- Dans cinquante ans, en 2075, les températures des océans devraient augmenter de 2 °C à 5 °C. Le réchauffement est déjà en train de transformer les pêches dans le monde entier, et des changements encore plus dramatiques sont attendus à mesure que les poissons se déplacent vers des latitudes plus froides.
- Ces migrations de poissons changeront les profils écosystémiques et auront probablement des conséquences inattendues même dans des endroits éloignés des poissons. Elles pourraient également bouleverser les communautés de pêcheurs, à la fois sur le plan socioéconomique et sur le plan social.
- Il existe toutefois des solutions potentielles pour éviter les effets les plus catastrophiques sur les pêcheurs et les écosystèmes, notamment la mise à part de certains écosystèmes comme aires marines protégées, le changement des stratégies de gestion de pêche et la formation des communautés pour leur apporter des revenus supplémentaires.
Le lac Tchad se trouve à près de 1 130 kilomètres de l’océan, mais Nwamaka Okeke-Ogbuafor craint qu’il ne s’agisse d’un aperçu de ce qui attend les pêches africaines et tropicales.
À cheval sur quatre pays à la limite sud du désert du Sahara, le lac Tchad a commencé à s’assécher dramatiquement lors d’une série de sécheresses dans les années 1970 et 80. Même si le lac a arrêté de rétrécir dans les années 1990, semblant stable ou même en croissance sur les 20 dernières années, de nombreuses communautés de pêcheurs autour du lac ne se sont jamais remises. En proie à la pauvreté et à la famine, certains anciens pêcheurs et leurs familles vivent dans des camps de l’ONU pour les personnes déplacées, qui vont bientôt être à court de financement. Certains sont partis pour une nouvelle vie dans d’autres pays. D’autres ont rejoint Boko Haram, un groupe insurrectionnel islamiste, dans un dernier acte de désespoir.
« Les communautés ne sont plus soudées, c’est un désastre complet », dit Okeke-Ogbuafor, une sociologue spécialisée dans les communautés de pêcheurs des zones tropicales africaines. « Il ne s’agit pas que de précarité alimentaire, il y a une érosion des savoirs communautaires et culturels ».
On estime que le poisson représente une source essentielle de protéines pour 3,2 milliards de personnes dans le monde. Dans certains pays tropicaux en développement, le poisson peut représenter jusqu’à 70 % du régime alimentaire. Mais au cours des 50 prochaines années, le réchauffement des eaux va bouleverser les communautés de pêcheurs, et modifier les règles des écosystèmes et des industries dans le monde entier.
Mongabay a interrogé cinq experts sur les changements qui vont toucher les différentes pêches d’ici à 2075 et les solutions qui pourraient aider à empêcher le pire.

Déplacements de poissons à venir
Le changement climatique est imprévisible, mais les experts s’accordent sur une tendance : à l’échelle mondiale, les poissons vont se déplacer des latitudes plus basses vers des latitudes plus élevées. La raison en est simple : physiologiquement les organismes marins ont évolué pour vivre dans des plages de températures étroites. À mesure que les températures augmentent, les créatures vont migrer, si elles le peuvent, en se déplaçant des zones chaudes de l’équateur en direction des pôles plus froids.
Cette tendance de base va avoir des répercussions négatives multidimensionnelles. Dans les tropiques, cette migration générale provoque l’inquiétude d’Okeke-Ogbuafor pour les communautés de pêcheurs ; sa recherche en Afrique de l’Ouest montre déjà que des pêcheurs rencontrent des difficultés alors que des espèces quittent leur habitat historique. Les pêcheurs lui ont dit que les savoirs autochtones des lieux de pêche, ainsi que des moments où pêcher en toute sécurité ne sont plus valables.
Les pêcheurs doivent aller plus loin pour trouver des poissons. Ils doivent également dépenser plus d’argent pour le carburant que ce qu’ils obtiendront pour leurs maigres prises.
« Le montant qu’ils investissent, ils le perdent toujours », dit Okeke-Ogbuafor.
Et étant donné qu’il y a moins de poissons, Okeke-Ogbuafor explique qu’elle voit de plus en plus de pêcheurs ne pas respecter les réglementations locales destinées à réduire la surpêche.
« Certains vont pêcher là où les poissons pondent leurs œufs et attrapent des petits poissons pour approvisionner des entreprises qui les broient et les exportent vers l’Europe sous forme de farine de poisson », dit-elle. « Ils attrapent n’importe quoi. C’est de la survie, tout ce qui passe à leur portée ».
Les prévisions d’Okeke-Ogbuafor pour ces pêches en 2075 sont sombres : une tendance qui se poursuit, et empire même, si les gouvernements ne font rien. Les pêcheurs devront être formés à d’autres métiers ou recevoir un revenu supplémentaire. Jusqu’ici, Okeke-Ogbuafor ne voit pas de mouvement allant dans le sens de ce type d’adaptation.
« Dans la plupart des pays d’Afrique, nous ne sommes même pas préparés. Nous n’avons pas les finances, nous n’avons pas les alternatives », dit-elle.
Des tendances similaires sont attendues dans tous les tropiques. Une étude de 2022 prévoyait que 23 % des stocks de poissons partagés entre plusieurs pays modifieraient leurs habitats historiques d’ici à 2030, et 45 % d’ici à 2100. Les Caraïbes, l’Amérique latine, l’Océanie et l’Asie du Sud devraient voir leurs stocks se déplacer plus tôt qu’ailleurs. Les zones de pêche situées dans des mers partiellement fermées comme la Méditerranée, où les poissons n’ont nulle part où aller, pourraient disparaître.

Bouleversements aux pôles
Au niveau des pôles, les écosystèmes verront l’autre extrémité de cette tendance, tandis que les poissons se déplacent des écosystèmes plus chauds jusque dans des eaux plus froides. Alors que des parties de l’Arctique et de l’Antarctique deviennent plus chaudes, et sont exemptes de glace pendant une plus grande partie de l’année, ces déplacements ont déjà déclenché des querelles à petite échelle entre des pays du Nord.
Mais, malgré les rumeurs sur de nouveaux lieux de pêche potentiels, Maxime Geoffroy, un chercheur à l’Institut marin de l’université Memorial de Terre-Neuve, s’attend à ce que les poissons en migration soient confrontés à d’autres facteurs limitants en raison des conditions extrêmes des pôles. Les poissons des latitudes plus basses pourraient avoir des difficultés à s’adapter à la durée du jour et à l’obscurité, en particulier si la lumière leur sert de signal pour se nourrir. La reproduction pose une autre difficulté : la plupart des poissons polaires pondent en hiver, de manière à profiter pleinement de la brève profusion de nourriture disponible pendant l’été. Les espèces ayant évolué pour se reproduire pendant les mois chauds, qui sont habituées à ce que de la nourriture soit disponible en automne, pourraient manquer le buffet fugace de l’été.
Même si les pôles connaissent des étés plus chauds, les températures hivernales représenteront un choc pour les espèces des latitudes plus basses.
« S’il fait assez froid pour les tuer en un mois seulement au lieu de trois mois, cela les tue quand même », dit Geoffroy, dont les recherches portent sur l’écologie marine arctique.
Tous ces éléments signifient que les mers polaires changeront probablement plus lentement que les tropiques, ce qui les protégera des pressions de la pêche. La haute mer de l’océan arctique central fait aussi actuellement l’objet d’un moratoire international de 16 ans sur la pêche, pour donner le temps aux chercheurs de comprendre les changements qui le touchent.
« De nombreux pays sont intéressés, mais la réalité est qu’il n’y a probablement pas de stocks viables dans la région à court ou moyen terme », dit Geoffroy. Il dit qu’il pense plutôt que les plus grands changements d’ici à 2075 auront lieu dans des endroits avec des pêches établies, comme la mer de Barents au large de la Norvège et de la Russie, et la baie de Baffin entre l’est du Canada et le Groenland. Plutôt que des invasions totales par des espèces du sud, Geoffroy pense que certaines espèces déjà présentes dans la région deviendront relativement plus dominantes. Il explique qu’il voit déjà une telle situation se produire avec des espèces comme le capelan (Mallotus villosus), la morue polaire (Boreogadus saida) et les sébastes (Sebastes spp.).

Difficultés de gestion
Les poissons ne respectent pas les frontières. En revanche, les frontières sont essentielles aux humains pour diviser l’accès aux poissons. Alors que le changement climatique redistribue les poissons, ce phénomène va poser des difficultés particulières à la gestion des pêcheries : la science et les politiques destinées à expliquer aux populations où, quand et quelles quantités pêcher.
« Tout est établi… sur la base des modèles que nous avons observés historiquement, il va donc être nécessaire d’adapter la prise de décision », dit Graham Pilling, le chef du Programme pêche hauturière du Secrétariat de la Communauté Pacifique, qui fournit des recommandations scientifiques sur le thon et d’autres espèces océaniques migratrices aux pays et territoires insulaires du Pacifique. Ce rôle comprend de prévoir l’abondance et les mouvements de ces stocks de poissons avec le changement climatique. Comme le dit Pilling, « les thons seront dans des endroits différents de là où nous les voyons aujourd’hui ».
Les débarquements de thons sont déjà en déclin alors que les thons changent leurs schémas de migration, et les scientifiques prévoient que les prises de thons diminuent de plus de 30 % d’ici à 2050. De nombreux pays pêchent ces stocks, et dans le Pacifique ouest et central, les permis de pêche payés par des pays étrangers représentent des revenus importants pour les pays insulaires du Pacifique. Une grande partie de ce thon est également transformé dans les pays et territoires insulaires du Pacifique.
Avec le changement climatique, les thons vont de plus en plus se déplacer en haute mer, où les droits de pêche sont gérés par des accords internationaux. Cela pose un gros problème aux pays insulaires qui comptent sur l’argent du thon. À Tuvalu, Tokelau et Kiribati, par exemple, la pêche au thon représente au moins 50 % des revenus nationaux.
Au Secrétariat de la Communauté Pacifique, Pilling dit que le changement climatique est désormais à l’ordre du jour à toutes les réunions, et son travail dans le cadre du Programme pêche hauturière consiste en partie à repérer des indicateurs du changement climatique. Il dit que les processus de prise de décision concernant la gestion des pêcheurs devront être adaptés à mesure que le changement climatique provoque d’autres transformations.
« [La gestion] commence à s’adapter, mais ça ne va pas être facile », dit-il.
En effet, plusieurs experts disent que les pays devront peut-être s’éloigner de la gestion traditionnelle des zones de pêche, qui est principalement dédiée à atteindre le maximum de prises possible. Au lieu de quoi, les gestionnaires pourraient mettre en place des approches de gestion basées sur les écosystèmes, dans lesquelles les quotas sont basés sur les interactions entre les espèces et leur environnement. Celles-ci comprennent des stratégies de gestion adaptatives : par exemple, si une zone est touchée par une vague de chaleur marine, les quotas des espèces sensibles à la température devraient diminuer.
Vicky Wing Lee Lam, une économiste des pêches avec l’initiative Sea Around Us de l’Université de Colombie-Britannique au Canada, a également souligné l’importance de la gestion communautaire, qui donne aux pêcheurs et aux communautés côtières un rôle plus important dans la gestion des ressources marines dans leurs environs. En Colombie-Britannique, la gestion communautaire incorpore de plus en plus le savoir écologique traditionnel (SET) des tribus des Premières Nations locales.
Mais, Okeke-Ogbuafor prévient que les stratégies de gestion communautaire ne fonctionneront pas partout. Elle explique qu’elle a observé que, dans les pays qu’elle étudie, les gestionnaires peuvent être particulièrement vulnérables aux pressions sociales.
« Un pêcheur vient et dit, « si vous voulez que je paie des amendes, ou que je ne pêche pas avec un filet monofilament, alors comment je vais nourrir ma fille ? », explique-t-elle. « Lorsque quelqu’un dit “Je n’ai pas à manger chez moi”, ces personnes se connaissent, et elles ne peuvent pas imposer les règles ».

Des répercussions distantes
Comme un caillou jeté dans une mare, l’impact des changements touchant les zones de pêche ne sera pas ressenti que dans les endroits où le changement est le plus marqué. Il se propagera plus loin et touchera des endroits partout dans le monde.
Par exemple, Lam dit qu’elle prévoit que la pêche à l’anchois péruvienne va décliner au cours des 50 prochaines années, car ce petit poisson riche en protéines peine à s’adapter à des eaux plus chaudes. Ce déclin sera ressenti à des milliers de kilomètres en Norvège, où une industrie de l’aquaculture en croissance dépend de l’anchois pour la nourriture des poissons d’élevage. Des études sont déjà en cours pour trouver des sources alternatives de protéines.
Lam a de même donné l’exemple de l’industrie de conserve de thon qui emploie directement plus de 20 000 personnes rien qu’en Espagne et qui pourrait être fragilisée à mesure que les débarquements de thons du Pacifique diminuent.
Même si de nombreux écosystèmes et communautés ressentent déjà les effets du changement climatique, les experts disent que les pires effets potentiels peuvent encore être évités. Cependant, cela exigera des changements majeurs, et rapides.
La toute première priorité est de maîtriser la surpêche afin d’accroître la résilience des populations de poissons, Enric Sala, un chercheur en biologie marine et fondateur de National Geographic Pristine Seas. Il explique que cela s’applique principalement à la pêche industrielle, réalisée par d’énormes navires de pêche hautement efficaces qui restent en mer pendant des mois et attrapent des milliers de tonnes de poissons.
« La pêche industrielle comme elle est faite aujourd’hui est tout à fait intenable », dit Sala. « L’avenir de la pêche passe par la réduction de la pêche industrielle… et la relance de la pêche artisanale à petite échelle, qui a disparu dans de nombreux endroits ».
L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de l’ONU a estimé qu’en 2024, un tiers des stocks de poissons du monde étaient surexploités. Une proportion encore plus grande est entièrement exploitée, ce qui signifie que ces stocks ne peuvent pas supporter une pression accrue, sous peine d’être surpêchés.
L’organisation Pristine Seas de Sala se concentre sur une solution visant à soulager cette pression : les aires marines protégées (AMP), des zones où la pêche est limitée ou complètement interdite. Même si cela semble contradictoire, Sala explique que les AMP ne rendent pas seulement un écosystème plus résilient au changement climatique, elles permettent également d’améliorer les prises pour les pêcheurs locaux.
« Même dans un océan de plus en plus chaud, les zones de pêche interdite maintiennent une plus grande biomasse, et nous voyons dans nos études qu’elles sont plus résistantes aux vagues de chaleur marines », dit Sala. Il donne l’exemple des récifs protégés des îles de la Ligne méridionales à Kiribati : un événement El Niño y a tué la moitié des coraux en 2015-16, mais, lorsque l’équipe de Sala est revenue cinq ans plus tard, les récifs semblaient s’être presque entièrement remis, alors que les zones non protégées à proximité n’ont pas récupéré de la même façon.
Les populations en croissance dans ces aires protégées « débordent » ensuite dans les aires non protégées, dit Sala, dynamisant ainsi les prises de pêche des communautés environnantes.
« Nous avons des centaines d’exemples de communautés qui ont décidé de protéger une zone… puis de pécher de façon responsable autour », dit-il. « Ils attraperont les mêmes quantités ou plus, grâce aux retombées de la zone, et, étant donné qu’ils pêchent localement, ils augmentent leurs profits ».
Les APM ne sont pourtant pas une solution miracle. Même si les experts les voient comme un outil prometteur, ils disent que les APM doivent être adaptées pour les ajuster aux communautés et aux écosystèmes particuliers. Par exemple, Pilling cite des résultats mitigés de la littérature scientifique sur l’opportunité des AMP pour les poissons migrateurs sur de grandes distances, comme le thon. Et Okeke-Ogbuafor indique que les habitants peuvent simplement ignorer une zone de pêche interdite si la communauté n’a pas les ressources pour la surveiller et faire appliquer l’interdiction.
En gardant à l’esprit les ressources limitées, l’un des projets de recherche d’Okeke-Ogbuafor forme des pêcheurs vulnérables à mettre en place des activités d’aquaculture comme source supplémentaire de revenus. Elle dit qu’elle a observé des résultats prometteurs de ce travail direct avec les pêcheurs sur ces projets : lorsqu’elle a appris en Sierra Leone que les poissons d’élevage étaient considérés comme moins nutritifs, elle a travaillé avec les éleveurs pour développer une alimentation fabriquée localement dans laquelle ils avaient confiance. Les retours des pêcheurs ont également poussé le projet à utiliser de réservoirs pliables, qui sont plus faciles à déplacer et à démonter lorsqu’ils ne sont pas utilisés, et à placer les réservoirs à l’ombre des arbres pour conserver des températures plus fraîches dans l’eau.
Toutefois, elle aborde également la perspective selon laquelle, alors que les poissons s’éloignent des pays tropicaux pauvres, les pays plus au nord qui bénéficient de cette migration pourraient participer à un accord de partage des profits pour soutenir les personnes ayant perdu leurs moyens de subsistance. Pilling dit qu’il a entendu des conversations similaires parmi les communautés insulaires du Pacifique. Ces discussions incluent le fait de donner aux pays insulaires du Pacifique un accès spécial, que ce soit aux poissons migrateurs eux-mêmes ou aux revenus de leur exploitation, même si ces poissons se déplacent en haute mer, et le fait de permettre à ces nations de conserver leurs droits de pêche dans leurs eaux territoriales, même si leurs îles disparaissent avec la montée du niveau de l’eau.
« C’est ce qu’ils appellent une question de justice climatique », dit Pilling. « Et au bout du compte, ça a un sens… si l’on considère que les conséquences seront désastreuses pour les îles du Pacifique, alors que les causes [du changement climatique] n’ont rien à voir avec les îles du Pacifique ».

Image de bannière : Des thons jaunes, l’une des sept espèces de thon commerciales, essaient d’échapper à un filet de senne aux Seychelles. La pêche est la deuxième plus grande industrie sur cette petite île du Pacifique et comme beaucoup d’autres, elle fait face à des pertes importantes de revenus alors que les thons modifient leurs schémas de migration vers la haute mer sous l’effet du changement climatique. Image de Marc Taquet/Ifremer.
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 13 août, 2025.