- Les données et les images satellites montrent que l’abattage continue dans la riche forêt d’Ebo au Cameroun depuis 2022, malgré les avertissements des défenseurs de l’environnement et des communautés locales.
- L’exploitation forestière est menée par deux entreprises, SCIEB et la méconnue Sextransbois.
- Des spécialistes de la conservation avertissent des risques de conflits entre les abatteurs et les communautés locales en raison de l’accès perturbé.
- Le gouvernement camerounais indique qu’il a une « conscience écologique » et est attaché à la préservation des ressources sauvages du pays.
Au cœur du sud-ouest du Cameroun, la forêt d’Ebo est menacée par l’exploitation forestière. Cet écosystème riche et intact recouvrant 200 000 hectares est considéré comme un habitat critiquement important pour de nombreux animaux rares, notamment les chimpanzés du Nigéria-Cameroun (Pan troglydtes ellioti), qui utilisent des outils pour casser les noix de Coula et pêcher des termites. Ebo abrite également de nombreuses espèces en danger critique, comme des gorilles des plaines de l’Ouest (Gorilla gorilla gorilla) et des gorilles de la rivière Cross (Gorilla gorilla diehli), des éléphants de forêt (Loxodonta cyclotis) et l’une des deux seules populations de colobes roux du Cameroun (Piliocolobus preussi).
Historiquement, les habitats d’Ebo ont été relativement épargnés, moins de 0,3 % de la forêt primaire ayant été défrichée entre 2002 et 2021, selon des données satellites issues de la plateforme de surveillance Global Forest Watch (GFW). Pendant la même période, la région du littoral du Cameroun en a perdu près de 8 %.
Mais en 2022, malgré les avertissements répétés de défenseurs de l’environnement et des communautés locales, quant aux répercussions désastreuses sur la vie sauvage de la région, un groupe local de politiciens et d’hommes d’affaires a commencé la construction d’une route traversant la partie sud d’Ebo. Une autre route a coupé le nord-ouest d’Ebo en 2023, selon les données de GFW.
La déforestation s’est encore davantage intensifiée en 2024, les données et images satellites montrant la prolifération de ce qui semble être des routes forestières et des zones de défrichement associées dans le sud-ouest d’Ebo.
Il avait été envisagé de conserver la biodiversité unique de la forêt d’Ebo en faisant de l’écosystème un parc national. Mais ces plans ne se sont pas concrétisés en 2012 après qu’un grand nombre d’autochtones du peuple Banen s’y soient opposés, invoquant des craintes de se voir exclure de façon permanente de leur terre ancestrale. Et cela, malgré d’importantes campagnes de sensibilisation réalisées par des organisations de conservation. Le passage proposé au statut de parc national a également échoué en raison de l’insuffisance de financement et du manque de volonté et d’engagement politiques forts.
En 2020, le gouvernement a créé deux concessions d’exploitation forestière dans la forêt, mais une levée de boucliers des défenseurs de l’environnement l’a poussé à suspendre l’exploitation forestière. Cependant, trois ans plus tard, dans des circonstances douteuses, le gouvernement est revenu sur son plan d’origine de reclasser les unités de gestion forestière 07-006 (couvrant 68 385 hectares) et 07-005 (couvrant 65 007 hectares) et de les ouvrir à l’exploitation forestière commerciale.
Le gouvernement a attribué l’unité 07-005 à l’entreprise d’exploitation forestière SCIEB et l’unité 07-006 à Sextransbois, les deux en violation flagrante de la loi camerounaise, selon un groupe d’organisations de conservation. Dans une pétition commune du 24 avril 2024 adressée aux gouvernements européens et américains, le groupe fait remarquer que la procédure d’attribution n’était pas conforme, les attributions n’ayant pas fait l’objet d’un appel d’offres public et n’ayant pas reçu d’avis émanant d’une commission d’attribution interministérielle ni d’offres concurrentielles.
Des images satellites de Planet Labs consultées par le biais de Global Forest Watch montrent la prolifération de ce qui semble être des routes forestières et des zones de défrichement associées dans le sud-ouest d’Ebo en mai 2023 et octobre 2024.
« Les communautés locales du peuple Banen, qui ont des droits fonciers coutumiers précaires sont poussées à accepter l’exploitation forestière industrielle par de fausses promesses selon lesquelles ils pourraient retourner dans leurs villages ancestraux et recevoir de grosses sommes en taxes forestières », indiquait la pétition. « Les “consultations” entreprises ne sont en aucune façon conformes aux exigences du droit international des droits humains en matière de consultations et de consentement libre, préalable et éclairé ».
Les habitants disent que l’abattage continue dans la forêt d’Ebo, des camions transportant du bois sur les chemins de terre récemment créés jusqu’à la ville portuaire de Douala presque tous les jours. Les activités d’abattage sont menées par SCIEB et la méconnue Sextransbois, dont les activités sont en grande partie entourées de mystère ; très peu d’informations concernant la compagnie étant accessibles au public.
Sur l’Open Timber Portal du World Resources Institute, une plateforme destinée à promouvoir la transparence concernant l’abattage et le commerce du bois, Sextransbois est classée dernière sur les 131 entreprises d’exploitation forestière actives au Cameroun. Elle n’a téléchargé aucun des documents requis sur le portail, et n’a rendu publique aucune information liée à ses activités.
Toutes les tentatives de Mongabay visant à contacter Sextransbois et SCIEB pour obtenir des commentaires ont été infructueuses.
Contrairement à la version de 2020 du décret du Premier ministre destinant des parties de la forêt d’Ebo à l’exploitation forestière, la plus récente indique que « des enclaves seront créées à l’intérieur du domaine forestier » et que des plans seront établis « pour faciliter le retour des populations dans leurs villages ». Elle indique aussi que les concessions doivent être gérées conformément aux réglementations de protection des espèces sauvages, notamment à travers la mitigation des conflits humain-faune, du braconnage et de la criminalité faunique. Ces mesures de protection sont précisées dans le décret, en théorie, mais, en pratique, les défenseurs de l’environnement disent que la réalité est différente.
Lamfu Fabrice Yengong, un militant pour la protection des forêts de Greenpeace Africa, a expliqué que les enquêtes de suivi du bois du groupe montrent que des cargaisons de bois affluent sans arrêt de la zone de la forêt d’Ebo vers les ports de Douala et Kribi.
« Nous nous attendions à ce qu’après la suspension de la déclassification, il y ait un arrêt complet de toutes les activités de déforestation illégitime dans la zone », a-t-il dit, faisant remarquer que l’abattage progresse à un rythme exponentiel.
D’après Yengong, l’opacité des entreprises rend difficile toute démarche visant faire cesser leurs activités. « Mais la résistance continue », a-t-il dit.
AUn chercheur en écologie forestière, qui a demandé à rester anonyme pour des raisons de sécurité, a confirmé que les activités d’abattage dans la zone atteignaient vraiment des niveaux inquiétants.
Le chercheur a indiqué que Sextransbois ne marque pas les troncs de certains arbres qu’elle coupe, en violation des lois forestières, ce qui dissimule l’origine des troncs extraits de la forêt d’Ebo.
« De même, pour des raisons inconnues, nous avons vu que des troncs étaient abandonnés sur le terrain, alors que les réglementations stipulent que tous les arbres abattus doivent être vendus. Cela veut dire que le gouvernement camerounais a perdu de l’argent et que nous avons perdu de la biodiversité », a dit le chercheur. Il ou elle a également fait remarquer que la surveillance du terrain a été compliquée, car les tierces parties doivent demander la permission des entreprises avant d’entrer sur la zone ou elles risquent d’être accusées d’intrusion.
Anthony Agbor, spécialiste en stratégie de la conservation de la biodiversité et directeur des paysages à African Wildlife Foundation (AWF), a expliqué que la décision du gouvernement d’approuver des concessions d’exploitation forestière dans la forêt d’Ebo, malgré son rôle critique de séquestration de dioxyde de carbone, contribuera à une perte de biodiversité et au réchauffement climatique.
« Les activités d’abattage vont inévitablement entraîner le défrichement de grandes étendues de forêt intacte et la destruction d’habitats de nombreuses espèces, y compris des gorilles et des chimpanzés menacés. Ce qui pourrait aboutir à la perte irréversible d’espèces et de diversité génétique », a dit Agbor.
Il a également mis en garde contre d’éventuels conflits entre les abatteurs et les communautés locales en raison de l’accès perturbé de ces dernières aux ressources, et a ajouté que l’érosion du sol et la pollution de l’eau découlant des activités d’abattage pourraient également compromettre la qualité de l’eau pour les communautés locales.
Des membres de plus de 40 communautés Banen présentes autour de la forêt d’Ebo, qui dépendent de celle-ci pour leur survie et leur culture, ont également pris la parole.
« Il est très inquiétant que nos terres traditionnelles aient été transformées en propriété privée par l’État à des fins d’exploitation, et sans droit de retour pour notre peuple », a déclaré Victor Yetina, le chef du clan Ndikbassogog 1 et représentant de l’Association Munen Retour aux Sources, un groupe de défense des membres des communautés Banen.
“It is very concerning that our customary land has been turned into private property of the state, with the aim of exploiting it and with no right of return for our people,” said Victor Yetina, chief of the Ndikbassogog 1 clan and a representative of the Association Munen Retour aux Sources, an advocacy group of Banen community members.
Faisant état de préoccupations concernant l’avenir de leur forêt et de leur mode de vie, Yetina a expliqué qu’ils avaient poursuivi le gouvernement en justice pour faire annuler les concessions et arrêter la destruction de leurs terres ancestrales par les entreprises d’exploitation forestière.
« Personne ne peut accepter que son village, avec les tombes ancestrales, devienne la propriété de l’État. Soit nous sommes Camerounais soit nous ne le sommes pas », a-t-il dit, ajoutant qu’ils ont pris d’autres mesures, sans vouloir les préciser.
Le ministère des Forêts et de la Faune du Cameroun n’a pas répondu aux demandes répétées de commentaires. Mais le ministre des Forêts a précédemment reconnu la riche biodiversité de la forêt d’Ebo et déclaré que le gouvernement avait une « conscience écologique » qui le rend enclin à préserver les ressources sauvages du pays.
« Le Cameroun demeure une terre de conservation avec plus de 30 % du territoire consacré à la conservation, alors que le cap fixé par les Nations Unies est de 12 % », a déclaré le ministre Jules Doret Ndongo lors d’une conférence de presse en 2020. « Nous avons volontairement opté pour la gestion durable et participative. C’est d’ailleurs cette gestion durable des forêts qui permet à notre pays de demeurer, depuis toujours, un exportateur de bois, et surtout d’être attentif à la position des populations, des ONG et de la société civile. »
À l’époque, Ndongo avait déclaré que le Gouvernement était préoccupé par le contraste entre les énormes richesses forestières et l’extrême pauvreté des riverains, et avait appelé à corriger les dérapages de la gouvernance locale.
Cependant, Agbor de AWF a expliqué qu’il y avait plusieurs raisons d’être sceptique de l’engagement du gouvernement.
« Le Cameroun a des antécédents d’exploitation forestière illégale et d’application insuffisante des réglementations forestière. Cela soulève des doutes, quant à la capacité ou la volonté du gouvernement de surveiller et de contrôler efficacement les activités d’abattage dans la forêt d’Ebo », a-t-il dit, ajoutant que le manque de transparence dans l’attribution des concessions d’exploitation forestière et l’implication limitée d’autres acteurs suscitent davantage d’inquiétudes.
« L’insistance du gouvernement sur les bénéfices économiques de l’exploitation forestière, comme la création d’emplois et la génération de revenus, suggère que ces considérations pourraient l’emporter sur les inquiétudes pour la conservation de la biodiversité », a expliqué Agbor.
En 2020, un groupe de chercheurs, de spécialistes du développement et de défenseurs de l’environnement mené par Ekwoge Abwe, le responsable du projet de la forêt d’Ebo, a exhorté le Premier ministre à considérer un processus de planification de l’utilisation des terres plus inclusif.
« Des concessions de conservation ou d’autres innovations, grâce auxquelles l’État reçoit des droits d’exploitation du trésor public, alors que la forêt et ses ressources sont intactes et accessibles aux utilisations communautaires à faibles impacts, pourraient être une des solutions pour la forêt d’Ebo », ont-ils proposé.
D’autres alternatives durables proposées incluent le développement d’une industrie d’écotourisme responsable pilotée par les communautés, le développement de produits de la forêt autres que le bois, l’exploration de la vente de crédits carbone pour compenser des émissions ailleurs et la mise en place de paiements pour des services écosystémiques.
La forêt d’Ebo a un stock de carbone estimé à 35 millions de tonnes et contient une partie des derniers paysages forestiers intacts restant au Cameroun. En termes de biodiversité, il s’agit d’un écosystème critique qui abrite plusieurs espèces menacées, notamment certains des derniers singes drills sauvages (Mandrillus leucophaeus), des grenouilles Goliaths (Conraua goliath) pouvant mesurer jusqu’à 30 cm, plus de 300 espèces d’oiseaux, et au moins 12 espèces de plantes qui n’existent nulle part ailleurs sur Terre.
Alors que les tronçonneuses continuent à couper à travers la forêt d’Ebo, les défenseurs de l’environnement, les communautés locales et les spécialistes de la vie sauvage disent qu’ils craignent pour l’avenir de cet écosystème précieux.
« La forêt d’Ebo représente un test critique pour l’engagement du Cameroun en faveur d’un équilibre entre développement économique et protection de l’environnement », a déclaré Agbor. « Les choix faits aujourd’hui auront de lourdes conséquences sur la biodiversité du pays, le climat et le bien-être des habitants ».
Image de bannière : Chief Dekath Nguile, l’un des dirigeants traditionnels dans la région de la forêt d’Ebo, entre dans la zone forestière luxuriante pour aller chercher des écorces d’arbres servant à des fins médicinales. Image d’Ekonde Daniel.
Note de l’éditeur : Cet article a été rendu possible par Places to Watch, une initiative de Global Forest Watch (GFW) conçue pour identifier rapidement les pertes de forêts préoccupantes dans le monde et catalyser des recherches plus approfondies sur ces zones. Places to Watch s’appuie sur une combinaison d’alertes de déforestation en temps quasi réel, d’algorithmes automatisés et de renseignements recueillis sur le terrain pour identifier chaque mois de nouvelles zones. En partenariat avec Mongabay, GFW soutient le data journalisme en fournissant des données et des cartes générées par Places to Watch. Mongabay maintient une indépendance éditoriale totale sur les articles faisant usage de ces données. Inscrivez-vous à la newsletter de GFW pour recevoir des mises à jour mensuelles sur ces articles.
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 4 novembre, 2024.