Nouvelles de l'environnement

Au Cameroun, la croissance de l’agro-industrie sème l’espoir et le désespoir au sein des communautés

  • Les complexes agro-industriels considérés comme des moteurs de croissance économique au Cameroun, sont aussi à l’origine du désarroi de nombreuses familles camerounaises, suite à une recrudescence des accidents de travail et aux impacts environnementaux de leurs activités.
  • Les chiffres progressent au fil des années, et la branche agro-industrielle représente à elle seule 26,4% des accidents de travail recensés au Cameroun en 2020, selon une évaluation de la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), l’institution camerounaise en charge de la protection sociale.
  • La Société sucrière du Cameroun (SOSUCAM), détentrice du monopole de la production de sucre camerounais, serait responsable d’une centaine de cas d’accidents par an conduisant parfois à la mort dans ses plantations et ses usines, selon les estimations du Syndicat des travailleurs saisonniers locaux.
  • Cette agro-industrie implantée au Cameroun depuis 1964 est également accusée par les ONG locales de pollution des rivières, de pollution des sols et de destruction des plantations villageoises dans le cadre de ses activités. Elle brille surtout par des manquements dans l’application de la législation camerounaise en matière de travail et de sécurité sociale, et de protection de l’environnement.

NKOTENG, Cameroun – À la Société sucrière du Cameroun (SOSUCAM), l’année 2023 s’est achevée sur un triste souvenir : le décès du nommé Mballa Olomo.

Cet ouvrier temporaire a perdu la vie des suites de brûlures dans un accident de travail survenu en décembre dans l’une des usines de l’entreprise basée à Nkoteng, à 115 kilomètres au nord de Yaoundé dans le bassin du Congo. Ce natif de la localité, âgé de 43 ans, a passé une dizaine d’années comme travailleur saisonnier au sein de cette agro-industrie, filiale du groupe français SOMDIAA (Société d’organisation de management et de développement des industries alimentaires et agricoles), qui exploite six plantations de canne à sucre à travers l’Afrique.

L’accident qui lui a coûté la vie est un cas parmi tant d’autres survenus dans l’environnement de travail à la SOSUCAM. Ils sont légion dans les plantations de l’entreprise à Nkoteng et à Mbandjock, où elle exploite près de 25 000 hectares de terres agricoles pour la culture de canne à sucre. Un récent rapport du Syndicat des travailleurs saisonniers de cette entreprise révèle qu’une centaine d’accidents de travail sont survenus dans les plantations de la société entre novembre 2022 et juin 2023.

En avril dernier, un véhicule roulant à « vive allure » et transportant des travailleurs s’est renversé dans les plantations de l’entreprise à Nkoteng, et 35 personnes en sont sorties blessées, parmi lesquelles deux à l’état grave.

Un travailleur saisonnier (coupeur) dans une plantation de canne à sucre de la SOSUCAM à Nkoteng.
Un travailleur saisonnier (coupeur) dans une plantation de canne à sucre de la SOSUCAM à Nkoteng. Image de Yannick Kenné.

Au Cameroun, le gouvernement encourage la croissance des agro-industries telles que la SOSUCAM dans leurs zones d’implantation, car il considère qu’elles jouent un rôle essentiel dans leur développement. Le gouvernement estime aussi qu’elles sont un outil indispensable pour nourrir une population urbaine croissante et qu’elles favorisent la croissance économique du pays. Par contre, en raison des manquements dans l’application de la loi camerounaise, les travailleurs dans ces industries se trouvent mal rémunérés et travaillent dans des conditions précaires.

La branche agro-industrielle représente à elle seule 26,4% des accidents de travail recensés au Cameroun en 2020, selon une évaluation de la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), l’institution camerounaise en charge de la protection sociale.

Ces compagnies sont aussi fréquemment en conflit avec les communautés et fermiers à petite échelle sur des questions foncières, la dégradation de leurs terres agricoles, la pollution des sols et de l’eau, ainsi que la perte de biodiversité.

Le conflit des communautés riveraines des fermes agro-industrielles est similaire à Nkoteng ou à Mbandjock où opère la SOSUCAM ; à Edéa ou à Dibombari où la Société camerounaise des palmeraies (SOCAPALM) occupe des vastes hectares de palmiers à huile. C’est le même scénario à Tibati avec Tawfiq Agro Industry qui envisage de développer des fermes agropastorales ; ou encore à Campo où la société Cameroun Vert Sarl veut déforester des milliers d’hectares de terres villageoises pour la culture des palmiers à huile dans le bassin du Congo.

Graduellement, les terres destinées à l’agriculture industrielle prennent la place des terres utilisées pour l’agriculture de subsistance et l’agriculture rurale, autant en raison des changements dans le marché, que des jeunes qui déménagent en ville, la pauvreté et la migration. Des Camerounais pauvres, qui auraient auparavant pratiqué l’agriculture de subsistance sur de petites parcelles de terres, se retrouvent maintenant en tant qu’ouvriers dans des fermes industrielles à grande échelle.

Michel Bonga Tcherandi, ressortissant Toupouri du nord du Cameroun, a perdu un œil dans les plantations de SOSUCAM.
Michel Bonga Tcherandi, ressortissant Toupouri du nord du Cameroun, a perdu un œil dans les plantations de SOSUCAM. Image de Yannick Kenné.

Importation de la main-d’œuvre et travail transgénérationnel

Christine Maïsali, une planteuse sexagénaire, est l’une des victimes de l’accident d’avril dernier. Huit mois après, elle présente toujours des signes post-traumatiques, et a été écartée des effectifs des travailleurs saisonniers après huit années comme ouvrière à la SOSUCAM. Elle est désormais recluse à son domicile avec une santé chancelante, et n’a pas perçu de compensations pour assurer l’effectivité de sa prise en charge.

Elle nous confie : « Depuis cet accident, mon état de santé s’est détérioré. Je souffre régulièrement de maux de tête, de douleurs à la poitrine, au cou ; et très souvent, j’ai des pertes de mémoire. En avril, en mai et en juin, je n’ai pas perçu l’ensemble des indemnités qui m’étaient dues. Pourtant j’étais en arrêt jusqu’au 12 juillet (…) Je n’ai plus rien touché depuis. Mes soins ne sont plus pris en charge ».

Le rapport du Syndicat précise qu’en 2023, seulement 10% des victimes d’accident de travail à la SOSUCAM auraient été prises en charge de manière complète, et que « 90% des victimes d’accidents de travail rencontrées n’ont pas été indemnisées comme il se doit ».

D’après l’enquête du syndicat des travailleurs saisonniers, les accidents de travail dans la société sont généralement des coupures graves des machettes ou des dabas, les accidents de transport, les foulures, les éclats de cannes dans les yeux, les malaises dus à la chaleur, etc.

Un des nombreux labyrinthes tracés dans les plantations de canne à sucre à Nkoteng.
Un des nombreux labyrinthes tracés dans les plantations de canne à sucre à Nkoteng. Image de Yannick Kenné.

Avant son accident, Christine était la principale pourvoyeuse de revenus pour sa modeste famille, après le départ à la retraite de son époux Farwe Kossombele, qui a lui aussi travaillé pendant une vingtaine d’années dans les plantations de canne à sucre dans la région, d’abord pour le compte de la défunte Cameroon Sugar Compagny (CAMSUCO), ensuite pour la SOSUCAM. Cet ancien coupeur est de l’ethnie Toupouri originaire de la région de l’Extrême-Nord, la plus pauvre du pays, où 74% de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Dans les plantations de canne à sucre, les saisonniers sont essentiellement des travailleurs migrants issus de la partie nord du pays. Dans ces plantations, on retrouve en majorité les Toupouri, réputés dynamiques et rompus au tâcheronnat, à la différence des autres travailleurs natifs de la localité, qui lorgnent plutôt des postes administratifs au sein de la société. Les travailleurs saisonniers gagneraient entre 52 000 ($86.74) et 65 000 FCFA ($108.42) par mois. Leur emploi saisonnier est jugé mal rémunéré, bien que légèrement au-dessus du salaire minimum interprofessionnel garanti de 45 000 FCFA ($74.97) payé désormais aux ouvriers du secteur agricole.

La campagne agricole dure à peine cinq mois. Le reste de l’année, les travailleurs saisonniers sont contraints de pratiquer en outre l’agriculture de polyculture (maïs, patate, manioc, macabo, banane-plantain…) pour la subsistance, et pour grappiller des revenus supplémentaires pour leur survie.

Le militant associatif Adonis Febe de l’organisation #OnEstEnsemble, qui œuvre contre les injustices sociales, dénonce la perpétuation d’une politique d’asservissement transgénérationnel de la main-d’œuvre importée par la SOSUCAM, et héritée de la défunte CAMSUCO.

« Par le passé, le recrutement des manœuvres agricoles se faisait par appel d’offres dans la partie septentrionale. Le système est tel que, comme ces ressortissants du nord ont déjà fait venir leurs familles [à Nkoteng et à Mbandjock], c’est une forme de répétition générationnelle ».

Christine Maïsali, une victime d’accident de travail dans les plantations de la SOSUCAM, aux côtés de son époux Farwe Kossombele.
Christine Maïsali, une victime d’accident de travail dans les plantations de la SOSUCAM, aux côtés de son époux Farwe Kossombele. Image de Yannick Kenné.

Il renchérit : « le père a coupé [la canne à sucre], l’enfant vient couper, le petit-fils viendra couper, et l’employeur se rassure de leur payer des salaires extrêmement précaires. La stratégie étant d’empêcher le parent de gagner un revenu conséquent qui puisse lui permettre de payer suffisamment les études à ses enfants, parce que l’entreprise aura besoin d’eux comme sa future main-d’œuvre ».

Les saisonniers qui représentent environ 80% des travailleurs de la SOSUCAM, bénéficient des conditions de travail jugés précaires et indignes, et se plaignent d’une absence de couverture médicale, des salaires très bas, d’une insuffisance, voire absence dans certains cas, des équipements de protection individuelle, etc.

Les dysfonctionnements imputés à la SOSUCAM dans la gestion de ses ressources humaines relèvent dans certains cas de manquements aux textes et lois qui régissent le travail au Cameroun. Ces manquements sont susceptibles d’accroître les risques d’accident de travail dans un contexte où le gouvernement a opté en priorité pour la prévention des risques au travail.

D’après le Dr Bruno Eyoum Doualla, directeur de la santé et sécurité au travail au ministère du Travail et de la Sécurité sociale, le gouvernement mise sur l’intensification des contrôles du respect de l’application des mesures d’hygiène et de sécurité sur les lieux de travail conformément au dispositif juridique en vigueur. Ceci à travers l’incitation à la création des services médicaux du travail et la formation des comités d’hygiène et sécurité, dans la perspective d’une meilleure prise en charge des accidentés du travail.

Il importe cependant de relever que les textes juridiques qui régissent l’environnement de travail au Cameroun datent d’une époque un peu lointaine, et ne s’adaptent plus forcément aux évolutions dans le temps. Conscient de la caducité de certains textes, le gouvernement envisage d’ailleurs une réforme du dispositif juridique dans ce sous-secteur de travail et sécurité sociale.

« Un avant-projet de texte relatif à la liste des travaux et métiers particulièrement insalubres est en cours de finalisation et sera probablement soumis pour examen et validation à la Commission nationale de Santé et Sécurité au Travail », explique le responsable du ministère du Travail. Il ajoute que « dans cette liste qui intègre à la fois des aspects relatifs à la santé et à la sécurité au travail, des risques inhérents au milieu agro-industriel ont formellement été identifiés ».

Un cours d’eau pollué par les eaux usées de l’usine SOSUCAM de Nkoteng. Image de Yannick Kenné.

Préjudices environnementaux sous-jacents

À Nkoteng comme à Mbandjock, la SOSUCAM est très souvent sur le gril des organisations de défense de l’environnement et des communautés, à cause de l’impact social, sociétal et environnemental de ses activités agro-industrielles sur les populations riveraines, et les manquements dans la mise en œuvre de sa politique RSE (Responsabilité sociale des entreprises). Ces dénonciations figurent d’ailleurs dans une plainte déposée en 2021 par des associations villageoises et les organisations de la société civile auprès du Point de contact national (PCN) français logé à la direction générale du trésor de France.

Au plan environnemental, l’organisation #OnEstEnsemble accuse la SOSUCAM de destruction des plantations villageoises à travers des épandages aériens à l’aide de pesticides qui se propagent dans les fermes familiales ; de pollution des sols ; de destruction des termitières et des chenilles comestibles ; de pollution des sources d’eau potable à travers les épandages ; de pollution des rivières suite au déversement des eaux usées des usines de la société, etc.

Les activités polluantes de l’entreprise sont plus ou moins corroborées par un responsable de la mairie de Nkoteng, qui s’est confié sous anonymat à Mongabay : « À l’entrée de la ville, il y a un cours d’eau qui dégage des odeurs nauséabondes ; à la carrière de sable d’Essomboutou, la bagasse rejetée par l’usine de SOSUCAM se retrouve dans le fleuve Sanaga, et les sableurs se plaignent des infections cutanées ».

La mairie envisage de saisir la société cette année en vue de connaître le type de déversement qu’elle fait dans la nature. Elle pourrait aussi exiger qu’elle fasse une bio-régénération du site pollué, ce qui est une opération extrêmement coûteuse. « Nous avons le devoir de protéger nos écosystèmes », ajoute-t-il.

Une source d’eau au village Mendjui, rétrécie suite à une pollution par érosion. Image de Yannick Kenné.

Dans la gestion des territoires, les mairies au Cameroun sont responsables de la protection de l’environnement selon une loi adoptée par le parlement en 2019. En cela, la mairie de Nkoteng peut exiger des comptes à la SOSUCAM en cas de violation des normes environnementales en premier ressort, et requérir l’intervention du ministère camerounais de l’Environnement en cas de récidive.

Pour l’environnementaliste Stella Tchoukep, chargée de campagne Forêts à Greenpeace Afrique, les impacts des activités des sociétés agroindustrielles se résument en la perte de la biodiversité faunique et floristique sur l’espace octroyé pour l’exploitation agro-industrielle. Il y aussi la pollution des sols, de l’air, et de l’eau, avec des mesures d’atténuation peu ou pas mises en œuvre ou adaptées ; les changements climatiques et l’accroissement de la vulnérabilité des communautés ; l’aggravation des conflits hommes-faunes ; l’insécurité alimentaire, etc.

« Finalement, les communautés locales et les peuples autochtones perdent leurs terres et ressources traditionnelles, ne bénéficient pas des avantages et subissent de plein fouet les conséquences de la destruction de leur environnement immédiat. Ce n’est pas du développement. Car le développement place l’humain au début et à la fin de toute initiative de création des richesses », estime la défenseure de l’environnement.

Contactée par courriel dans le cadre de notre enquête, la SOSUCAM n’a pas répondu à notre demande d’informations. Par contre, après la publication de l’article, elle a été saisie par l’organisme Business & Human Rights Resource Centre, pour répondre des allégations mettant en cause ses actions.

La SOSUCAM est particulièrement attachée « au respect des principes les plus stricts en matière de Responsabilité Sociétale d’Entreprise (RSE) », indique Jean-Pierre Champeaux, le Directeur Général de SOSUCAM dans sa lettre à l’organisme. La société applique depuis 10 ans une politique au-delà de ses obligations en la matière, s’efforce d’identifier les actions pour une agriculture respectueuse de l’environnement et des communautés et déploie une politique en matière de santé et sécurité au travail, explique le Directeur Général. En novembre 2023, le salaire a également été augmenté.

Au demeurant, la SOSUCAM ne réfute pas les faits relevés dans l’article, et reconnaît d’ailleurs l’existence des cas d’accidents résultant de ses activités dans la localité de Nkoteng, notamment celui ayant conduit au décès de monsieur Mballa Olomo et à l’accident du bus survenu au mois d’avril 2023.

Selon la société, les accidentés ont immédiatement été pris en charge par l’équipe médicale de Sosucam et les hôpitaux.

« Sosucam a tenu à assurer, pour les victimes des accidents mentionnés, la gratuité de leurs soins, médicaments, repas et autres, sans parler de l’appui financier et moral à titre personnel de plusieurs cadres de l’entreprise. Il est important pour nous de souligner ici que Sosucam déclare la totalité de ses travailleurs et reverse les cotisations sociales exigibles auprès de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale. Cette dernière assure la prise en charge et le paiement des indemnités aux victimes d’accident de travail au Cameroun … »

Ces déclarations corroborent les témoignages recueillis par Mongabay auprès de ses sources locales, sans travestir la réalité des faits du rapport du Syndicat des travailleurs saisonniers.

 

Image de banniere : Christine Maïsali, une victime d’accident de travail dans les plantations de la SOSUCAM, aux côtés de son époux Farwe Kossombele. Image de Yannick Kenné. 

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MISE À JOUR (12 mars 2024) : Les commentaires de SOSUCAM ont été ajoutés à cet article. Consultez leur déclaration complète ici.]

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