- Quand les scientifiques ont constaté l’augmentation soudaine du nombre d’orangs-outans de 6600 à plus de 14000 individus, les médias ont célébré une victoire, contrairement aux chercheurs. L’amélioration des méthodes de recensement leur a permis de déceler un nombre plus important d’animaux, mais aussi de menaces.
- De même, le nombre de gibbons cendrés a été ajusté d’à peine 387 individus à plus de 4500, mais cette soudaine recrudescence n’est pas tant due à une explosion de la population de gibbons qu’au fait qu’une grande partie des animaux avait échappé aux comptages précédents.
- Un compte-rendu précis du nombre actuel et antérieur de singes de toute espèce, ainsi qu’une connaissance des menaces et des facteurs menant à la variation de celui-ci, s’avèrent absolument nécessaires pour bonne gestion des efforts de conservation.
- C’est la raison pour laquelle des scientifiques compilent de vastes bases de données sophistiquées, telles que la base de données A.P.E.S, capable de rassembler et de recouper les informations sur toutes les populations de singes connues, ainsi que les menaces auxquelles elles font face, de la déforestation au braconnage.
Ce n’est pas un secret : L’agriculture industrielle est l’une des plus grandes menaces pesant sur les populations de grands singes, s’étendant rapidement à travers leurs habitats naturels d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, et mettant en danger gorilles, orangs-outans et autres espèces de primates.
Bien que cet avenir puisse paraître sombre, la coexistence des singes et de cette industrie est pourtant possible.
La comparaison en temps réel de la réaction des populations de singes aux nouvelles solutions de conservation, en contextualisant les menaces actuelles par rapport à celles du passé, est toutefois centrale pour mesurer l’efficacité de celles-ci et l’impact de l’agriculture industrielle.
Cela s’avère plus facile à dire qu’à faire. En raison d’un manque de données de référence comparables à long terme, on n’en sait que très peu sur l’évolution des populations de singes face aux développements humains.
Selon Lilian Pintea, vice-président en science de la conservation à l’institut Jane Goodall et co-auteur du récent rapport de la Fondation Arcus, L’état des grands singes : agriculture industrielle et conservation des singes, la communauté de recherche sur les singes ne recense que peu de cas dont les données permettent une évaluation des fluctuations de leurs populations sur le long terme.
« Je travaille pour la conservation des singes depuis plus de dix ans, et je me suis rendu compte que la plupart des recherches ne sont pas façonnées sur le long terme, » dit-il. « C’est pourtant une question cruciale pour tirer des conclusions scientifiques précises sur la manière dont les populations changent avec le temps, ainsi que pour l’établissement de lignes directrices en matière de conservation. »
D’après des discussions avec des experts en la matière, aucune espèce de singe ne paraît épargnée par ce défaut fondamental de la recherche. Mais il y a de bonnes nouvelles : les chercheurs ont trouvé des moyens de réduire l’impact négatif des négligences du passé. Et dans de nombreux cas, les outils pour y arriver sont sensiblement déjà disponibles, mais ils ne sont pas encore utilisés de manière efficace.
Travailler sans les données : les gibbons cendrés de l’île de Java
Vincent Nijman, conservationniste en singes à l’université d’Oxford Brookes, travaille avec les gibbons cendrés (Hylobates moloch). Il a confié à Mongabay qu’en vérité c’est l’aigle de Java qui l’a attiré sur l’île de Java en Indonésie, il y a 22 ans de cela. Sa rencontre avec les gibbons cendrés lors d’un treck camping dans les forêts entourant le parc national Halimun Salak, l’a depuis enchanté.
« Un matin, je me suis réveillé au son de leurs cris, qui ressemblent plutôt à des chants, et j’ai vu mon premier gibbon, » explique M. Nijman. « Une fois que j’ai appris à les reconnaître, j’ai su les repérer, y compris dans des endroits où les populations de gibbons étaient réputées absentes. »
À l’époque, il pensait que la communauté de chercheurs locale accueillerait avec enthousiasme la possibilité d’une découverte majeure. Bien au contraire, il s’est rendu compte que les estimations de population de cette espèce fluctuaient énormément, et certains prétendaient même que celle-ci s’était fracturée en deux groupes génétiquement distincts, une idée depuis réfutée par des analyses génétiques. Déterminé à se faire une meilleure idée du nombre et de l’aire de répartition véritables des gibbons, il est retourné à Java en 1994 pour les étudier.
En 2004, il a publié les résultats de son travail, renforçant ses observations en forêt par des données collectées sur la base de relevés de cris à des points fixes et de mesures de la distance parcourue par transect, menés de 1994 à 2002 dans le parc national de Gede Pangrango et ses alentours de l’ouest de Java, ainsi que dans les montagnes de Dieng, au centre de l’île, ainsi qu’à l’est.
Il en a conclu que les précédentes estimations de population avaient effectivement été très modestes. A cause des recherches négligées, nous sommes passé à côté de populations et d’habitats entiers de gibbons, particulièrement au centre de Java, où l’on ignorait complètement la présence de de cette espèce. En 1994, le séminaire pour les gibbons et langurs de Java (PHVA) avait estimé une population de gibbons de 386 à 1957 individus, alors que les estimations modérées de M. Nijman ont porté ce nombre à plus du double, entre 4000 et 4500 animaux.
« Du fait estimations antérieures, les gibbons étaient qualifiés d’espèce en danger critique d’extinction, mais il s’est heureusement avéré que c’était faux, » explique-t-il. Rien que dans les montagnes de Dieng, il a trouvé environ 800 animaux, une région dans laquelle on pensait le gibbon éteint.
« Cela a suffi à doubler le nombre total de gibbons que l’on pensait présents » dit-il. « En ce moment, plus on cherche de singes, notamment des gibbons, plus on en trouve. Ceci n’est pas dû à une population croissante mais au fait que l’on utilise plus de moyens de recherche. »
Le problème : comparer l’incomparable
Les nouvelles estimations de M. Nijman étaient encourageantes, mais il était nécéssaire d’en savoir plus pour pouvoir évaluer les futures possibilités de conservation. Après avoir analysé les données des relevés effectués au cours des 30 dernières années, Nijman s’est rendu compte qu’aucune conclusion ne pouvait être tirée quant à l’évolution sur la durée des populations de singes.
Il ne pouvait que dessiner un vague croquis du passé.
Au fil des années, différents chercheurs ont apporté des pièces au puzzle des gibbons; mais ce travail était inégal et discontinu, limité par des financements insuffisants et des échéances académiques. Chaque étude se basait sur différentes hypothèses quant à l’air de répartition, l’habitat et la taille des groupes de gibbons, rendant ainsi difficile la comparaison de données incomparables.
Lilian Pintea explique que les difficultés rencontrées par Vincent Nijman ne sont pas rares : « La majorité des financements sont alloués à court terme et à l’échelle locale. Ces financements sont définis par diverses variantes telles que les types de végétation, les habitats adaptés, etc. » explique-t-il. Et les projets de conservation sont souvent axés sur des objectifs temporels et spatiaux très spécifiques. « On se retrouve donc avec des chaînes de données assez longues, mais qui permettent rarement de tirer des conclusions scientifiquement précises sur l’évolution des populations. »
Ian Singleton, directeur du programme de conservation des orangs-outans de Sumatra, s’est entretenu avec Mongabay. Il considère que le problème de comparaison des données se complique au fur et à mesure des améliorations des capacités de relevés et des techniques de collecte des données. Pour lui, c’est précisément parce que la recherche scientifique aspire à utiliser les outils de pointe les plus récents (technologies, méthodologies et connaissances nouvelles) qu’une certaine incohérence naturelle se produit lorsque de nouvelles données, plus fiables, sont comparées à d’anciennes données, moins précises, collectées sur de longues périodes, compliquant encore plus le problème de la comparaison de l’incomparable.
« Pour les données antérieures, nous nous sommes toujours cantonnés à ce qui était alors possible, et forcément beaucoup moins fiable et précis en raison d’un manque de relevés et d’expérience, de méthodes anciennes et d’extrapolation fréquente entre des sites peu nombreux, » écrit Singleton. Les gibbons de Java en sont un parfait exemple : leur population n’est pas subitement passée de 386 -1957 individus à plus de 4000 par magie. M. Nijman a simplement utilisé des méthodes de recensement plus modernes et plus approfondies.
Des images du temps passé : les chimpanzés de Gombe
Il n’est pas possible de dresser une carte complète et fidèle du passé, mais il est possible d’en tirer des leçons. Nous pouvons nous inspirer du projet de conservation des chimpanzés du parc national du torrent de Gombe en Tanzanie, qui ont d’abord inspiré Jane Goodall et qui ont été étudiés en continu depuis les années 60.
« Les données qui viennent de Gombe sont d’un tout autre niveau, » explique M. Pintea. « Nous avons pratiquement suivi les chimpanzés chaque jour, en enregistrant toutes les 15 minutes depuis 50 ans, avec des protocoles très rigoureux et des standards de méthodologie permettant d’obtenir des données exemplaires sur leur comportement, leurs populations et leur environnement. »
Lilian Pintea et l’équipe de l’Institut Jane Goodall se sont servis de cette base de données massive pour estimer l’état des populations de chimpanzés à Gombe et au-delà au cours des 40 dernières années. Les résultats publiés aux côtés du travail de Vincent Nijman dans le rapport L’état des singes, démontre les avantages du suivi des populations sur le long terme.
L’équipe de l’Institut a recoupé les informations sur les chimpanzés avec des données de détection à distance datant de 1947, d’imagerie tirée de photos aériennes historiques et de capteurs satellites tels que SPOT et Landsat, ainsi que d’observations sur le terrain. Ce grâce à quoi ils on pu évaluer les fluctuations de population et les changements d’aire de répartition en continu de 1972 à 2012. Les résultats sont globalement positifs.
Tous les groupes de chimpanzés recensés ont subi des pertes, mais ceux se trouvant dans l’enceinte protectrice du parc ont perdu beaucoup moins d’individus que les autres groupes dont le territoire déborde sur les zones alentours. Au sein du parc, quelque 58% des décès étaient dus à des maladies plutôt qu’au braconnage ou à d’autres perturbations humaines. Ces observations démontrent clairement les avantages des mesures de sauvegarde. Il est clair que les populations de chimpanzés vivant en dehors de la protection fournie par les parcs et les réserves nécessitent plus d’attention.
Pour M. Pintea, la longévité et la constance des données fournies par Gombe a permis aux scientifiques de l’Institut de poser les bonnes questions concernant la manière dont les populations de chimpanzés se sont transformées. Mais toutes les espèces de grands singes, ou même les sous-espèces de chimpanzés, ne sont pas aussi chanceuses. On peut en conclure qu’il est toujours possible de fournir de meilleures estimations, même dans le cas de Gombe.
« Gombe est très petit, disons 36 kilomètres carrés, ce qui nous permet de concentrer toute notre attention sur un petit nombre de la communauté de chimpanzés, dans le but de comprendre leur structure sociale, leur comportement et leurs caractéristiques individuelles, » explique le conservationniste. « Nous en avons tiré une meilleure compréhension de ce que signifie le fait d’être un chimpanzé. Ces données à long terme sont aussi utiles pour comprendre comment les conserver et les protéger, à Gombe comme ailleurs. »
Il a remarqué que d’une part, les avancées en matière de recherche, observé au cours de sa longue carrière, ont été remarquables. L’Institut Jane Goodall, en partenariat avec l’université du Maryland et avec le financement de la NASA, a par exemple prouvé qu’il était désormais possible de dresser la carte de tous les habitats de chimpanzés d’Afrique, en utilisant les données du satellite Landsat en complément de plateformes de données comme Global Forest Watch. Mais d’autre part, il reste énormément de travail à accomplir pour examiner chacune des populations de chimpanzés sur les vastes territoires qu’elles occupent. Pour lui, sans même compter le travail de recherche, le coût nécessaire pour s’assurer d’un tel niveau de détail est inimaginable, compte tenu des budgets limités avec lesquels la plupart des primatologues travaillent, et en comparaison à l’effort soutenu sur de nombreuses années à Gombe.
Il précise : « Ce n’est qu’en 2006 que l’Institut a enfin été capable de dessiner les premières cartes d’adaptabilité potentielle et de créer les premières estimations de populations de chimpanzés en Tanzanie. »
Il est clair que certaines inconnues demeureront toujours, à cause d’importantes lacunes du passé dans la continuité des données sur les singes, et du manque d’études et de relevés récents. Que peut-on faire de plus pour provoquer des progrès de conservation concrets et améliorer la comparaison des données sur le long terme ? Il s’avère que beaucoup de choses sont possibles, grâce aux nouvelles technologies et à la mondialisation grimpante de la communauté scientifique.
Un renforcement des données disponibles
Avoir une idée claire du passé n’est pas forcément nécessaire pour réduire l’impact du manque de données. D’autres moyens peuvent être mis en place pour s’assurer que les données actuelles soient viables pour que de futurs projets de conservation soient efficaces et économiques. Les primatologues sont d’accord : les efforts doivent d’abord se concentrer sur le manque généralisé d’organisation et de communication au sein de la communauté de recherche sur les grands singes, qui constitue le principal obstacle à l’établissement d’une base de connaissances exhaustive, et un constat un peu triste considérant l’ère actuelle.
C’est la raison pour laquelle d’importants investissements sont faits en ce moment même dans les but d’améliorer les bases de données en ligne, afin d’amasser toutes les connaissances actuelles sur une espèce donnée et de les rendre intégralement accessibles aux chercheurs. Hjalmar Kuehl, responsable de projet sur la base de données IUCN SSC A.P.E.S, crée un répertoire virtuel d’informations sur les chimpanzés, les bonobos, les gorilles, les orangs-outans et les gibbons. Il explique que le projet a trouvé ses origines en 2005, mû par une volonté du groupe de spécialistes des primates IUCN/SSC de créer une plateforme d’information universelle sur les singes.
« On a toujours dit que les données existaient, et qu’il fallait simplement les regrouper dans un seul endroit, » dit M. Kuehl.
En 2007, plusieurs autres grands groupes comme la Fondation Arcus ont rejoint le projet afin d’étendre la base de données, en espérant notamment la rendre plus facile d’utilisation. « L’idée était d’ajouter des éléments visuels, car à l’époque, la plateforme était réservée aux experts, » raconte-t-il.
Une option de cartographie a été ajoutée afin d’améliorer l’interface utilisateur, permettant de superposer plusieurs ensembles de données incluant de nombreux facteurs et dangers comme l’occupation des sols, les zones de conflits et les infrastructures, ainsi que des informations sur les grands singes tels que leur densité, leur distribution et leur abondance.
« Nos données proviennent d’ONGs, de chercheurs particuliers, d’équipes de terrain, d’agences gouvernementales… Les rassembler dans une base de données offre une vue d’ensemble impossible à obtenir d’une seule perspective, » explique Hjalmar Kuehl. « Et [sa facilité d’utilisation] permet à des gens qui n’auraient pas les connaissances techniques, ou ne sauraient autrement pas qu’elle existe, de rejoindre la conversation. »
« Nos données proviennent d’ONGs, de chercheurs particuliers, d’équipes de terrain, d’agences gouvernementales… Les rassembler dans une base de données offre une vue d’ensemble impossible à obtenir d’une seule perspective, » explique Hjalmar Kuehl. « Et [sa facilité d’utilisation] permet à des gens qui n’auraient pas les connaissances techniques, ou ne sauraient autrement pas qu’elle existe, de rejoindre la conversation. »
Lilian Pintea fait l’éloge de la base de données A.P.E.S. Il affirme que la collecte et l’agencement des informations à l’échelle globale sont essentiels pour l’avancée des futures recherches sur les grands singes.
« On entend tout le temps dire que le big data transforme la conservation, mais on doit aussi appréhender la meilleur façon de l’utiliser pour améliorer les décisions de conservation. Il ne suffit pas de récolter les données, » dit-il. Les instances décisionnaires ne peuvent pas regarder les chiffres et espérer les comprendre, et encore moins en détecter les nuances. « Les données existantes sont une aide très utile pour certaines questions de conservation, mais nous mettons avant tout ce système en place pour le transformer en une formidable base de données collective. C’est pour cela qu’il faut soutenir la collecte de données sur le long terme parallèlement aux efforts d’harmonisation, comme c’est le cas pour la base de données A.P.E.S. »
M. Kuehl convient que la planification de la conservation tirerait d’importants bénéfices de bases de données comme A.P.E.S., offrant un vaste assemblage et un recoupement d’informations concernant les menaces et les populations. D’après Pintea et Kuehl l’impact d’une erreur ou d’un oubli pourrait être atténué par l’inclusion d’un large ensemble de facteurs et par l’intégration de toute la recherche disponible.
« Des menaces plus subtiles, comme la chasse des animaux de brousse pour leur viande ou le braconnage, peuvent toutefois être tout aussi destructrices pour les populations que les menaces plus évidentes comme la détérioration d’habitat naturel, » explique M. Pintea. « Et ce sont souvent ces facteurs qui sont pris en compte lors des décisions, ou influencent ceux qui les prennent et les appliquent.»
Hjalmar Kuehl souligne qu’avec une telle approche multidimensionnelle, il importe peu que les données soient éparpillées ou incomplètes : on peut toujours en faire quelque chose. Dans le cas des gibbons cendrés, Vincent Nijman a réussi à calculer le pourcentage de changement de la masse forestière grâce aux données de Prasetyo et al. En 2005, il en a conclu que le parc national de Halimun Salak avait perdu 2% de masse forestière chaque année entre 1989 et 2004. Ces connaissances sont utiles pour déterminer le rétrécissement possible de l’habitat des singes, mais ne constituent pas des motifs suffisants pour prendre des décisions générales de conservation, selon lui.
« Tristement, si nous pouvons désormais mesurer des facteurs comme le recul des forêts avec grande précision, nous ne savons toujours pas comment cela impact les gibbons, » explique-t-il. On n’en sait toujours que trop peu sur les autres dangers majeurs menaçant les gibbons, pour compenser ce manque d’informations. « Pour pallier ce manque, nous avons encore besoin de bonne huile de coude et d’homme sur le terrain, solution chère et plutôt pénible. Du moins dans un premier temps. »
Après les chiffres, la tâche complexe des prévisions
Comme le précisent M. Kuehl et Pintea, un certain nombre de facteurs alimentent les décisions prises en matière de conservation des primates, parfois sans rapport avec les données démographiques. L’interprétation de ces dernières pour établir un plan d’action efficace se heurte à des difficultés.
Susan Cheyne, Susan Cheyne, docteur en sciences de la conservation, travaille avec les gibbons depuis plus de 17 ans. Elle considère qu’assez d’études et de données sont désormais disponibles sur la plupart des grands singes d’Indonésie pour préciser les résultats estimatifs des populations, quoique encore imparfaits.
Également directrice de la recherche et de la conservation pour les félidés et les gibbons de Orang-utan Tropical Peatland Project (OuTrop), elle affirme toutefois que les pressions extérieures mettent les chercheurs dans des situations où tout le monde perd lorsque leurs prévisions sont utilisées dans un but de conservation. Cela est notamment dû au fait que ces décisions sont souvent prises en suivant une stratégie du « tout ou rien », chaque nouvelle révélation sur les effectifs de population, qu’il s’agisse d’une tendance à la hausse ou à la baisse, sont utilisées pour contester le statut global d’une espèce ou les projets de conservation déjà mis en place.
« Il y a un besoin général de pouvoir faire des déclarations audacieuses [aux instances décisionnaires], de dire les choses [avec certitude], comme « il ne restera qu’un nombre X d’animaux dans X nombre d’années, ou X animaux seront éteints dans X nombre d’années, » explique-t-elle. « Mais si ces calculs s’avèrent juste même légèrement erronés, ce qui est quasiment inévitable, on nous accuse d’être alarmistes ou de minimiser la situation. »
Ce qui inquiète les chercheurs, c’est que les informations sur les estimations de population, prises de manière isolée et sans contexte historique, puissent masquer la véritable évolution de l’espèce. Plus tôt dans le mois, l’équipe du programme de conservation des orangs-outans de Sumatra (SOCP) a publié un article dans Science Advancesdoublant le nombre total d’orangs-outans de Sumatra. L’ancienne évaluation estimée à 6600 individus a été supprimée et remplacée par 14613 individus, soit plus du double. Cela n’indique pas une soudaine explosion démographique des orangs-outans. Comme dans le cas du gibbon cendré de Vincent Nijman, le SOCP a simplement étendu les recherches à des endroits dit inhabités par l’espèce, notamment à des altitudes plus élevées et dans des habitats déjà identifiés. Ils ont également découvert des orangs-outans dans des régions jamais examinées jusqu’à présent.
Malgré cette apparente bonne nouvelle, il n’y a pas de quoi se réjouir : « Les changements du couvert terrestre prévoient un fort déclin des orangs-outans de Sumatra (Pongo abelii) ». La conclusion principale de l’étude n’était pas l’estimation de population revue à la hausse, mais la prévision d’une baisse de la population actuelle d’orangs-outans de Sumatra d’un tiers d’ici 2030, en raison de la destruction des habitats.
Pourtant, la plupart des médias se sont arrêtés sur la bonne nouvelle concernant la hausse de la population, à la grande déception de l’équipe. « Tous ceux qui travaillent à la conservation de l’espèce sont gravement préoccupés par le fait que la majorité des médias ont déformé les récentes conclusions dans leurs gros titres, conduisant les lecteurs à croire à tort que la population sauvage de cette espèce en danger critique d’extinction ait, en fait, augmenté, » a-t-elle communiqué.
Il y a une autre raison à ce que les nouvelles statistiques ne soient pas si excitantes qu’elles en ont l’air : elles n’incluent aucun contexte historique. Ian Singleton, membre de l’équipe du SOCP, écrit qu’on lui demande souvent de comparer l’état des populations antérieures d’orangs-outans de Sumatra par rapport à celles d’aujourd’hui. Mais de telles évaluations ne peuvent qu’être présumées en comparant des études divergentes et incomparables, laissant une marge d’erreur considérable. Il indique que, pour que des chiffres présents et antérieurs puissent être comparés, il aurait fallu employer une méthode d’enquête identique à des intervalles réguliers, tous les dix ans environ, en utilisant les mêmes lieux de transect.
D’après M. Singleton, les récentes recherches menées par l’équipe constituent, de loin, l’étude la plus moderne, la plus minutieuse, et la plus complète et méthodique jamais effectuée sur les orangs-outans de Sumatra. Cela devrait assurer la compatibilité des ces travaux dans de futures évaluations. Cela dit, plus les modalités et les procédures de recherche changeront, plus la comparaison de ces données sera relative.
« Qui peut dire si les méthodes disponibles dans 10 ou 20 ans ne seront pas totalement différentes, et donc difficiles à comparer aux données actuelles ? » écrit Singleton. C’est pour cela que les travaux de recherche doivent être aussi cohérents et rigoureux que possible, et c’est aussi pour cela que tous les groupes concernés doivent se mettre d’accord sur les mêmes programmes de conservation.
Lumière sur les petits singes
Bien que tous les projets de recherche et de conservation des grands singes sont confrontés à des problèmes similaires, notamment le combat commun pour le financement, la collecte et l’interprétation de données, et la planification et la coordination, ceux qui travaillent avec les petits singes font face à des situations souvent bien pires.
Les primatologues sont presque tous d’accord : les petits singes sont à peine remarqués, et les gibbons font injustement partie des plus ignorés.
Alors que la famille des hominidés compte cinq espèces (bonobos, chimpanzés, gorilles, orangs-outans et humains), les hylobatidés, eux, sont entièrement composés de gibbons, divisés en quatre genres : Nomascus, Hoolock, Hylobates, et Symphalangus (siamangs).
« Parmi les primates, les gibbons sont ceux qui occupent la plus grande partie plus du territoire géographique, comptant 19 espèces que l’on trouve dans dix pays, » révèle Susan Cheyne. « Ce sont des singes qui chantent et se balancent d’arbre en arbre. Ils sont vraiment remarquables, et si vous regardez une vidéo de gibbons volant à travers la canopée, je vous garantis que vous serez impressionnés. »
Les gibbons vivent exclusivement en Asie du Sud-Est. Contrairement à certains de leurs imposants cousins, ils n’atteignent qu’une taille moyenne de 91 centimètres debout, pour un poids de 4,5 à 13,6 kilogrammes. Ils peuvent marcher sur leurs deux pieds quand ils n’utilisent pas leur principal moyen de déplacement, la brachiation, se balançant de branche en branche à une vitesse de 56 km/h, couvrant jusqu’à 6 mètres par balancement. Contrairement aux autres primates, les gibbons ont gardé et développé certains traits génétiques favorisant ce mode de déplacement arboricole très efficace, comme des doigts toujours incurvés, des poignets extrêmement puissants, de longs bras, des jambes courtes, et une silhouette plus mince.
Malheureusement pour ces remarquables animaux, les 19 espèces de gibbons sont toutes considérées comme menacées d’extinction sur la liste rouge de l’IUCN. Onze espèces sont en danger et quatre autres sont en danger critique. La quasi-totalité des espèces souffre d’un sérieux manque de recherches et de données à long terme.
Pour Mme Cheyne, même si les premières études sur les gibbons sauvages datent déjà de 1947, le financement de la recherche sur les gibbons a toujours été bien moindre que celui accordé aux gorilles, aux chimpanzés ou aux orangs-outans, peut-être dû au fait que la quête des origines humaines a sans cesse attiré les chercheurs vers les hominidés.
« Malheureusement, les gibbons rentrent dans une drôle de catégorie. On les appelle petits singes ou singes inférieurs (lesser apes en Anglais, NDT), parce qu’ils sont littéralement plus petits que nos propres parents directs, » explique Cheyne. « Et personne n’a représenté cette espèce comme Goodall a pu le faire pour les chimpanzés, ou Fossey pour les gorilles. »
Sur la question des gibbons, explique Kuehl, l’équipe A.P.E.S. ne se considère pas assez expert ne détiennent pas assez d’informations nécessaires pour traiter des petits singes de manière aussi approfondie que les grands singes, mais ils effectuent actuellement une refonte de la base de données sur les gibbons pour refléter l’état des connaissances actuelles.
« Il y a un véritable manque de données en ce qui concerne les petits singes comme les gibbons, mais c’est principalement parce que nous n’avons pas encore consacré le temps et les ressources nécessaires à des études sur le long terme, » dit-il. Obtenir et traiter toutes ces informations prend beaucoup de temps. À elles seules, les données utilisées par SOCP pour évaluer les populations d’orangs-outans de Sumatra ont requis six mois d’analyse. « On en arrive aux gibbons », ajoute-t-il.
Made Wadana, directeur national en Indonésie pour la Fondation Aspinall, soutient le point de vue de M. Kuehl. Il a confié à Mongabay que les recherches régionales de gibbons sauvages sont encore rares, comparées à d’autres espèces de primates comme les orangs-outans.
D’après Susan Cheyne, une partie du problème est que chacune des espèces de petits singes a ses petites manies, que les chercheurs sont encore en train de découvrir. Les gibbons passent la majorité de leur temps dans les arbres, et doivent être comptés par leurs cris matinaux. Mais tous les membres du groupe ne chantent pas chaque jour, ni au même moment. Et il n’y a pour l’instant aucun guide pour décrypter ce que veulent dire leurs cris, ou même quels individus les lancent.
Les chercheurs travaillant au recensement des petits singes sont confrontés à un autre handicap : la plupart des populations restantes sont fragmentées et éloignées géographiquement.
« L’un des problèmes à Java est que les populations de gibbons [cendrés] sont très isolées, et il n’en reste peut-être que 4000 et quelque, » explique-t-elle. « Sur le site principal où je travaille, dans les forêts marécageuses de Kalimantan en Indonésie, on compte 19000 gibbons à barbe blancheau bas mot. »
Hjalmar Kuehl explique qu’avec cette fragmentation d’habitats éloignés, il y a plus de risques de passer à côté des population isolées persistantes. Pour ajouter à la difficulté, les petits singes vivent dans les habitats les plus atteints par la déforestation contrairement aux grands singes.
« Les chimpanzés, par exemple, se trouvent encore dans une région assez large, » dit-il. « Et en Afrique, malgré les évènements récents, le couvert forestier est plus ample qu’en Asie du Sud-Est. »
Les menaces auxquelles font face les petits singes sont très avancées et on n’en sait que très peu à leur sujet, beaucoup de suppositions devront probablement être faites pour déterminer les objectifs de conservation. Mais il y a des progrès : les petits singes commencent à gagner l’attention du public mondial. L’année du gibbon a eu lieu l’an dernier, même si l’évènement n’a pas obtenu autant de publicité qu’espérée, ce que Made Wadana attribue à un défaut d’organisation.
Vincent Nijman se dit ravi que le rapport Arcus de 2015, L’état des singes, ait fait une place aux gibbons. « C’est quelque chose qui n’aurait jamais eu lieu il y a 10 ans. »
Apprendre du passé, se préparer pour l’avenir
Comme le soulignent tous les experts interrogés pour cet article, appréhender la situation dans son ensemble semble être le seul moyen efficace de préserver une espèce. L’obtention de cette vue d’ensemble implique un travail considérable sur long terme : des chercheurs spécialisés, l’allocation de fonds dédiés, et peut-être plus important encore, une communication permanente.
« Nous avons besoin de données concluantes et précises pour déterminer les populations sur la durée, les tendances, et évaluer ce que les différentes menaces signifient pour la viabilité de l’espèce, » explique M. Pintea. « Le regroupement des informations joue un rôle majeur pour atteindre ce but ».
La communauté scientifique, ajoute M. Kuehl, devient de plus en plus ouverte à l’idée de partager ses connaissances, bien que certains chercheurs hésitent encore à faire figurer leur travail sur la base de données A.P.E.S. « Nous avons une politique très stricte selon laquelle les auteurs restent propriétaires de leurs travaux, et les mentalités sont en train d’évoluer. Mais rassurer tout le monde a pris beaucoup de temps, » explique-t-il. Il est convaincu que les ressources permettant de combler les principales lacunes concernant les primates existent déjà.
La base de données A.P.E.S. a contribué aux analyses systématiques de pays entiers, chose presque inconcevable avant l’avènement de l’informatique. Elle a aussi permis d’établir des zones prioritaires de conservation des habitats pour les primates, les éléphants et d’autres mammifères de Guinée équatoriale, ainsi que pour les chimpanzés au Libéria, en Sierra Leone et en Tanzanie. Selon M. Kuehl, il n’existait auparavant aucune donnée de référence fixe dans certains de ces pays.
Il est temps d’accepter les petits singes
Kuehl est optimiste : si un groupe de conservation « s’engage à mettre à jour les données de référence sur les petits singes, et à les regrouper sur une plateforme comme A.P.E.S, je pense que ce serait possible. Ce serait énorme, et les informations ne seraient certes pas parfaites, mais oui, ce serait possible. »
Susan Cheyne reconnaît qu’il est possible de cartographier les petits singes, comprenant la densité, l’abondance et la distribution de leur population, et que cela finira par arriver. Mais pour cela, des lignes directrices sur les bonnes pratiques a adopter doivent être établies et suivies à la lettre.
« On doit émettre des hypothèses, même si nous travaillions avec les meilleures informations possibles et les outils de modélisation mathématique les plus avancés, il y aura toujours une certaine marge d’erreur », dit-elle. « C’est pour cela qu’il faut perfectionner les méthodes permettant de faire des estimations et s’y tenir sur la durée. »
Heureusement, la motivation pour instaurer ces normes est en pleine croissance puisque le grand public et la communauté scientifique sont de mieux en mieux sensibilisés à la situation critique des petits singes.
2011 a vu la fondation du groupe de spécialistes des gibbons (aussi connu comme la section sur les petits singes du groupe de spécialistes des primates IUCN-SSC), et au printemps prochain, le réseau pour les primates d’Asie du Sud mettra à jour la section de la liste rouge de l’IUCN. Le docteur Cheyne a pu constater le travail de longue haleine de l’IUCN, avec l’aide de la section sur les grands singes, pour rassembler le meilleur contenu scientifique disponible. Elle espère que l’attention va désormais se porter sur les petits singes.
M. Nijman fait preuve d’un optimisme prudent quant à l’avenir des gibbons cendrés. Certains de ses étudiants travaillent désormais à Java. De nombreuses universités, organismes de conservation et ONG de la région peuvent mettre en place des projets de surveillance à long terme de manière plus efficace et économique que les projets internationaux.
« C’est un animal magnifique qui vit dans une forêt magnifique », dit-il. « L’un comme l’autre méritent d’être défendus, et beaucoup de gens sont en position de les aider. »
Pour Made Wadana, c’est maintenant qu’il faut agir, en particulier à Java où des taux élevés de chasse et la détérioration des habitats renforcent le besoin de surveillance permanente. Étant donné que les relevés de M. Nijman datent désormais d’une décennie, M. Wadana préconise également de réexaminer ses observations, avec son accord.
« Il est bon d’attirer l’attention sur les gibbons cendrés maintenant. Ce sont des animaux dans une situation assez exceptionnelle qui partagent leur habitat avec près de 120 millions de gens, » dit-il. Tout bien considéré, la cause des gibbons semble aller mieux que prévu, mais c’est plus une affaire de chance que de planification.
« Maintenir cet équilibre délicat demandera une attention très particulière, » conclut M. Nijman. « Les gens devront vraiment commencer à apprendre les uns des autres, à partager leurs informations et à utiliser des méthodes cohérentes, durables et prouvées. Il n’y a tout simplement pas d’autre choix. »
Références
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