Nouvelles de l'environnement

Les éléphants du bassin du Congo boostent le stockage du carbone, mais ont besoin de sel pour survivre

  • Les habitudes de pâturage des éléphants de forêt jouent un rôle essentiel dans le façonnage de leur habitat, en permettant à de grandes espèces d'arbres à forte teneur en carbone de prospérer.
  • Les éléphants fréquentent des clairières boueuses et riches en minéraux appelées baïs, qui sont une caractéristique spécifique de la forêt tropicale du bassin du Congo.
  • Les chercheurs étudient les éléphants et les baïs en République du Congo et en Centrafrique pour mieux comprendre les liens qui unissent les forêts, ces clairières et les pachydermes.

L’approche du « village des éléphants » en forêt de Sangha, en Centrafrique, doit se faire dans un silence absolu. Pas même le moindre bruissement d’un sac à dos sur une veste imperméable ne doit troubler le silence ambiant lorsque les visiteurs traversent les marécages, dans l’eau parfois jusqu’à la taille, en lisière de la forêt. Les guides autochtones ba’aka doivent pouvoir être à l’écoute du moindre signe de présence des éléphants voisins afin d’en éloigner les visiteurs et d’éviter un face-à-face avec les géants de la forêt. Lorsque quelques pachydermes sortent nonchalamment de la dense verdure, les Ba’aka les éloignent calmement.

L’épaisse végétation laisse soudainement place à un baï. Ce n’est pas là un simple point d’eau. La clairière sablonneuse s’étire sur un demi kilomètre, et semble être la seule rupture dans cette canopée de la deuxième plus grande forêt tropicale du monde.

Une poignée de chercheurs campent sur une plateforme d’observation en bois, en surplomb d’un lieu qui attire les éléphants depuis des générations vers ses eaux sablonneuses et boueuses chargées de minéraux et de sel. Ils observent comment les animaux utilisent leurs trompes et leurs défenses pour creuser le sable, écoutent leurs conversations et comptent toutes les autres espèces qui se rassemblent ici.

Ce lieu s’appelle Dzanga baï, un lieu de rencontre pour l’espèce menacée des éléphants de forêt africains (Loxodonta cyclotis) dans le complexe de zones protégées de Dzanga-Sangha où ces animaux se rassemblent en grand nombre pour creuser le sol à la recherche de nutriments qu’ils ne trouvent pas dans l’abondance des forêts alentour.

Les baïs sont spécifiques aux forêts du bassin du Congo, et une nouvelle recherche est en cours pour comprendre le rôle que jouent ces poches de minéraux comme complément alimentaire pour les éléphants, comment cela permet à la population de pachydermes de survivre et comment ils contribuent ainsi à la fonction de stockage de carbone de la forêt.

Contrairement à l’Amazonie, les forêts du bassin du Congo possèdent encore leur mégafaune d’origine, plus particulièrement les éléphants. Et elles possèdent ces clairières riches en sel. Les spécialistes commencent à comprendre l’importance du rôle de jardiniers de la forêt que jouent les éléphants, et comment leur goût pour certains arbres et certains fruits a sculpté une forêt qui absorbe plus de carbone par hectare que l’Amazonie.

Le projet Global Carbon Budget a estimé les émissions totales de gaz à effet de serre de l’Afrique en 2021 à 1,45 milliard de tonnes. Chaque année, les forêts du bassin du Congo absorbent 1,1 milliard de tonnes du carbone de l’atmosphère, dans leurs arbres et dans leur sol ; au prix des crédits carbone de 2020, ce service vaudrait 55 milliards de dollars.

Les éléphants de forêts, plus petits que leurs célèbres cousins de la savane ou même que les éléphants d’Asie, préfèrent certains arbres bas et savoureux. Cette pression d’un pâturage choisi crée des vides dans la canopée qui permettent à d’autres espèces, moins recherchées pour leur goût mais denses en carbone, d’atteindre des hauteurs impressionnantes. L’appétit des éléphants pour les fruits de ces arbres plus grands permet ensuite à leurs graines de se disperser sur de vastes étendues.

Une étude de 2019 sur la forêt de Ndoki en République du Congo et de LuiKotale en République démocratique du Congo (RDC) a estimé que si les éléphants disparaissaient de ces sites, l’absence de leur action sur l’environnement forestier réduirait le stockage du carbone de 7 %.

Selon les auteurs, ces conclusions sont un argument pour non seulement mettre un terme à la déforestation dans le bassin du Congo, mais aussi pour la protection des éléphants comme moyen de ralentir la dégradation du climat.

Aerial view of Moungi Bai, Odzala-Kokou National Park, Republic of Congo. Image courtesy Gwilli Gibbon/African Parks.
Mouangi baï, un vaste point d’eau dans le parc national d’Odzala-Kokoua en République du Congo, est surnommé Capitale en raison du grand nombre d’éléphants attirés par ses eaux, sa boue et son sable chargés de minéraux. Crédit photo Gwilli Gibbon/African Parks.

Du sel pour les éléphants, jardiniers de la forêt

Mouangi baï n’est qu’à 250 km de Dzanga baï à vol d’oiseau, mais il faut un ou deux jours de voyage par la route et par la rivière pour aller de l’un à l’autre.

Les chercheurs de l’organisation écologiste African Parks et le département de biologie évolutive et organismique de l’Université de Harvard se penchent plus particulièrement sur Mouangi et sur d’autres baïs du parc national d‘Odzala-Kokoua en République du Congo, pour expliquer les liens entre baïs, éléphants et les essences d’arbres qui composent la forêt.

Surnommé Capitale par les habitants ; Mouangi baï à Odzala attire des centaines, peut-être même des milliers d’éléphants, selon Gwili Gibbon, responsable de la recherche et de la surveillance chez African Parks, qui gère le parc national avec le gouvernement congolais.

« Mouangi est l’un de nos baïs les plus grands et les plus connus, » ajoute-t-il.

À l’intersection de deux rivières, Mouangi fait plus d’un kilomètre de large et s’étend sur 91 hectares. C’est le plus grand de la douzaine de baïs d’Odzala sur lesquels porte la collaboration entre African Parks et Harvard.

Le parc national d’Odzala-Kokoua s’étend sur 1,35 millions d’hectares, et bien qu’il possède plusieurs milliers de baïs, souvent regroupés au sein de la forêt, cet écosystème ne représente qu’environ 0,2 % de la superficie du parc. Néanmoins, ces clairières pourraient être essentielles à la composition même de la forêt, et c’est pourquoi le professeur Andrew Davies et le chercheur doctorant Evan Hockridge se sont associés à African Parks pour comprendre l’importance de ces points d’eau saumâtre pour la population d’éléphants, qui à leur tour façonnent la mosaïque de la forêt.

Les baïs sont clairement un lieu que les éléphants recherchent pour leurs minéraux rares dans un écosystème ancré dans les sols pauvres en nutriments, typiques de la région.

« Les éléphants utilisent leurs défenses pour gratter la surface du sol à certains endroits et mangent la fine poussière de surface », explique Evan Hockridge, spécialiste de l’écologie paysagiste. « Ils creusent également de larges trous ou puits qui vont jusqu’à un mètre de profondeur. »

Les excavations des animaux sont même parfois plus profondes, là où l’eau dépose le sel dans une forme plus accessible. Le besoin d’absorber la poussière, la boue et l’eau riches en minéraux fait revenir les animaux sur ces sites.

An elephant, trunk plunged deep into muddy water, digging for salt-rich mud in the Dzanga baï in the Sangha Rainforest in the Central African Republic. Image courtesy Jan Teede.
Un éléphant creuse dans une boue riche en sel dans le Dzanga baï de la forêt tropicale de Sangha en République centrafricaine. Crédit photo Jan Teede.

Mais la manière dont les baïs se sont formés au départ (ils sont présents dans le bassin du Congo mais pas en Amazonie) et la raison pour laquelle ils ne sont pas envahis par la forêt restent un mystère.

Evan Hockridge explique que personne n’a essayé d’établir si, avant son extinction, la mégafaune de l’Amazonie avait établi des clairières similaires, ou si la taille des baïs correspond à la taille des animaux qui y viennent.

« Une hypothèse est que la mégafaune crée effectivement ces vastes clairières riches en nutriments à lécher. Mais on n’a pas étudier à quel point les baïs sont créés ou entretenus par la mégafaune, » affirme-t-il.

Les chercheurs souhaitent résoudre cette énigme : Les gros animaux comme les éléphants sont-ils responsables du maintien et de la stabilisation des baïs ?

Des anecdotes venues de RDC pourraient apporter un premier élément de réponse, selon Andrew Davies de Harvard.

« Il est possible que des baïs se referment en RDC, et cela pourrait être dû au fait que les éléphants sont dans une zone de guerre, ils n’ont donc plus cet effet de bulldozer, » dit-il.

L’hypothèse est ici que si moins d’éléphants visitent et entretiennent ces clairières, les baïs seront envahis par la forêt.

L’équipe de Gibbon à African Parks a installé des zones d’expérimentation à Odzala, où ils ont enterré du sel dans le sable, à une profondeur similaire à celle que les éléphants creusent. Les chercheurs surveillent ces sites pour voir si plus d’animaux s’y rassemblent, si cela affecte la couverture végétale dans le baï et autour, et si le potentiel de stockage de carbone s’en trouve modifié dans les forêts environnantes.

Cette étude est centrée sur Odzala, mais les chercheurs disent souhaiter élargir leur travail dans la région de Ndoki du complexe de zones protégées de Dzanga-Sangha.

Two Indigenous Ba'aka trackers carrying machetes in a clearing. Image courtesy Jan Teede.
Les pisteurs autochtones Ba’aka travaillent avec les chercheurs et les opérateurs touristiques dans différents parcs du parc national d’Odzala-Kokoua et du complexe de zones protégées de Dzanga-Sangha. Leurs connaissances du comportement animal et de la vie de la forêt sont essentielles pour accéder dans ces zones reculées. Crédit photo Jan Teede.

Les baïs sont des scènes de vie sociale très animées

Les éléphants ne sont pas les seuls à se rassembler aux baïs. Ces points d’eau ont une vie sociale très animée.

Gwili Gibbon nous décrit les multitudes de pigeons verts d’Afrique (Treron calvus) qui se rassemblent à Capitale à l’aube et au crépuscule, les buffles et plusieurs espèces d’oiseaux qui s’y rendent pendant la journée, et les hyènes que l’on peut entendre appeler après la tombée de la nuit lorsque les éléphants creusent pour extraire le sel.

Dans le bassin du Congo, les refuges de la vie sauvage comme celui-ci accueillent également le gorille des plaines occidentales (Gorilla gorilla gorilla), une espèce en danger critique d’extinction, deux antilopes rares vivant dans les forêts et les marais – le bongo (Tragelaphus eurycerus) et le sitatunga (Tragelaphus spekii) – ainsi que des chimpanzés (Pan troglodytes troglodytes), des bonobos (Pan pansicus) et le perroquet gris (Psittacus erithacus), une espèce en voie de disparition.

Les forêts du Gabon, du sud du Cameroun et du sud de la Centrafrique possèdent également de nombreux baïs, et les conclusions de ces études pourraient être extrapolées pour permettre d’avoir une meilleure idée des implications sur le bassin du Congo au sens large.

« Les superficies couvertes par les baïs sont minuscules, mais ils font vivre les populations d’éléphants, » affirme Andrew Davies. « Si notre hypothèse est correcte, sans les baïs, il n’y aurait pas d’éléphants ; sans éléphants, pas de grands arbres à forte densité en carbone, le stockage du carbone serait donc en baisse.

Si la forêt perd ses baïs, elle pourrait perdre plus que ses éléphants ou un changement dans sa composition d’arbres capteurs de carbone. Les baïs n’attireraient plus toutes les autres espèces d’animaux qui s’épanouissent grâce à ces points d’eau riches en minéraux, sans parler des touristes et des chercheurs spécialistes de l’environnement qui viennent les observer.


Citation:

Berzaghi, F., Longo, M., Ciais, P., Blake, S., Bretagnolle, F., Vieira, S., … Doughty, C. E. (2019). Carbon stocks in central African forests enhanced by elephant disturbance. Nature Geoscience, 12(9), 725-729. doi:10.1038/s41561-019-0395-6

Immage de bannière : Des éléphant creusent dans une boue riche en sel dans le Dzanga baï de la forêt tropicale de Sangha en République centrafricaine. Crédit photo Jan Teede.

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