Une femelle almiqui paradoxal attrapée par Nicolas Corona en République dominicaine.
Cette dernière va être équipée d’un collier émetteur. Photo de Tiffany Roufs.
Me voici donc en train de parcourir une forêt durant la nuit à plus de 2000 miles de chez moi. Cette forêt, sèche, épaisse et suffisamment épineuse pour vous causer écorchures et égratignures, s’étend seulement à quelques miles au nord d’une ville rurale, à la frontière entre la République dominicaine et Haïti. Je suis en train de suivre mon guide qui est également un chasseur local – ou du moins d’essayer de garder son rythme, car nous sommes à la recherche de l’un des mammifères les plus bizarres au monde. C’est un animal dont peu de gens ont entendu parler et encore moins vu, en fait. Bien plus, la plupart des Dominicains ont du mal à l’identifier que ce soit par son nom ou sa photo. Mais il m’obsédait depuis six ans : on l’appelle un « solénodon », mais le terme scientifique plus exact (et tout à fait approprié) est, l’alquimi paradoxal.
Pour traverser la forêt, il existe un chemin ocre, envahi par la végétation, mais nous ne l’utilisons pas, car mon guide, une version dominicaine d’Indiana Jones, plonge rapidement dans la forêt, se meut tel un fantôme à travers les branchages, lierres, épines, monte et descend des façades rocheuses, descend et remonte de secs ravins. Je ne me déplace pas comme cet homme qui se nomme Nicolas Corona ; je tombe, je trébuche, je m’écorche et je peine à me frayer un chemin à travers la forêt. Lorsque Nicolas franchit des ravins ou enjambe tout simplement d’un bond un arbre à terre, je chute dans le ravin et je dois ramper pour en ressortir. Lorsqu’il trouve un passage au travers d’une accumulation de ronces, je demeure pris au piège. Une fois ainsi englué, chaque pas en avant me fait me prendre les pieds dans une autre liane qui, une fois enroulée autour de ma jambe ou de ma poitrine, n’en bougera plus. Je ressemble à un bouffon à côté de cet athlète.
Un solénodon équipé d’un collier émetteur puis libéré. Photo de Tiffany Roufs. |
En dépit de ses dangers, la forêt sèche que nous parcourons est, contre toute attente, enchanteresse. Une plante verte qui n’est pas de l’herbe, mais ressemble presque à du trèfle et qui est connue pour être une plante aquatique tapisse le sol à cette époque de l’année. Des arbres de petite taille et sinueux nous entourent. De grandes roches juste sorties du sol, parfois regroupées, forment une mini montagne. Des escargots aux coquilles semblables à celle des conques et magnifiquement colorées sont suspendus aux arbres. De temps en temps, nous entendons un bruissement, car un oiseau nicheur, quelque part près de nous, s’envole, effrayé par le bruit de deux hommes traversant son domaine. La forêt semble presque miniaturisée et créée pour de petites créatures. On pourrait imaginer que des fées et des elfes, que de malicieuses créatures vivent ci, ce qui expliquerait pourquoi cet habitat semble aussi parfaitement convenir à l’étrange et énigmatique soledonon à la tête de marionnette.
En grec, solénodon signifie « dent à rainure ». On lui a donné ce nom, car il a des rainures à ses dents au moyen desquelles il injecte du venin, tout comme un serpent : le seul mammifère au monde capable de faire cela. Mais ce n’est pas le plus surprenant concernant une créature que de nombreuses personnes pourraient prendre pour un gros rat. Non ! Le fait est que le solénodon a, il y a 76 millions d’années, divergé de tous les autres mammifères. Ceci signifie que, à l’époque où les dinosaures tels le Tyrannosaurus Rex et le Triceratops vagabondaient dans le nord de l’Amérique, le solénodon avait déjà créé son propre modèle d’évolution de niche et qu’ayant survécu aux cataclysmes, aux invasions et à la destruction, il erre encore dans les forêts de l’île caribéenne d’Hispaniola (où je me trouve actuellement ) et de Cuba sans avoir beaucoup changé depuis. Ce n’est même pas un rongeur. Il appartient en fait à un ordre des mammifères (le Soricomorpha), lequel inclut les musaraignes et des taupes, mais demeure suffisamment distinct pour constituer sa propre famille de mammifère : la famille des Solénodontidae.
En termes d’évolution, le soledonon constitue l’un des plus vieux mammifères terrestres ; son actuelle forme n’est guère plus différente de celle que le T-Rex aurait allègrement ignorée il y a 76 millions d’années. Mais tandis que le T-Rex a disparu, ce petit mammifère, une merveille venimeuse au long museau, a semble-t-il réussi à survivre à l’astéroïde qui a conduit à la disparition des dinosaures, à la séparation de l’Amérique du Nord, à la dérive des îles Caraïbes, à l’arrivée du premier peuple connu sous le nom de Taino, à l’invasion de Christophe Colomb et à la transformation conséquente de l’île. Pas étonnant que ce petit animal ait été qualifié de « dernier survivant ».
En plus de son venin, le solénodon arbore aussi au bout de son nez une articulation mobile (appelée « os proboscis »), ce qui est totalement unique dans le royaume animal. Cet os permet au museau long et mince du solénodon de se mouvoir sans bruit lorsqu’il fouille le sol à la recherche d’insectes, d’araignées et de vers. Fait intéressant, on ne trouve pas cet os chez le solénodon cubain, mais seulement celui d’Hispaniola. Il a aussi été suggéré que les solénodons utilisent de curieux cliquetis et sifflements à des fins d’écholocalisation pour attraper leurs proies dans l’obscurité.
Un adorable escargot aux couleurs de l’arc-en-ciel (Liguus virgineus) suspendu à un arbre dans la forêt tropicale de République dominicaine. Photo de Tiffany Roufs.
Nicolas s’arrête subitement et allume une cigarette. Un éclat orange illumine un instant son profil : barbe en broussaille, la quarantaine, des yeux mystérieux et brillants et un béret à la Che Guevara. J’ai à ce moment-là le bizarre sentiment que je me trouve dans un film de guerre au Vietnam où l’éclat d’une cigarette subitement allumée esquisse une forêt tropicale sombre.
« Attends-moi ici. Je vais voir. Je reviendrai te chercher, » me dit Nicolas et avant même d’avoir eu la possibilité de lui répondre, il est parti. Je ne peux même plus à présent voir la lumière de sa lampe frontale. Mais bien que je reste seul dans cette forêt en pleine nuit, je ne suis pas trop inquiet ; peut-être est-ce l’adrénaline ou juste que j’ai confiance dans le fait que Nicolas ne me laissera pas. J’essaie de trouver un moyen de m’installer, mais il n’y a qu’une couverture végétale et je ne veux de fait pas m’y asseoir de crainte de l’endommager. Je m’accroupis et attends dans l’obscurité, sans lampe de poche. Je ne m’ennuie pas ; j’écoute la forêt, regarde les étoiles et entends le faible bruit de musique en provenance de Pedernales, la ville qui n’est qu’à seulement quelques kilomètres de là. Quelques minutes plus tard, Nicolas revient.
Nous commençons de nouveau à nous déplacer. À un moment, Nicolas s’arrête et pointe son faisceau juste en face de lui.
« Un iguane », me dit-il. « Aujourd’hui. » Et alors qu’il étend sa main au-dessus d’une plante aquatique, il émet un chuchotement. Pour moi, cela ne fait guère de différence, mais Nicolas, quant à lui, peut clairement dire qu’un iguane est passé par là il n’y a pas longtemps. « Un gros » ajoute-t-il.
Plus important pour la tâche qui nous amène, Nicolas peut indiquer à cette date de la nuit quand le soledonon a fouillé le sol. « Ceux-ci sont vieux d’une semaine », me dit-il. Une autre fois, d’une voix haletante : « Cette nuit ».
On trouve aussi le todier à bec large (Todus subulatus) dans les forêts où vit le solénodon. À l’image de ce dernier, cette espèce est endémique à Hispaniola. Photo de Tiffany Roufs.
Puis il s’arrête, écoute, bouge un peu, s’arrête de nouveau et écoute. Il fait cela plusieurs fois. Trouver des solénodons n’est pas chose aisée. En effet, étant des animaux nocturnes, de la taille d’un rat, susceptibles de se cacher facilement dans le sous-bois, les chercher s’avère presque stérile. Mais Nicolas et les autres membres de l’équipe sont en fait capables d’entendre les solénodons se déplace dans feuilles sèches qui jonchent le sol et les broussailles s’ils s’approchent suffisamment. Si le sol est humide, les recherches sont annulées, car les pattes des solénodons sont silencieuses sur le sol détrempé.
Soudain, Nicole s’agite. Il plonge dans un buisson, fouille des mains, envoie des coups de pied. Je le regarde tandis qu’il tente d’en attraper un – en pleine nuit, dans l’épais sous-bois et à mains nues – et je dois avouer que je ne suis pas surpris lorsqu’il revient les mains vides et de nouveau déçu.
« Il y en avait deux », dit-il. Puis, après avoir juré en espagnol, explique : « envolés ! »
Après cette déception, Nicolas me ramène à la route où l’équipe est garée. Là, mon épouse, notre chauffeur et Rosalind Kennerley, la responsable de cette entreprise, nous attendent dans la voiture. Kennerley étudie les solénodons dans le cadre de son doctorat à l’Université de Reading et, sans ses travaux sur le terrain, je ne serais pas ici. Cette dernière fait ceci en coopération avec ses assistants au nombre desquels Nicolas, son fils et son cousin (il s’agit d’une affaire de famille) et dans ce cadre, essaient régulièrement la nuit d’attraper des solénodons. Kennerley équipe ensuite les animaux capturés d’un collier émetteur afin de pouvoir suivre leurs déplacements.
Arrivés à la voiture, nous les informons de nos progrès et ma femme me passe une bouteille d’eau, bouteille que j’avais stupidement oublié d’emporter avec moi. Tandis que nous parlons, celle-ci ôte autant d’épines qu’elle peut de ma chemise. Cet effort est plutôt inutile, car après deux ou trois minutes, Nicolas me fait un signe de main pour y retourner et nous nous dirigeons de nouveau vers la forêt. Sur la route, il éclaire de sa lampe de poche toutes les tarentules que nous voyons soit pour me montrer simplement leur nombre ou juste que nous ne marchions pas dessus. Puis nous voici de nouveau sous le couvert des arbres où ces dernières ne sont pas aussi visibles. Notre danse recommence alors : on se précipite, on fouille, on se faufile à travers les bois, on tente de découvrir notre trésor préhistorique.
Je réalise alors que je suis parfaitement inutile dans cette chasse. Il n’y a absolument rien que je puisse faire pour aider Nicolas à suivre, trouver et saisir un solénodon. Je ne suis qu’un observateur dans cette course et en fait, probablement une gêne réelle : ma respiration et mes pas sont beaucoup plus bruyants que les siens. Alors qu’une telle pensée aurait dû s’avérer évidente, celle-ci a mis un peu de temps à émerger dans mon esprit. Je voulais probablement me convaincre que je pouvais être d’une quelconque aide, d’une quelconque utilité. Mais cette pensée me permet également de lâcher prise, de courir après Nicolas à travers la forêt sans m’inquiéter de savoir si oui ou non, nous trouverons le mythique solénodon pour lequel j’ai fait tant de kilomètres parce que c’est tout simplement hors de ma portée.
Une tarentule sur un bord de route. Photo de Tiffany Roufs.
Je me transforme presque en robot, juste m’écorchant, plongeant, poussant, esquivant tandis que file le temps. Depuis combien de temps faisons-nous cela maintenant ? Vingt minutes ? Trois heures ? Ne devrions-nous pas simplement aller nous coucher maintenant et espérer que nous ayons plus de chance demain ?
Nous nous arrêtons ; il pointe sa lampe de poche sur deux traces de fouille qui nous sont devenues tout à fait familières, presque prosaïques ces quelques dernières heures. « De la nuit dernière », dit-il. Puis il fait une pause. « Non, non, non. De cette nuit. » Et sur ce, la longue chasse qui vous laisse en sueur et en transe, prend une si soudaine intensité que cela me ranime. Nicolas me dit de l’attendre et avance de quelques pas seulement, dirigeant l’éclat de sa lampe de poche ici et là, écoutant avec ce qui semble être des oreilles capables de percevoir des sons que je n’ai jamais entendus. Soudain, il chute dans des buissons de ronces et crie : « ici, ici, ici ! » Je ne saurais dire sur le moment s’il veut que je fasse quelque chose. Que puis-je faire d’ailleurs ? Mais il crie de manière si insistante que je me retrouve à tomber sourdement dans les ronces, espérant peut-être, par chance, que mes démenées n’effraient pas un solénodon qu’il aurait attrapé.
Et tout d’un coup, j’entends des cris joyeux de succès – en espagnol, en anglais ou dans une bizarre combinaison des deux. Nicolas surgit des ronces où il était pratiquement couché au final, avec quelque chose dans les mains. Je me rapproche, la lampe de poche dirigée sur lui et je le vois tel que je l’imaginais : une bestiole de couleur rousse, de la taille d’un gros rat avec des yeux de fouine et un nez d’une habileté hors pair. En deux mots : un alquimi paradoxal.
« Ici, » dit Nicolas en me tendant le solénodon, le survivant de la préhistoire, le mammifère du temps des dinosaures.
« Non, non, non », dis-je. « C’est bon. Je n’ai pas besoin de le tenir. »
« Si, par la queue », me dit-il, le visage coloré par ce récent succès. Il a la tête en bas, car Nicolas le tient par la queue. Les chercheurs ont toujours tenu les solénodons par la queue afin d’éviter une vilaine morsure, mais aussi parce que, dans cette position, l’animal semble beaucoup moins stressé, il remue et se débat un peu, mais il demeure silencieux et relativement docile, plus déconcerté qu’autre chose. Bien que la queue soit dotée de quelques nerfs, il ne semble pas avoir mal ou peur – comme ceci pourrait être le cas si vous le saisissiez par la tête ou le corps.
« Il faut que je le mette là-dedans. » De sa main libre, il brandit un sac en tissu.
Un solénodon bel et bien dans le sac. Photo de Tiffany Roufs. |
Je dois sûrement afficher une mine perplexe, mais il essaie de me convaincre, « Tout va bien. Tout va bien. Par la queue et tout ira bien ».
Donc je me retrouve en train de faire ce que j’étais certain de ne jamais faire : tenir un solénodon. C’est une chose que de vouloir observer un animal à l’état sauvage, mais c’en est une autre de l’avoir entre les mains. Je n’ai jamais suivi de cours sur l’art de tenir un solénodon.
Elle (parce qu’il s’agit d’une femelle) est bien plus lourde que je ne le pensais et elle se tortille tandis que je la tiens par la queue.
Nicolas se dépêche d’ouvrir le sac et, après quelques gestes, parvient à la recouvrir. Je lâche l’animal et il ferme le sac en un éclair. Nous sommes prêts à reprendre la direction du groupe, qui a probablement entendu nos cris de victoire, quand Nicolas porte la main à sa ceinture.
« Ta machette ? » dis-je.
« Si. Si. » Disparue. Il a dû la perdre quelque part dans les ronces. « Je vais voir », dit-il et me tend le sac avec le solénodon. Tandis qu’il disparaît dans la pénombre de la forêt, seule la lueur de sa lampe-torche m’indique de temps en temps qu’il n’a pas été englouti, et je reste planté là à me répéter bêtement : « Je tiens un solénodon dans un sac. Je tiens un solénodon dans un sac. Je tiens un solénodon dans un sac. » Des années d’obsession, des mois de préparation, des milliers de kilomètres ont mené à cet unique moment.
Elle s’agite à plusieurs reprises ; j’entends et je peux voir ses griffes en forme de faucille gratter le sac en tissu, comme elles le feraient, avec plus de succès, si c’était de la terre. Je me tiens toujours là, abasourdi (bien que je me sois plusieurs fois demandé si Nicolas ne ferait pas mieux d’abandonner la recherche de sa machette, et quel pouvait en être le prix ? Peut-être a-t-elle une valeur sentimentale ?) quand il réapparaît, machette en main. C’est seulement plus tard que j’apprends qu’il a la même machette depuis des années et qu’il ne s’en sépare jamais. Il interpelle maintenant les membres de l’équipe restés sur la route et qui se demandaient ce qui avait pu se passer, étant donné le silence soudain.
Oui, nous tenons un solénodon. Oui, on arrive. Il a fallu que j’aille chercher ma machette. J’imagine que ce sont ses mots, puisqu’il tient une machette dans une main et un solénodon dans l’autre, et qu’il est en train de nous frayer le chemin le plus rapide pour rejoindre la route.
Yimell Corona, l’assistant, jetant un coup d’oeil. Photo de Tiffany Roufs. |
Quand nous arrivons enfin, tout le monde semble soulagé et jubile presque. Ros a déjà ouvert sa trousse et est en train de fouiller dans son équipement. Nous attendons qu’elle l’installe pendant que Nicolas fait le récit des évènements en espagnol. On garde le solénodon dans le sac jusqu’à ce que tout soit prêt.
Une fois l’équipement installé, Nicolas, son fils et son cousin retirent le sac avec précaution. Maintenue à nouveau par la queue, elle se met à gratter la route.
« Une femelle », déclare Ros. « On peut voir les mamelles ici, sur le bas du corps. »
Elle est magnifique : de minuscules yeux noirs et profonds, une fourrure brun foncé tirant sur un orange chaud au niveau de sa gueule et de ses pattes avant, une tache jaune, qui lui est propre, sur le côté droit de sa tête. De toutes petites oreilles, de longues griffes en forme de faucille et un long nez mobile complètent le portrait de cet adorable petit diablotin. Elle est comme moi recouverte de graines minuscules. En toute objectivité, les solénodons sont vraiment adorables.
Le groupe entier est absolument enchanté, raconte des blagues et tente de la charmer tandis que Ros prépare son équipement. Le travail de recherche doit bientôt commencer et des hommes la saisissent alors, doucement, mais fermement, au niveau du corps et de la tête.
« Elle va peut-être pousser des cris », nous prévient Ros.
Et c’est le cas. L’animal émet un cri incroyablement aigu tandis que Ros et les hommes s’activent pour lui passer rapidement le collier émetteur autour du cou. Ce cri perçant d’alarme et de colère nous fait réaliser à quel point le fait d’être tenue par la queue ne semblait guère la gêner, du moins en comparaison. Elle crache son venin sur le sol et défèque, tout en essayant de s’échapper, mais une fois l’opération terminée, le collier est autour de son cou, bien en place et en état de marche. Trente secondes se sont peut être écoulées. Ils la saisissent à nouveau par la queue et elle se calme rapidement.
Nicolas Corona pose avec le solénodon après qu’il a été équipé d’un collier émetteur. Notez la poignée de sa fidèle machette en bas à droite. Photo de Ros Kennerley.
Nous suivons Nicolas tandis qu’il transporte la femelle tout juste harnachée dans la forêt. Il la pose sur le sol, elle se faufile rapidement dans les broussailles, escalade quelques rochers, puis disparaît. À nouveau libre, mais ses mouvements informeront Ros sur la surface qu’elle parcourt, le nombre de terriers différents qu’elle utilise ou la surface de forêt qu’elle sillonne pour chercher de la nourriture. Si ces questions peuvent paraître anodines, elles sont d’une très grande importance pour des espèces risquant l’extinction et au sujet desquelles les scientifiques n’ont que peu de connaissances.
Une fois qu’elle a disparu, l’excitation semble retomber. L’animal que j’ai rêvé de voir pendant des années, le mammifère pas plus gros qu’un lapin et issu du crétacé pour lequel j’ai parcouru près de 5000 kilomètres vient brusquement d’apparaître puis de disparaître, retrouvant sa vie qu’on espère peu affectée par sa rencontre brève et soudaine avec un groupe d’humains. Et il nous faut maintenant retourner à nos propres vies, et il est déjà plus de minuit. Maintenant que nous avons capturé un solénodon, il est temps de reprendre le chemin de Pedernales, de manger un peu (car je suis affamé), puis d’aller se coucher. Mais toute la nuit durant mon sommeil (qui s’avère agité), je pense à elle, à ce petit solénodon, ce survivant énigmatique, cette créature captivante assez tenace pour survivre à plusieurs bouleversements géologiques et climatiques, et résistant à l’empreinte humaine qui ne cesse de grandir. Je ne peux m’empêcher de songer à son courage, jusqu’à ce qu’un coq au chant incessant me réveille.
Post-scriptum : le solénodon parviendra-t-il à survivre à l’Anthropocène ?
Le solénodon. Photo de Tiffany Roufs.
Si le solénodon a survécu à la météorite qui a fait disparaître les dinosaures, il ne parviendra peut-être pas à survivre à l’Anthropocène, l’âge des hommes. Le solénodon est actuellement répertorié comme « en danger » sur la liste rouge de l’UICN, mais bien qu’il soit connu des scientifiques depuis les années 1830, les deux espèces de solénodons (l’une d’elle se trouve sur l’île d’Hispaniola et l’autre, encore plus menacée, à Cuba) ont fait l’objet de très peu de recherches scientifiques et encore moins d’efforts de sauvegarde, du moins jusqu’aux dernières années.
En 2009, des défenseurs de l’environnement ont pris les choses en main et ont lancé Last Survivors Program, le premier programme de recherche et de préservation consacré au solénodon et à l’hutia (un rongeur arboricole de la taille d’un gros cochon d’Inde) sur l’île d’Hispaniola. Ce programme constituait un partenariat entre la fondation Durrell Wildlife Conservation Trust, la Sociedad Ornitológica de la Hispaniola, le programme EDGE, de la Zoological Society of London, et était financé par le programme Darwin Initiative du gouvernement britannique. Sans ce programme, je ne me serais jamais retrouvé en République dominicaine sur la trace du solénodon.
L’un des directeurs de projet de Last Survivor et expert en matière d’extinction des mammifères dans les Caraïbes, Samuel Turvey, a récemment expliqué à mongabay.com que « les solénodons ont longtemps été entourés de mystère au sein de la communauté zoologique mondiale, et que de nombreux explorateurs et naturalistes qui se sont rendus sur l’île d’Hispaniola par le passé les ont décrits comme faisant partie des mammifères les plus rares au monde ».
Toutefois, aucune étude systématique des populations de solénodons n’avait vraiment été entreprise avant la création de ce projet, qui fait état de nouvelles encourageantes pour les solénodons de République dominicaine.
Les solénodons ne sont pas « aussi menacés que l’on ne le pensait quand le projet ‘The Last Survivors’ a été lancé », Jose Nunez-Mino, le responsable des opérations sur le terrain, nous explique-t-il. « On trouve des solénodons sur une surface bien plus étendue que nous ne le pensions. […] Si les données que nous avons collectées sont correctes, il y a de fortes chances que nous puissions assurer la survie de cette espèce plutôt que d’avoir à la sauver de l’extinction, ce qui est une situation bien moins désespérée. »
Ros Kennerley travaille rapidement à la préparation d’un collier émetteur pour un solénodon. Photo de Tiffany Roufs. |
Malgré tout, les menaces auxquelles fait face le solénodon grandissent et se multiplient. La République dominicaine possède un vaste réseau de zones protégées (environ un quart du pays est protégé), mais ces parcs sont victimes d’espèces invasives, de la déforestation, du développement et de populations humaines qui ne cessent de s’étendre. À l’avenir, les découvertes de Ros Kennerley seront vitales pour déterminer ses besoins en matière d’habitat afin de le préserver de l’extinction.
Selon Nunez-Muno, il serait stupide de penser que [le solénodon] est hors de danger. Les fossiles indiquent que certaines espèces de mammifères de l’île d’Hispaniola maintenant éteintes étaient autrefois bien plus communes que le solénodon ; nous ne savons pas pourquoi elles ont disparu, mais nous pensons que cela a eu lieu relativement rapidement ».
En fait, des scientifiques ont découvert que l’île d’Hispaniola était autrefois un havre pour certains mammifères, notamment pour les paresseux terrestres, plusieurs hutias (dont un aussi gros qu’un ours), le rat du riz, des musaraignes, une espèce de singe et même une autre espèce de solénodon plus petite. Mais l’arrivée d’humains il y a environ 6000 ans et l’invasion européenne 4500 ans plus tard ont provoqué des vagues d’extinction après que des forêts ont été abattues, que des espèces invasives ont été introduites et que certaines espèces ont simplement été dévorées, jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Aujourd’hui, seuls deux des mammifères endémiques ont survécu : Solenodon paradoxus et Plagiodontia aedium aedium ou hutia de l’île d’Hispaniola, la dernière des familles d’hutia vivant sur l’île.
Les membres de The Last Survivor sont résolus à ne pas perdre ces deux espèces. Mais celles-ci doivent composer avec les 20 millions d’habitants vivant sur l’île et dont le nombre augmente à un rythme d’environ 1,3 % par an. Cela met en péril les forêts restantes, particulièrement dans la partie occidentale de la République dominicaine, près de la frontière avec Haïti. La situation d’extrême pauvreté que connaît Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère ouest, a poussé les immigrants vers les forêts environnantes, qu’elles soient protégées ou non.
Turvey explique que ces forêts « subissent de fortes pressions, en particulier à cause du défrichage que nécessite la production de charbon ».
Ros Kennerely ajoute que la situation est plus compliquée qu’elle ne peut le paraître à première vue.
Elle explique qu’en « République dominicaine, le défrichage de zones forestières pour la production de charbon, effectué légalement sur des terres privées et illégalement à l’intérieur de parcs nationaux, est souvent pratiqué par des Haïtiens, mais ceux qui profitent de ces activités sont autant Haïtiens que Dominicains. Il est possible de tirer des bénéfices du charbon lui-même, mais également du semis de culture après que les forêts ont été brûlées ».
Yimell Corona,un assistant, tenant par la queue un solénodon : c’est en fait la position la moins stressante pour l’animal selon les spécialistes. Photo de Tiffany Roufs. |
En plus de la demande en charbon, les forêts sont également abattues pour l’agriculture. Kennerley prend pour exemple un parc national de la chaîne de Baoruco, qui est victime de déforestation illégale pour la culture et l’export d’avocats.
Kennerley ajoute toutefois que « les terres deviennent rapidement trop pauvres pour les plantations, parfois seulement après quelques saisons ».
Même là où l’habitat du solénodon demeure intact et bien protégé, le mammifère menacé est confronté à des espèces qu’il était parvenu à éviter pendant plus de 60 millions d’années. Depuis l’arrivée des humains, l’île a été envahie de chiens, de chats, de mangoustes et de rats.
« Comme c’est le cas pour de nombreuses autres espèces anciennes vivant sur l’île, les solénodons évoluaient à l’origine dans un milieu dépourvu de mammifères prédateurs, donc l’introduction de telles espèces par les colons humains s’est aussi avérée désastreuse », Turvey dit-il, avant d’ajouter que « les solénodons semblent être particulièrement menacés par les chiens de ferme que l’on laisse en liberté sur les terres agricoles afin qu’ils chassent les mangoustes (un autre mammifère invasif), mais qui tuent également des espèces endémiques ».
Comme dans bon nombre de pays en développement, les chiens errants (qui sont rarement castrés) sont omniprésents en République dominicaine, ce qui a d’énormes répercussions sur la biodiversité locale. Pour mieux comprendre les impacts de ces chiens semi-sauvages, la chercheuse Jess Knapp de l’université d’East Anglia a récemment équipé des chiens errants de la région de colliers GPS et analyse actuellement leurs mouvements.
Les chats sont également très présents dans le pays, mais ils ne semblent pas poser pour les solénodons une menace aussi importante que les chiens.
Si les chercheurs et les défenseurs de l’environnement du Last Survivors Program ont été les premiers à analyser la répartition de l’animal sur le territoire ainsi que ses plus grandes menaces, ils ont également fait une découverte notable : le solénodon est toujours présent de l’autre côté de la frontière, en Haïti, mais seulement en petit nombre. En 2007, l’équipe a découvert des traces de fouilles typiques ainsi que trois solénodons morts dans les dernières forêts haïtiennes, dont un solénodon qui avait été mangé par un agriculteur.
Nicolas Corona (à droite) tenant un soledonon qu’il a capturé en compagnie de son assistant sur le terrain : Ramon « Moncho » Espinal (à gauche). Photo de Rosalind Kennerley. |
« La dernière population de solénodons connue en Haïti se trouve dans le Massif de la Hotte, une région montagneuse isolée à l’extrême sud-ouest du pays et qui possède l’un des plus hauts niveaux d’endémisme de l’espèce dans le monde », Turvey explique-t-il. « Toutefois, le massif subit d’immenses pressions en raison de l’extraction du charbon, et la couverture forestière restante est très mince. »
Turvey ajoute que « la sauvegarde en Haïti est un défi extrêmement difficile, mais que c’est un défi qui est également extrêmement important ».
Le solénodon est présent dans un dernier endroit : Cuba. Là-bas, une espèce distincte, le solénodon de Cuba (Solenodon cubanus), peine à survivre : actuellement classé comme gravement menacé, son extinction avait autrefois été annoncée avant qu’il ne soit redécouvert dans les années 1970. Malgré le fait qu’ils appartiennent à la même famille (et qu’ils partagent un seul genre), on pense que les solénodons d’Hispaniola et de Cuba sont séparés par 25 millions d’années d’évolution, ce qui signifie qu’ils sont plus distants dans le temps que ne le sont les singes de l’Ancien Monde, tels que les babouins et les macaques, et les grands singes, comme les gorilles, les orangs-outangs, et nous-mêmes.
« Il s’avère urgent de mener un travail de terrain de grande ampleur pour mieux comprendre le statut de ces populations et les principales menaces auxquelles sont confrontés les [solénodons cubains] », Turvey explique-t-il.
Mais même le solénodon d’Hispaniola (qui a reçu une brève vague d’attention, gagnant notamment sa place sur l’arche imaginaire de David Attenborough, parmi les dix espèces que le célèbre documentariste britannique aurait sauvées de l’extinction) peut être l’objet d’un désintérêt soudain. Le Last Survivors Project en République dominicaine s’est achevé à la fin 2012, se concluant avec une réunion nationale destinée à discuter de la préservation de l’espèce.
« L’une des réalisations finales de ce projet a été la création d’un plan d’action pour les espèces Creative Commons 3.0 Species Action Plan mobilisant un grand nombre d’acteurs issus d’organisations gouvernementales et non gouvernementales ainsi que de la société civile », Nunez-Mino explique-t-il. « Des projets sont toujours menés par différentes organisations impliquées dans ce processus. »
C’est dans la mosaïque des paysages de la République dominicaine que l’on retrouve fréquemment le solénodon, à savoir dans les forêts, à proximité des terres agricoles et dans des pâturages. Photo de Tiffany Roufs.
Avec la fin de ce projet, le solénodon se retrouve à nouveau sans programme de sauvegarde lui étant consacré, mais le projet a attiré l’attention sur cette espèce à une échelle locale et internationale. Pendant ce temps, Small Mammal Specialist Group, le cadre de la Commission pour la survie des espèces de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), fournira une expertise et des conseils de manière continue sur la préservation du solénodon.
Nunez-Mino ajoute qu’il y a « toujours l’espoir que le ministère de l’Environnement de la [République dominicaine] s’implique davantage dans la sauvegarde à long terme de cette espèce unique ».
Toutefois, à l’heure actuelle, le gouvernement semble ne pas vouloir prendre au sérieux la question de la sauvegarde du solénodon. En effet, le ministre de l’Environnement dominicain, Bautista Rojas Gómez, a très récemment envoyé des bulldozers détruire une partie de la réserve biologique Charco Azul, qui abrite une espèce d’iguane gravement menacée et une population de solénodons dont l’existence a été récemment confirmée.
Comme le souligne Turvey, « au bout du compte, la biodiversité endémique d’Hispaniola ne survivra qu’à la condition que le pays parvienne à préserver une assez grande surface d’habitat forestier de bonne qualité. Sauvegarder les forêts uniques et magnifiques de la République dominicaine est un objectif de conservation prioritaire, et il nécessite un appui politique fort et engagé, sans quoi ces écosystèmes clés risquent d’être dégradés et perdus dans un futur très proche. »
Au final, la plus grande des menaces pour la survie du solénodon est l’anonymat. Si le tigre n’était pas aimé partout dans le monde et protégé par des lois, des parcs, des engagements gouvernementaux et des centaines de millions de dollars, il serait aujourd’hui éteint. Or le tigre est l’une des espèces les plus facilement reconnaissables : il est grand, beau et il fait rêver. Ce n’est pas le cas de la plupart des espèces dans le monde, parmi lesquelles le solénodon. Mais si nous perdons ce fossile vivant à l’allure si singulière, nous nous priverons non seulement d’une espèce à part entière, mais également d’une véritable merveille et d’un témoignage en chair et os de la ténacité de la vie.
Le solénodon, animal nocturne et bien camouflé, est presque impossible à voir, on peut encore moins l’attraper. Photo de Tiffany Roufs.
Le solénodon fait environ la taille d’un rat. Photo de Tiffany Roufs.
Des forêts karstiques et des mangroves : Le parc national d’Haïti abrite aussi des solénodons. On a trouvé des survivants des dinosaures dans beaucoup plus d’endroits du pays qu’escompté. Photo de Jeremy Hance.
Le solénodon d’Hispaniola. Photo de : Photo de Jose Numez-Mino/Creative Commons 3.0.