation en milieu rural (BIMTT), qui représentent les intérêts des agriculteurs des milieux ruraux, ont critiqué Tozzi Green pour son manque de transparence par rapport au projet. Pourtant, Berti a mentionné que l’attention est injustifiée et que l’opposition est « motivée par des raisons politiques ».
« Je suis désolé pour votre histoire, mais j’ai bien peur que cela n’en soit pas une », disait Berti à Mongabay. Il a répété que la société ne savait pas si le projet était réalisable et qu’elle n’avait rien planifié de façon définitive. « Nous avons foré à quelques endroits dans les montagnes, c’est tout. »
Toutefois, les gens de Farihitsara croient qu’il y a là une histoire et s’inquiètent que le dénouement ne soit pas heureux. Les rumeurs à propos du barrage abondent. Des drones de recherche sont arrivés sans préavis, effrayant les locaux, qui ne savent pas vraiment où ils seraient déplacés si le projet en venait à se réaliser. Certains ont perdu la motivation à travailler dans les champs, craignant d’être dépossédés soudainement de leurs terres. En effet, plusieurs personnes ont déclaré que des employés de Tozzi Green sont déjà venus à Farihitsara avec des photos et des cartes montrant que le village deviendrait un lac.
Il y a des signes que le projet ira de l’avant. La société a commencé à tenir des réunions occasionnelles avec les parties prenantes, y compris les représentants de village.
Noely Ranaivosolo, un agriculteur de 57 ans qui dirige un groupe d’opposition local, dit avoir trouvé difficile de parler pendant ces réunions où y assistaient parfois des représentants du gouvernement régional ou du ministère de l’Énergie. « Nous [les représentants de village] parlions de ce qui nous rend humains, de nos croyances, de la Bible », racontait-il à Mongabay en mai, après l’une de ces réunions dans le village de Sahanivotry, le siège de la commune (essentiellement un comté) du même nom. « Lorsqu’il s’agit de parler de la loi, nous ne sommes pas habitués avec ça. »
Le pouvoir de décider
Même le maire de la commune de Sahanivotry, Raymond Rakotonirina, qui vit bien en dehors de la zone d’impact potentielle du barrage, s’oppose vivement au projet. Mais il n’a pas le pouvoir de l’arrêter, a-t-il dit, ajoutant que les décisions arrivent du gouvernement central. Il a cité le forage exploratoire de la société en exemple. « Nous ne pouvions pas l’arrêter », a-t-il raconté à Mongabay. « L’autorisation venait du ministère [de l’énergie]. Ils nous l’ont envoyé à titre informatif seulement. Si cela avait été notre décision, ç’aurait été une situation différente. »
Il a également ajouté que la réputation mitigée de Tozzi Green dans la région a alimenté l’opposition au projet. Malgré le fait que la société embauche une main-d’œuvre locale journalière, et qu’elle ait récemment électrifié 200 résidences du village de Sahanivotry, le maire croit que globalement, son bilan social est mauvais. « Seul cet approvisionnement en électricité a été fait en 10 ans », disait Rakotonirina.
Farihitsara et les autres villages qui pourraient être affectés par le projet de Tozzi Green n’ont pas l’électricité, mais ce n’est pas inhabituel pour les villages en milieu rural, même en étant à proximité d’une centrale électrique : environ 6 % des villages de Madagascar seulement sont électrifiés.
Le maire a exprimé sa frustration à propos du manque d’information sur le projet de barrage. « Nous ne savons pas combien de personnes seront déracinées », ajoute Rakotonirina. « Ils ne veulent pas dire la vérité. Lorsque nous demandons à être informés, Tozzi Green nous répète qu’ils sont toujours en train de faire des études. »
Un avenir incertain
Parce qu’il n’existe pas de plan définitif, il est impossible de savoir combien de personnes pourraient être concernées. Tozzi Green reconnait que quatre villages seraient inondés selon leurs plans provisoires et ajoute que 150 foyers devraient être déplacés.
Cependant, les groupes de la société civile contestent ces chiffres. Le BIMTT croit qu’avec une hauteur de 40 mètres, le barrage irait jusqu’à inonder 680 hectares (environ 1700 acres) et forcerait des milliers de foyers à la relocalisation. Le BIMTT a créé une carte 3D de la région de Sahanivotry, fondée sur les données obtenues par l’Institut Géographique et Hydrographique de Madagascar (FMT). Toutefois, le BIMTT n’a aucune étude pour appuyer ses déclarations. Le groupe dit que de telles études seraient prématurées, puisqu’il n’y a aucune garantie que le barrage mesurera 40 mètres ou moins et que la première étape est que Tozzi Green doit présenter ses propres études et plans ouvertement. Pendant ce temps, Tozzi Green critique la première analyse du BIMTT, disant que celle-ci est fondée sur des chiffres erronés en ce qui concerne la population.
Un agent des communications du ministère de l’Énergie a déclaré à Mongabay avoir accordé la permission à Tozzi Green de mener des recherches, mais n’a pas encore amendée la concession de la société pour que le site prévu du barrage y soit inclus. Tozzi Green affirmait ne pas avoir fait de demande de permis environnemental puisqu’elle continue de mener des recherches. La société se trouve dans les phases finales de négociation avec Insuco, un cabinet-conseil ayant des bureaux deux étages au-dessus de ceux de Tozzi Green dans le même édifice, pour faire une évaluation des impacts environnementaux et sociaux ainsi qu’un plan de réinstallation. Ces études coûteront « plusieurs centaines de milliers de dollars » à Tozzi Green, dit Berti.
Il ajoute que le barrage pourrait être construit en trois ans si le projet va de l’avant. Il a indiqué que cela pourrait être bénéfique pour l’économie locale en comparant avec le Lac Mantasoa, une destination touristique des Hautes Terres centrales de Madagascar, qui a été créé lorsque les Français y ont bâti un barrage dans les années 1930. Ce lac a une superficie de 2000 hectares (environ 5000 acres) ; Berti assure que le nouveau lac ne serait pas aussi grand.
Ultimement, cela pourrait aboutir à une compensation sous forme d’argent ou de terres. Lors d’un débat télévisé à propos du barrage controversé, des représentants du ministère de l’Énergie se sont ralliés à Tozzi Green et ont promis aux représentants des villages que les résidents seraient compensés convenablement au moment où leurs terres seront expropriées.
« Ils ne veulent que nous donner de l’argent », dit Noely Ranaivosolo, leader du groupe d’opposition de Faihitsara, pour qui la famille élargie cultive les terres depuis des générations. « Mais nous ne savons pas trop comment nous allons vivre. »