- Les concombres de mer sont très prisés en Asie de l’Est, où ils sont utilisés dans la médecine traditionnelle.
- En raison de la forte demande pour ces animaux marins, leur population a chuté de manière vertigineuse en Tanzanie et ailleurs, plaçant de nombreuses espèces sur la liste rouge de l’UICN.
- Le gouvernement, qui avait interdit leur exportation depuis la Tanzanie continentale en 2003, a récemment commencé à encourager leur culture et leur élevage.
ÎLE MAFIA, Tanzanie – La barbe blanche flottant dans les eaux turquoise, Waziri Mpogo plonge sous la surface à quelques centaines de mètres d’une plage bordée de palmiers. Il retient son souffle et se dirige vers les herbiers marins et émerge soudain de l’eau, un tube jaune et visqueux à la main. La chose en question est épineuse et épaisse, mesure environ 15 centimètres de long et contient un petit trou à l’une de ses extrémités. Il la montre du doigt avec excitation en remontant à la surface.
Il s’agit d’un concombre de mer, un Thelenota ananas, « une holothurie ananas », pour être exact. C’est l’un des centaines de spécimens qui vivent en liberté sur les fonds marins de l’exploitation Mpogo Ocean Ranching Ltd, au large de l’île de Mafia, en Tanzanie. Elle n’en a peut-être pas l’air, mais cette espèce, qui ressemble étrangement à une limace et se nourrit sur les fonds marins en rampant, est l’une des espèces les plus précieuses de la côte est-africaine de l’océan Indien. Et, c’est pour cette raison qu’elle est braconnée et menacée d’extinction ici, en Tanzanie, et dans le monde entier. Cette large ferme sous-marine de 67 hectares (166 acres), s’inscrit dans les efforts déployés par le Gouvernement tanzanien, pour réguler le commerce des concombres de mer et aider leur population à se reconstituer.

Mpogo brandit le sujet cylindrique ondulant au-dessus de la surface, le sourire aux lèvres. Mpogo a 67 ans, une carrure imposante et une prestance d’aîné, mais dans l’eau, il redevient presque un enfant, zigzaguant entre les herbiers marins et taquinant les crabes tout en rassemblant son « troupeau », qu’il dépose dans un seau sur son petit bateau. Sur cette île, il est connu sous le nom de « père » de l’élevage extensif de concombres de mer, et son activité, c’est sa passion.
« Les concombres de mer sont une espèce en voie de disparition », dit-il, les vagues lui tapotant le menton. « Avec le projet que j’ai lancé, j’espère bien contribuer à augmenter leur population ».
Les 65 000 habitants de l’île de Mafia vivent presque tous, d’une manière ou d’une autre, des ressources de l’océan. Moins animée que sa cousine du nord Zanzibar, un aimant à touristes, l’île de Mafia reste une destination de renommée mondiale, pour la plongée sous-marine et la plongée avec masque et tuba, et pour ses excursions à la rencontre des requins-baleines. Le littoral de sable blanc est parsemé de petits villages de pêcheurs et de leurs bateaux monomoteurs qu’ils utilisent pour gagner leur vie.

Ces derniers temps, les bonnes prises se font cependant plus rares. La surpêche a, en effet, entraîné une chute drastique des stocks de poissons, obligeant les pêcheurs à s’éloigner des côtes. Ces concombres de mer pourraient donc représenter une solution pour les habitants locaux.
La ferme sous-marine de Mpogo, située au large de l’île de Mafia, a été fondée en 2023, mais le commerce des concombres de mer n’est pas nouveau en Afrique de l’Est. C’est en 1970, avec l’arrivée des commerçants chinois, que le commerce d’échinodermes a pris tout son essor. Les échinodermes sont une famille d’animaux marins comprenant entre autres les étoiles de mer et les oursins. Après un fumage lent et un séchage à la flamme nue, les concombres de mer sont exportés en Asie de l’Est, où ils sont considérés comme une spécialité culinaire, appelée bêche-de-mer. Parfois, ils sont également réduits en poudre et utilisés pour traiter l’impuissance, la fatigue et autres affections médicales.
L’explosion de la demande de concombres de mer a permis de remplir les comptes des négociants tanzaniens, mais dans les années 1990, leur population s’est effondrée. En 2003, le gouvernement tanzanien a mis en place une interdiction des exportations en provenance du continent, après que les chercheurs ont pris conscience de l’ampleur du déclin.
Mais la Tanzanie n’est pas le seul pays confronté à ce fléau. Aujourd’hui, la plupart des espèces de concombres de mer les plus précieuses sont en danger et figurent sur la liste rouge de l’UICN (l’Union internationale pour la conservation de la nature). Lorsqu’ils sont menacés, les concombres de mer peuvent régurgiter une partie de leurs intestins pour se défendre contre leurs prédateurs. Cette technique peut fonctionner sur les crabes et les petits poissons, mais pour les humains, ce n’est rien de plus qu’une sensation collante et désagréable. Lents à se déplacer, faciles à repérer et encore plus faciles à capturer, ils ont pratiquement disparu des côtes du monde entier.
Sur les marchés d’Asie de l’Est, les concombres de mer séchés peuvent atteindre des prix exorbitants, jusqu’à des centaines de dollars par kilogramme pour certaines espèces. Ces profits considérables ont contribué à alimenter un marché noir florissant et ont transformé ce commerce en une activité très lucrative. Au Japon, les familles criminelles yakuza sont impliquées dans le commerce illégal de concombres de mer, et des fusillades en mer ont même été signalées entre pêcheurs rivaux au Mexique, sur la côte du Yucatán.

Leur disparition des écosystèmes côtiers et sous-marins a un coût environnemental. En tant qu’« agents de la bioturbation », les concombres de mer jouent un rôle capital dans le labourage et l’entretien des fonds marins, notamment en favorisant la croissance des herbiers marins et des algues qui nourrissent d’autres espèces. Certaines études révèlent qu’ils contribuent à maintenir les récifs coralliens en bonne santé.
« Ils transfèrent les nutriments de la couche supérieure du substrat vers le fond, favorisant ainsi le développement du benthos que l’on trouve dans les écosystèmes des herbiers marins et des récifs coralliens », explique Victor Kaiza, chercheur en écologie aquatique et spécialiste de l’aquaculture auprès de l’Agence tanzanienne d’éducation et de formation sur la pêche.
Même si l’interdiction d’exporter les concombres de mer semblait bien ficelée sur le papier, elle n’a cependant pas été appliquée de manière rigoureuse, et comportait une faille importante : Zanzibar, une île semi-indépendante bénéficiant d’un certain degré d’autonomie et d’un statut particulier, n’était pas concernée par la décision. Les commerçants de Zanzibar, qui ont depuis longtemps servi d’intermédiaires avec les importateurs d’Asie de l’Est, ont en effet continué à acheter des concombres de mer récoltés illégalement sur le continent.
« Le problème, c’est que les gens avaient déjà pris goût à l’argent », indique Kaiza. « La récolte et la pêche des concombres de mer étaient gérées tel un cartel dans la plupart des régions de la Tanzanie continentale ».

En réaction à la flambée des prix de la fin des années 2010, le gouvernement tanzanien a décidé de redoubler d’efforts, pour rendre le commerce de ces animaux marins mieux réglementé et pour promouvoir la transparence. En 2019, il a commencé à encourager les activités d’élevage en mer, comme celle de Mpogo, à assurer une formation aux entrepreneurs potentiels et à offrir une voie d’accès à l’obtention de licences d’exportation pour la première fois depuis l’interdiction instaurée en 2003.
Kaiza a formé environ 300 personnes aux projets d’aquaculture. Des dizaines d’exploitations ont ouvert sur le continent. Celle de Mpogo a été la première sur l’île de Mafia.
Le concept d’élevage de concombres de mer en pleine mer et en liberté, a germé dans la tête de Mpogo, il y a plusieurs dizaines d’années. Adolescent, Mpogo connaissait un commerçant chinois qui travaillait sur l’île de Mafia. Cet homme l’avait initié au fumage des concombres de mer, ainsi qu’à leur préparation pour les intégrer dans différents plats. Leur goût lui avait plu, similaire à celui du poulpe ou des crustacés.
Ses amis et voisins, en revanche, se montrent plus sceptiques. Le mot pour concombre de mer en swahili, est « jongoo bahari », que l’on pourrait traduire par « mille-pattes de l’océan ». L’appellation n’a rien d’alléchant, et lorsqu’il propose de le cuisiner à ses invités, ces derniers se montrent rarement enthousiastes.
« Les gens ne l’aiment pas à cause de son nom », explique-t-il. « Ma famille non plus ne l’aime pas, et pour les mêmes raisons ».

Malgré les avis locaux mitigés, le commerce des concombres de mer entre l’Afrique de l’Est et l’Asie de l’Est se porte plutôt bien, pour le meilleur et pour le pire. Selon l’organisation non gouvernementale de défense des espèces sauvages TRAFFIC, entre 2012 et 2019, les cinq principaux producteurs d’Afrique de l’Est ont expédié plus de 3 millions de kilogrammes (6,6 millions de livres) de concombres de mer séchés vers Hong Kong uniquement. La Tanzanie représentait un peu moins de 500 000 kg (1,1 million de livres) de ce total, chaque kilogramme contenant entre 20 et 30 concombres de mer individuels.
Lorsque Mpogo a appris que le gouvernement allait légaliser leur élevage en dehors de Zanzibar, il a contacté son partenaire commercial. Après l’échec de leur production de noix de cajou sur l’île de Mafia, les deux partenaires ont vu dans cette nouvelle opportunité une perspective plus prometteuse.
Ils ont demandé aux chefs du village de Bongo, où l’exploitation est établie, l’autorisation de lancer leur nouvelle activité. Dans un premier temps, une petite parcelle de 4 hectares (10 acres) sur le littoral leur a été accordée. Les deux entrepreneurs ont réussi à se procurer 20 000 concombres de mer nouveau-nés, appelés « alevins », auprès d’une nourricerie située sur le continent, au prix d’environ 15 cents l’unité, pour démarrer leur activité – laquelle a suscité quelques froncements de sourcils en ville.
« Certaines personnes, même des responsables gouvernementaux, n’arrivent pas à comprendre le fond de sa pensée », indique Aboo Nasibu Chapa, un banquier de l’agence CRDB (une agence de la Banque de Tanzanie) de l’île de Mafia qui conseille Mpogo dans ses affaires. « Certains en arrivent à dire qu’il est fou, qu’il vieillit et qu’il a beaucoup de problèmes. Ils ne comprennent pas ce qu’il fait ».
Mais loin de se laisser décourager par ces individus sceptiques, Mpogo a choisi de développer son élevage avec une approche quelque peu différente des autres éleveurs : chez lui, les concombres ne sont pas enfermés dans un enclos.

Se qualifiant de défenseur de l’environnement dans l’âme, il voit d’un mauvais œil l’idée de confiner ses concombres de mer dans un espace restreint. En leur offrant un espace ouvert, non isolé du reste de l’océan, sa ferme sous-marine a l’aspect d’un écosystème prospère. Les tortues de mer et les poissons-globes viennent s’y nourrir, nageant au-dessus des herbiers, où ses cinq espèces de concombres de mer utilisent leurs minuscules pattes tubulaires pour se nourrir de sédiments marins.
Impressionnés par la bonne santé de l’écosystème de la ferme, qui attire poissons et autres espèces marines, les chefs du village ont décidé de lui octroyer le droit d’étendre son exploitation sur le littoral.
« [Les concombres de mer] ne peuvent pas être domestiqués comme les moutons, les chameaux ou les poules », explique Mpogo. « Ils ont besoin qu’on les protège, certes, mais si on les confine dans un endroit, on les prive des aspects importants de la vie. À certains stades, ils ont besoin des rayons du soleil, et à d’autres, ils ont besoin des profondeurs de l’océan ».
Sa technique d’élevage extensif sans clôture est respectueuse de l’environnement. Elle pose toutefois d’autres problèmes à son activité. À long terme, Mpogo souhaite que son exploitation serve d’exemple aux habitants de l’île de Mafia. Pour y arriver, il veut les sensibiliser et leur montrer que l’élevage extensif de concombres de mer est un moyen durable de gagner décemment sa vie. À terme, il prévoit même de vendre des alevins à ses voisins, afin qu’ils les utilisent pour créer leur propre activité.
En attendant, il dépense beaucoup d’argent pour tenir certains de ses voisins à l’écart.
Les habitants locaux sont autorisés à amener leurs bateaux sur son exploitation pour pêcher exclusivement des poissons, les concombres de mer étant interdits à la cueillette. Cela n’empêche toutefois pas certains d’essayer d’en capturer. La nuit, des plongeurs, en mission de braconnage, tentent de s’infiltrer. Il passe de nombreuses nuits à les attendre patiemment sur son bateau, et s’il n’est pas disponible, il paie des agents de sécurité pour empêcher les intrus de pénétrer sur son exploitation.

« Les vols continuent d’augmenter, du fait de la pénurie de ces créatures précieuses », déplore-t-il.
Les coûts liés à la mise en place et au développement de son exploitation s’accumulent. Jusqu’à présent, son partenaire et lui-même, ont dépensé près de 230 millions de shillings tanzaniens (soit près de 85 000 USD). Ils détiennent déjà un permis pour l’élevage et la récolte des concombres de mer, mais attendent que le gouvernement leur donne l’approbation environnementale finale.
« Le concombre de mer fait partie des espèces menacées de disparition, le gouvernement doit donc veiller à limiter leur élevage et à le réguler. Pour la récolte et l’exportation, vous devez obtenir l’aval du Gouvernement, afin qu’il sache exactement ce qui se passe et combien vous produisez », explique Chapa.
De retour sur la terre ferme, Mpogo dépose un sac de concombres séchés sur la table d’une petite cabane. Dans l’océan, ils sont souples et doux au toucher, épousant délicatement la forme de votre main lorsque vous les cueillez. Ceux-ci, transformés et fumés, sont en revanche coriaces et durs.

Les deux associés attendent les permis environnementaux et d’exportation qui leur permettront de les vendre à l’acheteur étranger approprié. Les concombres de mer seront ensuite emballés et expédiés vers les marchés de Hong Kong ou de Shanghai, où ils finiront leur voyage dans une assiette ou dans un bocal d’apothicaire.
« À mon avis, il va gagner beaucoup d’argent », dit Chapa.
Mpogo dispose soigneusement les concombres de mer en piles, en indiquant le prix que chacun devrait rapporter : 350 USD le kilo pour le jongoo mchanga de « première qualité » et 250 USD pour le jongoo spinyo. C’est un travail de passion, mais c’est un travail, il souhaite donc voir un retour sur investissement, et si son activité peut contribuer au retour des concombres de mer sur l’île de Mafia, c’est encore mieux.
« Mon rêve est de faire de ce projet l’initiative numéro un en Afrique, afin d’encourager davantage de chercheurs à nous rendre visite et à nous aider à le développer », déclare-t-il. « C’est un bel endroit, les poissons y sont au calme, et c’est pour cela que je l’aime. Je ne veux pas voir les poissons ou les concombres de mer disparaître».
Image de bannière : Waziri Mpogo, de l’île de Mafia en Tanzanie, déposant dans un seau des concombres de mer récoltés dans sa ferme en pleine mer. Image d’Ashoka Mukpo pour Mongabay.
Citations:
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Cet article a été publié initialement ici en anglais le 12 mai, 2025.