Nouvelles de l'environnement

La SFI, filiale de la Banque mondiale sous le feu des critiques pour abus présumés dans une plantation au Libéria

  • La Société financière internationale (SFI), bras armé de la Banque mondiale spécialisé dans les prêts au secteur privé, risque d’être gravement incriminée par un examen d’enquête sur sa gestion de violations de droits humains perpétrées au sein de la concession Salala Rubber Corporation, pour laquelle elle a financé un projet d’expansion au Libéria.
  • Le Bureau du conseiller-médiateur de la Banque mondiale pour l’application des directives a mené une enquête pour déterminer si la SFI avait engagé suffisamment d’efforts pour répondre aux allégations portées à l’encontre de son client Socfin concernant des cas de violences basées sur le genre, d’accaparements de terres et d’indemnisations inadéquates entre 2008 et 2020.
  • Le rapport devrait conclure que l'institution financière n'a pas pris de mesures efficaces pour empêcher Socfin de contrevenir à ses obligations légales envers les communautés locales et pour protéger l'environnement. Ces conclusions viendront compléter un rapport accablant sur des manquements similaires à l'obligation de rendre des comptes d'un autre client de la SFI, Bridge International Academies au Kenya.
  • La SFI n'a pas respecté le délai fixé au mois de février 2024 pour répondre au rapport du Bureau du conseiller-médiateur de la Banque mondiale pour l’application des directives et soumettre son plan d'action. Ce retard intervient alors qu'un nouveau cadre de mesures correctives pour la SFI devrait être finalisé et rendu public.

Le mécanisme indépendant de surveillance de la Banque mondiale, le Bureau du conseiller-médiateur pour l’application des directives (Compliance Advisory Ombudsman en anglais, CAO), a terminé son enquête sur une plainte déposée par des communautés vivant aux abords des zones de la concession de Salala Rubber Corporation au Libéria. Les communautés accusent la plantation, filiale de la multinationale belge Socfin, d’accaparements de terres et d’expulsions forcées, de pollution de leurs sources d’eau, de violences sexuelles et de destructions de tombes ancestrales et de sites sacrés. La publication des conclusions du CAO est retardée par la Société financière internationale (l’organisme de la Banque mondiale dont le prêt de 2008 a permis l’expansion de la plantation), qui n’a pas respecté le délai fixé au mois de février 2024 pour soumettre son plan d’action visant à répondre directement aux griefs des communautés.

En 2007, après deux décennies de guerre civile au Libéria, Socfin fait l’acquisition de la plantation. Un an plus tard, la société se lance dans l’expansion de sa concession pour couvrir 4 577 hectares (11 310 acres) dans les comtés de Bong et Margibi grâce à un prêt de 10 millions de dollars US octroyé par la Société financière internationale. La déclaration de prêt de l’institution financière met en avant des ambitions audacieuses pour la plantation : « Le soutien de la SFI encouragera Salala Rubber Corporation à devenir un chef de file de l’industrie locale en matière de normes environnementales, sociales et de sécurité ».

Or, les propres rapports de la SFI montrent plutôt que Socfin a, dès le départ, contrevenu aux exigences sociales et environnementales de l’institution. En 2008, avant le premier versement du prêt à Socfin, la SFI énumère 24 mesures à mettre en œuvre avant la fin de l’année, y compris l’élaboration d’un cadre d’indemnisation, la documentation sur la gestion de la préservation du patrimoine culturel au sein de la plantation et les actions déployées pour lutter contre sa destruction et la mise en place d’un mécanisme de résolution des griefs à travers le dialogue avec les communautés.

Si, comme l’on s’y attend, le rapport fraîchement terminé du CAO conclut que la SFI n’a, au cours de la décennie suivante, pris aucune action à la suite des éléments de preuve recueillis, qui mettent pourtant en évidence le non-respect de ses normes sociales et environnementales par son client, le prêteur sera contraint de répondre directement aux communautés lésées, possiblement au moyen d’une compensation financière pour les préjudices qu’elles ont subis.

Les rapports internes de la SFI et les communications avec Socfin ont fait état de nombreuses violations des normes environnementales et sociales de la SFI entre 2008 et 2019, y compris des cas où des employés de l’entreprise avaient forcé des femmes à se livrer à des activités sexuelles pour conserver leur emploi. Image de Ashoka Mukpo pour Mongabay.

Les normes de la SFI : très respectées en théorie, largement ignorées en pratique

Les directives environnementales et sociales de la SFI liées à l’octroi de financements dédiés à des programmes de développement ont reçu un accueil très positif dans une large mesure. Elles ont servi de base aux principes de l’Équateur, adoptés par les institutions financières du monde entier pour évaluer et atténuer les risques de préjudices environnementaux et sociaux liés à leurs prêts.

Toutefois, le CAO, l’organisme interne de la Banque mondiale responsable de la supervision des projets financés par la SFI, a reçu près de 400 plaintes de la part de communautés et d’organisations de la société civile – dont 238 ont mérité son attention – concernant des projets de la SFI.

Une récente enquête du CAO sur la Bridge International Academies au Kenya a conclu que la SFI avait systématiquement ignoré les cas de maltraitance d’enfants perpétrés par son client depuis des années. En 2013, une enquête du CAO avait révélé qu’un autre client de la SFI, Corporación Dinant, était responsable de meurtres, d’enlèvements et d’accaparements de terres au sein de sa plantation de palmiers à huile au Honduras.

Dans les deux cas, le CAO a conclu que la SFI était au courant des violations des droits fondamentaux commises par ses clients, et qu’elle n’avait pas usé de son influence pour y mettre fin.

Au Libéria, la SFI a visité la plantation de Salala à plusieurs reprises entre 2009 et 2013, puis à nouveau en 2019, pour déterminer si Socfin avait pris les mesures adéquates pour remédier aux violations de ses principes.

Dans son rapport de 2019 (que Mongabay a pu consulter), la SFI a mis en exergue les observations suivantes : son client n’a pas engagé suffisamment d’efforts pour indemniser les habitants pour les pertes de récoltes et de terres agricoles ; les logements des travailleurs n’ont pas été rénovés de manière à satisfaire aux normes minimales ; aucune cartographie des sites du patrimoine culturel n’a été réalisée ; et le mécanisme de règlement des griefs reste incomplet – un projet a finalement été rédigé quelques mois avant la visite de la SFI, soit 11 ans après la date à laquelle il aurait dû être achevé.

Les problèmes à Salala ont également été rendus publics par les médias et d’autres organismes, y compris dans un rapport de 2009 du Conseil de sécurité de l’ONU sur les protestations relatives à des litiges fonciers laissés en suspens dans la zone de la concession. En 2013, les protestations des communautés à l’encontre de Salala portant sur l’accaparement des terres, la pollution de leurs eaux, et une indemnisation inadéquate pour les pertes de récoltes et de terres agricoles ont pris une ampleur telle que la présidente Ellen Johnson Sirleaf a décidé d’envoyer une équipe de médiateurs à la plantation.

La même année, une ONG libérienne, Green Advocates, a publié un rapport qui fait état du manque de consultation des communautés avant l’expansion de la concession. Le rapport met également en évidence une série de violations, allant d’actes de profanations de sites sacrés et d’accaparements de terres à la destruction de villages entiers. En outre, les habitants ont déclaré à l’ONG qu’ils souffraient de pénuries d’eau en raison des rejets de produits chimiques de la plantation dans les rivières et les ruisseaux.

Des organisations de la société civile ont également révélé que des entrepreneurs et des chefs d’entreprise forçaient des femmes à se livrer à des activités sexuelles pour conserver leur emploi. Ces violences sexuelles ont depuis été confirmées par Earthworm Foundation, partenaire de Socfin chargé d’enquêter sur ces accusations.

Les rapports internes de la SFI et les communications avec Socfin faisaient déjà état de ces violences sexuelles en 2019. « Il est probable que des VBG [violences basées sur le genre] se soient produites, car elles se produisent partout – c’est un problème mondial –, mais les femmes ne les signalent pas très souvent en raison de la nature délicate de la question et des risques de stigmatisation qui y sont associés », indique le rapport. Il mentionne des victimes qui affirment qu’il n’existe aucune procédure au sein de la société pour déposer une plainte.

Les hévéas de Salala envahissent les maisons de Jorkporlorsue. La ville compte parmi les 15 à avoir perdu des terres agricoles au profit de plantations d’hévéas depuis 1997 – 10 d’entre elles ont perdu des terres l’année de l’octroi du financement de la SFI. Image de Ashoka Mukpo pour Mongabay.

Comme ces rapports n’ont abouti à aucune mesure, les communautés se sont tournées vers le CAO en 2019.

Le CAO, un nouvel espoir pour les communautés ?

Organisme indépendant du groupe de la Banque mondiale, le CAO a été créé en 1999 pour améliorer les résultats environnementaux et sociaux des projets financés par la SFI et l’Agence multilatérale de garantie des investissements de la Banque mondiale, faciliter la résolution des plaintes et renforcer la responsabilité publique.

Cependant, les organisations de la société civile représentant les communautés touchées, comme Inclusive Development International, déplorent le fait que les dossiers approuvés par le CAO restent la plupart du temps en suspens pendant des années et n’aboutissent généralement pas à des résultats tangibles, tels que le versement d’indemnités aux communautés lésées.

Grâce au soutien des organisations locales et internationales, les communautés vivant aux abords de la concession de Salala ont pu déposer leur plainte et présenté leurs griefs ainsi que leurs demandes d’indemnisation et de restitution de leurs terres et d’autres biens.

En 2020, la plainte a été approuvée par le CAO qui, après une première visite sur le terrain, a pu confirmer que la plupart des allégations étaient légitimes. Les évaluateurs ont proposé un processus de résolution des litiges, une étape visant à permettre à la société et aux communautés de trouver des solutions acceptables par les deux parties. Fidèle à son habitude de refuser tout dialogue avec les communautés, Socfin a rejeté cette proposition, accusant le CAO de parti pris contre l’entreprise.

Dans un courriel adressé au CAO en mars 2020, Seamus Gunton, directeur du site de Salala Rubber Corporation à l’époque, a écrit : « En raison de l’absence constante d’impartialité… SRC ne procédera pas à la résolution des litiges, car nous n’avons aucune confiance dans la capacité du CAO à agir de manière indépendante ».

Mongabay a recensé des cas au Cameroun et en Sierra Leone , où l’investisseur belge avait refusé d’une manière similaire d’entamer le dialogue avec les communautés lésées. À la place, Socfin a engagé ses propres enquêteurs pour évaluer les plaintes déposées contre l’ensemble de la société en Afrique occidentale et centrale et en Asie du Sud-Est.

Le refus de Socfin de participer à la résolution des litiges a poussé le CAO à mettre en place une évaluation de conformité et à examiner la manière dont la SFI avait contribué au préjudice.

« Compte tenu de la nature sérieuse des répercussions présumées, le CAO a conclu que les résultats [environnementaux et sociaux] de l’investissement de la SFI dans la société soulevaient de vives inquiétudes », lit-on dans l’évaluation de conformité.

« Après examen de la documentation de la SFI », poursuit le rapport, « il reste encore à déterminer si la SFI a fait remonter ses préoccupations persistantes relatives aux normes de performance à un niveau supérieur uniquement pour garantir une action corrective conforme aux exigences des [normes de performance] ».

À travers sa décision de mener une évaluation de conformité, le CAO a également contesté la décision de la SFI de ne pas reconnaître les habitants en tant que peuple autochtone, les privant ainsi du droit au consentement libre, préalable et éclairé.

Samuel Binda, un habitant de Jorkporlorsue, sur le site où ses grands-parents ont été enterrés. Il affirme que les agents de sécurité les empêchent, lui et d’autres habitants, de se rendre sur les tombes de leurs ancêtres recouvertes aujourd’hui par les plantations d’hévéas ou de les marquer de manière à les protéger. Et s’ils tentent de le faire, on les accuse d’essayer de voler du caoutchouc. Image de Ashoka Mukpo pour Mongabay.

Le rapport final a été soumis trois ans plus tard au Conseil d’administration de la SFI. En date du 4 décembre 2023, la SFI disposait de 50 jours ouvrables pour préparer sa réponse et soumettre son plan d’action, mais ce délai a expiré au mois de février 2024.

La SFI n’a pas souhaité répondre aux questions de Mongabay pour expliquer les raisons de ce retard. Le rapport du CAO reste sous embargo jusqu’à ce que l’organisme soumette sa réponse au Conseil de la Banque mondiale. Les plaignants, quant à eux, se gardent de formuler tout commentaire afin de ne pas compromettre le processus.

La SFI travaille à l’élaboration d’un cadre de recours révisé, qui devrait être finalisé dans les semaines à venir. Les avocats affirment que des cas comme Salala, Dinant et Bridge International mettent en évidence le type de changements qui s’imposent si l’institution financière décide de prouver que ses normes de performance sont plus que de simples mots et qu’elles permettent réellement de venir en aide aux communautés lésées.

« La SFI doit se montrer beaucoup plus active dans les processus de résolution des litiges. Pour cela, elle doit à la fois user de son influence pour encourager ses clients à réparer leurs dommages et à se conformer aux exigences environnementales et sociales, mais elle doit aussi fournir un soutien technique et contribuer au renforcement des capacités pour résoudre les problèmes », a déclaré à Mongabay David Pred, directeur général et cofondateur d’Inclusive Development International.

 
Image de bannière : James David, un ancien de Kollendarpolo, l’une des nombreuses villes situées à l’inté-rieur de la zone de la plantation de caoutchouc de Salala Rubber Corporation, filiale de Socfin. Image de Ashoka Mukpo pour Mongabay.

 
Article original: https://news.mongabay.com/2024/04/world-banks-ifc-under-fire-over-alleged-abuses-at-liberian-plantation-it-funded/

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