- Les agriculteurs de l'est de la Tanzanie font renaître une forêt tropicale sur une partie de leurs terres.
- Les agriculteurs reçoivent des indemnités provenant de la vente de crédits carbone afin de compléter leurs revenus et de les dédommager pour la perte de terres et de cultures commerciales.
- Jusqu'à présent, près de 270 000 arbres ont été plantés sur 200 hectares de fermes situées sur les flancs des monts Nguru.
- Les forêts de Nguru, qui abritent une multitude d'espèces animales et végétales uniques, sont soumises à une pression croissante de la part des agriculteurs qui abattent les arbres pour cultiver des plantes, dont la précieuse cardamome.
DISANGA, Tanzanie – Michele Menegon se faufile discrètement dans l’herbe rase avant de passer à l’action.
Délicatement, le scientifique brandit sa trouvaille : une espèce d’agame forestier sans nom. Il montre le reptile à deux de ses collègues avant de le relâcher dans l’herbe. L’agame, l’un des nombreux animaux uniques vivant dans les forêts tropicales de haute altitude qui couvrent les flancs et le sommet des monts Nguru, en Tanzanie, représente une nouveauté pour la science. Il est si récent, qu’il n’a pas encore fait l’objet d’une description officielle.
« C’est fou », déclare Menegon. « Ici, tellement de choses n’ont pas de nom ».
Menegon, herpétologue, chercheur et défenseur de l’environnement, a personnellement décrit des dizaines d’espèces au cours des 30 dernières années, notamment des caméléons, des geckos, des grenouilles, des serpents et des crapauds. Certaines ont été trouvées ici, dans les monts Nguru, un massif isolé presque toujours recouvert de nuages et de brume, qui fait partie d’une douzaine de massifs montagneux similaires formant une chaîne à travers l’est de la Tanzanie, connue sous le nom d’Arc oriental. La richesse de la vie animale dans ces forêts, qui n’a pas encore été découverte et encore moins décrite, est l’une des raisons pour lesquelles Menegon et d’autres chercheurs se passionnent pour la protection de ces espèces.
Et elles ont besoin d’être protégées. La réserve naturelle forestière de Mkingu, qui s’étend sur 26 000 hectares, n’a de réserve que le nom. Les habitants de cette région cultivent leur nourriture depuis des siècles, mais l’augmentation de la population et la demande croissante de terres supplémentaires pour des cultures de vente comme la cardamome ont fait s’accentuer la pression. La Tanzanie comptait 26 millions d’habitants en 1990. Elle en compte aujourd’hui plus de 63 millions et l’agriculture est devenue plus intensive.
« Il y a un siècle ou deux, la région combinait l’agriculture, la chasse et la cueillette, il s’agissait plutôt d’un accès mixte aux ressources », explique Menegon. « Les communautés entourant Nguru ont toujours vécu ici, certes, mais la pression s’est accrue ».
La culture de la conservation comme mode de vie
Pour tenter d’atténuer cette pression, la Fondation PAMS, un groupe de conservation que Menegon codirige depuis la ville d’Arusha, dans le nord du pays, vient de lancer un nouveau projet audacieux en collaboration avec des partenaires techniques internationaux ainsi que des agriculteurs locaux afin de régénérer les forêts tropicales autour de Nguru. Les graines d’arbres sont collectées par des équipes composées essentiellement de femmes locales, et les jeunes plants cultivés en pépinière sont plantés uniquement aux endroits où se trouvaient des arbres auparavant, à savoir sur des terres appartenant désormais à des agriculteurs. Des contrats de trente ans ont été signés avec 100 agriculteurs pour louer de petites portions de leurs fermes, de 0,2 à 1,6 hectares, pour ce projet de reforestation.
« Nous aimerions nous assurer que les zones où les arbres sont plantés sont suffisamment grandes pour survivre d’un point de vue écologique et suffisamment grandes pour qu’un animal puisse les traverser et se déplacer d’un bout à l’autre », indique Menegon.
Le projet vise à étendre les opérations à l’ensemble de la région en signant des milliers de contrats supplémentaires avec les agriculteurs et en vendant des crédits carbone (et éventuellement des crédits carbone pour la biodiversité et les sols) sur le marché volontaire du carbone.
Le projet prévoit d’offrir bientôt 35 000 crédits sur le marché du carbone. (Il n’est pas encore enregistré, mais le sera dans le courant de l’année).
Le donateur néerlandais Trees for All finance la moitié de la zone du projet, ce qui est suffisant pour payer le loyer, couvrir les frais de fonctionnement et donner certains bénéfices à la communauté, explique Menegon. Il ajoute que la communauté reçoit au moins 51 % de l’ensemble des revenus générés.
Selon lui, l’objectif est de s’assurer que lors de chaque vente de futurs crédits carbone, une partie de l’argent sera versée dans un fonds fiduciaire afin de garantir le paiement des loyers aux membres de la communauté participante pendant 30 ans, « même si nous ne sommes plus là ». Le potentiel de Nguru en matière de stockage de carbone est excellent, ajoute Menegon, en s’appuyant sur des recherches récentes qui classent les forêts montagnardes et submontagnardes d’Afrique, telles que celles de Nguru, parmi les plus productives au monde en matière de stockage de carbone.
Le projet pilote se déroule dans le minuscule hameau de Disanga, qui fait partie du village de Pemba. Ce hameau est perché sur de hautes crêtes proches de la lisière de la forêt qui pousse sur les flancs nord-ouest de Nguru. Ici, les agriculteurs cultivent sur des pentes abruptes qui, il y a quelques décennies, étaient également couvertes de forêt tropicale.
Plus de 270 000 plants, comprenant 16 espèces tropicales, ont été cultivés dans une pépinière à Disanga et plantés en mars et avril sur 200 hectares de terrain. Parmi les arbres plantés figurent l’acajou blanc (Khaya anthotheca), le bombax d’Afrique de l’Est (Rhodognaphalon schumannianum) et les talis (Erythrophleum suavolens), dont les tiges des feuilles sont mâchées par les colobes bai d’Iringa (Piliocolobus gordonorum) jusqu’à ce que ces singes s’effondrent au sol, intoxiqués.
L’année prochaine, le PAMS cultivera et plantera jusqu’à 60 espèces d’arbres différentes sur une superficie de 300 hectares. L’objectif est de planter plus de 120 espèces.
Andrea Bianchi, botaniste et expert en restauration des forêts tropicales qui participe au projet, pointe du doigt une colline défrichée où les agriculteurs ont coupé l’herbe autour des jeunes plants pour leur donner de l’espace pour grandir. Un grand nombre d’arbustes ont poussé en toute autonomie. « Ce sont des plants d’espèces d’arbres pionnières », explique-t-il. « Ils nous aideront beaucoup ».
Les habitants commencent à ressentir les bienfaits
Nevy Tido, une agricultrice de 38 ans du village de Pemba, explique qu’elle a rejoint le projet afin de compléter ses revenus annuels moyens qu’elle perçoit de l’agriculture, qui représentent 300 000 shillings (123 dollars). Par l’intermédiaire d’un interprète, elle explique à Mongabay qu’elle a déjà gagné 200 000 shillings (82 dollars) en plantant des arbres sur seulement un demi-hectare de sa terre.
« Je peux continuer à cultiver ce que je cultivais avant et gagner plus d’argent », dit-elle.
Joseph Andereas, 29 ans, affirme avoir reçu jusqu’à présent 400 000 shillings (164 dollars) en guise de loyer et de compensation pour avoir cédé des portions de terre sur lesquelles il cultivait du maïs, des haricots et de la cardamome.
« Certains nous soutiennent, d’autres pensent que nous sommes ridicules », confie-t-il. Mais il demeure propriétaire de ses terres, et il est convaincu que ceux qui le critiquent finiront par rejoindre le projet. « Nous aurons une meilleure vie », affirme-t-il.
Comme Tido, Andereas travaille à temps partiel à la pépinière. L’adhésion de la communauté est essentielle à la réussite du projet, mais il n’est pas toujours facile de convaincre les habitants, explique Richard Paul, diplômé de l’université d’agriculture Sokoine, située à proximité, et coordinateur du projet sur le terrain. Selon lui, les femmes sont parmi les plus méfiantes.
« Elles pensent qu’à terme, leurs enfants et petits-enfants n’auront plus de ferme pour cultiver leurs aliments », explique Paul à Mongabay.
Mais il imagine qu’un jour, peut-être dans 20 ans, les terres agricoles entourant la pépinière abriteront à la fois des forêts et des exploitations agricoles.
Menegon partage ce point de vue qui, selon lui, se concrétisera en partie par des changements dans l’agriculture de subsistance au cours des 20 à 30 prochaines années. Une mécanisation renforcée, de meilleures variétés de cultures et de nouvelles méthodes agricoles devraient permettre d’augmenter les rendements sur de plus petites surfaces et, espérons-le, d’atténuer la pression sur les forêts.
« Ce que j’espère, c’est que les zones forestières auront une valeur beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui et que l’on comprendra que la forêt doit être conservée et entretenue », précise-t-il. « L’idée est d’avoir, dans l’optique générale de l’utilisation des terres, une forêt qui fonctionne sur le plan écologique ».
Troquer la cardamome contre des crédits carbone
Près de la pépinière, la forêt tropicale de la réserve naturelle forestière de Mkingu est encore visible. Une compagnie de calaos à joues argent (Bycanistes brevis), hululent d’une voix rauque à la lisière de la forêt. En contrebas, un champ d’arbustes de cardamome dresse ses feuilles vertes jaunâtres vers le soleil couchant. La cardamome, cultivée dans le but d’approvisionner le marché international des épices, est populaire dans cette région. Cependant, sa culture est très nuisible à la biodiversité.
Et l’herpétologue tanzanien John Lyakurwa le sait mieux que personne.
Lyakurwa, candidat au doctorat à l’université de Dar es Salaam, étudie un genre de crapaud forestier que l’on trouve dans les montagnes de l’Arc oriental. Ses recherches l’amènent à se rendre régulièrement dans les massifs montagneux de la chaîne. Récemment, il s’est rendu à Nguru et ce qu’il a constaté l’a interpellé.
Il explique que de plus en plus d’agriculteurs défrichent le sous-étage de la forêt pour y planter la cardamome, qui affectionne l’ombre. Ces activités sont difficiles à détecter par le biais d’images satellites. Il faut des études sur le terrain comme la sienne pour en observer les conséquences.
« J’ai découvert des endroits qui venaient d’être défrichés et on y trouvait encore des animaux endémiques, comme des caméléons pygmées, qui s’accrochaient aux branches coupées », explique-t-il à Mongabay. « J’avais du mal à comprendre comment ces animaux allaient pouvoir survivre ».
L’arrêt de la culture de la cardamome serait bénéfique, mais les agriculteurs ont besoin d’une alternative. La solution pourrait consister à tirer profit des crédits carbone.
« Il ne s’agit pas seulement de crédits carbone, il y a aussi les crédits biodiversité, qui concernent le suivi du rétablissement [de la biodiversité] et les gens qui gagnent de l’argent en permettant à la faune de se rétablir dans leur région », explique Lyakurwa, qui ne fait pas partie du projet de reforestation. « Je vois là un grand potentiel ».
Etudier la forêt
L’augmentation de la biodiversité pourrait éventuellement engendrer un grand nombre de crédits pour le programme, reconnaît Menegon. Son équipe envisage de les ajouter au portefeuille proposé aux futurs investisseurs. Pour ce faire, l’équipe a besoin de données.
Dans un camp forestier situé à proximité de la pépinière, Adam Tido John, le chef de Disanga qui travaille en étroite collaboration avec l’équipe de conservation, se porte volontaire pour escalader un arbre afin de placer un enregistreur bioacoustique dans les branches. L’appareil enregistrera les sons de la forêt à intervalles réguliers au cours des prochaines semaines. L’enregistrement sera ensuite téléchargé et traité par un logiciel pour mesurer la richesse des espèces. L’équipe disposera ainsi d’une base de référence pour suivre les progrès réalisés.
En 2004, lors du premier séjour de Menegon au camp, il s’est émerveillé devant des anomalures de Derby (Anomalurus derbianus). Aujourd’hui, cette espèce se fait rare. La plupart des mammifères ont migré plus haut dans la montagne pour échapper aux chasseurs et aux autres activités humaines dérangeantes. Pendant la journée, des piétons et des motocyclistes transportant des passagers ainsi que des marchandises empruntent un sentier très fréquenté qui traverse cette partie de la forêt.
Mais tous les animaux n’ont pas déserté. À la nuit tombée, Menegon, Bianchi et Valentino Tossi, membre du PAMS, marchent lentement le long d’un sentier, éclairant de leurs torches les arbres et le sous-bois. Bianchi est le premier à trouver quelque chose. Il s’agit d’une jeune femelle caméléon de Jackson, l’une des douze espèces vivant à Nguru.
Après Madagascar, la Tanzanie est le pays avec la plus grande diversité de caméléons, regroupant plus de 50 espèces, dont les deux tiers vivent dans les montagnes de l’Arc oriental. À Nguru, cependant, comme dans les autres massifs montagneux de l’Arc, la pression exercée par le braconnage et autres activités humaines menace cette fragile diversité.
Répandre le modèle
Cette activité humaine se manifeste le lendemain lorsque Menegon se rend à Kombola, un hameau accroché au flanc d’une colline à l’intérieur de la réserve forestière. Pour y accéder, il faut grimper un sentier escarpé qui serpente à travers des champs de manioc et de cardamome. Entre Kombola et Disanga, il ne reste qu’une mince ceinture de forêt, lien vital entre deux parties importantes du massif.
Les agriculteurs de Kombola ne font pas encore partie du projet de reforestation. Mais peut-être en feront-ils partie un jour.
Selon Menegon, « il est impératif d’être prêt à intervenir au bon moment ».
Lyakurwa, le chercheur tanzanien, estime qu’avec le temps, les nouveaux concepts tels que le système de crédit carbone expérimenté à Pemba et Disanga seront adoptés par les communautés voisines.
« Il faut beaucoup de sensibilisation et les gens veulent voir les progrès accomplis et les profits qu’ils peuvent en tirer, puis ils commenceront à venir petit à petit », explique-t-il. « Je pense que si ce sont surtout les habitants qui gèrent ce type de projets, ces derniers seront encore mieux acceptés par les plus grandes communautés ».
Menegon partage ce point de vue. Il espère que le projet pilote de son organisation fournira un modèle qui pourra être reproduit par d’autres, en Tanzanie ou ailleurs.
« Un tel projet devrait générer des milliers de projets dans toute l’Afrique, couvrant des centaines de milliers de kilomètres carrés », explique-t-il.
De retour dans la forêt, Menegon aperçoit une minuscule grenouille sur le sentier. Il s’agit d’une rainette vermiculée (Leptopelis vermiculatus), endémique de l’Arc oriental, dont la peau vert tilleul luminescente est parsemée de fines marques noires. A 50 mètres au-dessus du sentier, les couronnes des arbres mtambao (Cephalosphaera usambarensis) sont animées par les cris des loriots à tête verte (Oriolus chlorocephalus).
La grenouille, les oiseaux, les arbres sont autant de rappels de la richesse de Nguru.
« Si tout se passe bien et que vous revenez ici dans 200 ans, les fermes ressembleront peut-être à ça », explique Menegon à Mongabay.
Image de bannière : Une femme transporte du bois de chauffage hors de la réserve naturelle forestière de Mkingu. Image de Ryan Truscott pour Mongabay.
Références :
Cuni-Sanchez, A., Sullivan, M. J., Platts, P. J., Lewis, S. L., Marchant, R., Imani, G., … Zibera, E. (2021). High aboveground carbon stock of African tropical montane forests. Nature, 596(7873), 536-542. doi:10.1038/s41586-021-03728-4
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2023/07/from-cardamom-to-carbon-bold-new-tanzanian-project-is-regrowing-a-rainforest/