Nouvelles de l'environnement

La Suisse en passe de brûler plus d’arbres pour atteindre ses objectifs climatiques et énergétiques (commentaire)

  • La Suisse s’est engagée à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Après la motion soumise au parlement en 2019 qui vise à « exploiter le potentiel énergétique du bois-énergie » dans son intégralité, la biomasse forestière devrait prendre une place de plus en plus importante dans le mix énergétique du pays.
  • La décision a été prise en dépit des mises en garde de l’Office fédéral de l’environnement qui a indiqué que « les stratégies qui se contentent d’augmenter l’utilisation du bois en tant que bio carburant ne sont pas efficaces sous l’angle du bilan carbone ».
  • Les copeaux et les granulés de bois brûlés pour la production d’énergie comptent parmi les rares produits forestiers rentables d’une industrie qui accumule les déficits depuis les années 1990 – des déficits qui ont atteint 40 millions de francs suisses (41 millions de dollars) par an ces trois dernières années. Les aides du gouvernement ont elles aussi encouragé l’exploitation de la biomasse et rétrogradé le bois au statut de « déchets » ligneux.
  • L’autonomie accordée aux 26 cantons suisses se traduit par des taux d’exploitation et des pratiques très variables d’un canton à l’autre. Celui de Bern, où toutes les photos ont été prises, se taille la part du lion, avec près d’un cinquième du total de la production suisse. Cet article est un commentaire. Les opinions exprimées sont celles de l’auteur, et pas nécessairement celles de Mongabay.

La Suisse s’était déjà lancée dans la transition énergétique avant même l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, mais la flambée des prix n’a fait qu’accélérer la nécessité de diminuer la dépendance du pays à l’égard des importations de combustibles fossiles polluants et de renforcer son auto-suffisance. Les décideurs politiques, soutenus par un triumvirat d’ONG environnementales d’influence estiment que la biomasse forestière devrait être utilisée pour réduire la consommation de combustibles fossiles.

La biomasse ligneuse sous forme de grumes, de granulés, de copeaux et de résidus de bois représente déjà 85 % de toute la biomasse suisse. Il s’agit actuellement de la deuxième plus importante source d’énergie renouvelable dans le pays après l’hydroélectricité. Mais un rapport corédigé par l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) révèle que, selon les estimations, le potentiel supplémentaire énergétique durable offert par le bois des forêts suisses se situerait quelque part entre 40 et 89 % de son utilisation actuelle. Le raisonnement est étayé par les arguments autour de la croissance des forêts et de la nécessité « presque naturelle » de la récolte.

Pourtant l’exploitation du bois sur le Plateau suisse, la plus petite mais la plus productive région forestière du pays, est déjà en soi une activité non durable avec un rendement annuel (3,283 millions de mètres cubes, m3, par an) supérieur à sa croissance (2,973 millions de m3/an). Dans cette zone, la surface forestière a diminué de 3,6 % et sa densité a été réduite de 11 % au cours des 20 dernières années, mais selon la dernière statistique forestière suisse parue en 2021 la superficie boisée totale de la Suisse aurait perdu environ 2 742 hectares (6 776 acres) en 2020 par rapport à 2019. Un perte supplémentaire de 3 450 hectares (8 525 acres) a été enregistrée par Global Forest Watch en 2021.

Vigorous forest growth is still being cited as an excuse for logging
La croissance vigoureuse des forêts continue à servir d’excuse à leur exploitation, comme ici sur le Plateau suisse où les activités non durables entraînent la création de « forêts mosaïques », terme emprunté au secteur forestier suédois. Image de Lucie Wuethrich.

Le « syndrome d’Alice au pays des merveilles » est un véritable trouble neurologique qui entraîne une modification de la perception des choses. Les défenseurs de la biomasse vont tenter de faire croire à l’opinion publique suisse ces cinq choses impossibles, avant le petit-déjeuner, ou après. Et inutile, selon eux, d’essayer d’ergoter :

Impossibilité no 1 : Seuls les « déchets » et les « résidus » de bois sont utilisés

Les granulés et les copeaux de bois sont essentiellement issus de « résidus » et de « déchets » provenant du secteur du bois et de l’exploitation forestière. Ou c’est ce que l’on nous dit, mais en 2007, un rapport rédigé par l’Institut fédéral suisse de technologie de Zurich (ETH Zürich) en collaboration avec les Offices fédéraux de l’énergie, de l’agriculture et de l’environnement a conclu que de tels produits dérivés de la forêt étaient déjà utilisés pour la production d’énergie et dans l’industrie du bois et permettaient de limiter tout excédent sur le marché.

En réalité, les arbres entiers et le bois rond sont eux aussi de plus en plus utilisés. Et il n’est pas inhabituel de voir la moitié du bois exploité considéré comme « déchet », voire en intégralité, parfois.

Impossibilité no 2 : La biomasse est propre

La fumée du bois est aussi dangereuse pour la santé que celle du tabac. Il a été prouvé que même les poêles soi-disant écologiques émettaient 650 fois plus de fines particules, que les poids lourds actuels, dans certains cas à l’intérieur des habitations. Bien que les lois suisses qui régissent les émissions de fines particules soient plus strictes que celles de l’Union européenne, les émissions du pays restent cependant deux fois supérieures à la limite recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de 5 microgrammes par mètre cube. Les filtres ne sont pas encore obligatoires sur les installations d’une puissance comprise entre 13 et 20 kilowatts-heures (kW) qui équipent les habitations privées en Suisse.

Les 600 000 systèmes de combustion de bois du pays produisent également 75 000 tonnes de cendres par an, ensuite déversées dans des décharges où elles peuvent provoquer une instabilité structurelle, une contamination de l’eau potable et des sols, et une bioaccumulation de métaux/métalloïdes lourds dans la chaîne alimentaire.

De plus, les usines d’incinération des déchets qui, en plus des déchets ménagers et industriels, traitent près d’un tiers de résidus de bois, rejettent 4 000 tonnes supplémentaires de cendres hautement toxiques, qui sont actuellement exportées vers les pays voisins, car une loi adoptée pour éliminer les métaux lourds a été reportée à 2026.

These piles represent some 700 cubic meters (24,700 cubic feet) of largely mature, hardwood beech
Ces piles de grumes représentent environ 700 mètres cubes (24 700 pieds cubes) issus de hêtres adultes (Fagus sylvatica), dont 95 % ont été brûlés pour chauffer les habitations. Les arbres ont été essentiellement transformés en copeaux de bois (voir facture d’intervention de mars 2019 dans l’encart). Image de Lucie Wuethrich.

Impossibilité no 3 : Là où il y a de la fumée, il n’y a ni feu…ni CO2

L’OFEN considère l’« énergie issue de la biomasse » comme « neutre en CO2 ». Cependant, le Conseil scientifique des académies des sciences européennes (EASAC), dont la Suisse fait partie, juge la classification de la biomasse forestière parmi les énergies renouvelables et neutres en carbone trop « simpliste », car la plupart des arbres repoussent trop lentement pour pouvoir compenser les émissions, et la préservation et l’augmentation des stocks de carbone des forêts devraient être traitées comme des priorités.

Plus de 500 scientifiques internationaux sont même allés plus loin, en mettant en garde contre la « fausse solution » offerte par la transition de la combustion de combustibles fossiles vers celle du bois qui, pour chaque unité d’électricité produite, ajoute jusqu’à trois fois plus de CO2 dans l’atmosphère.

Impossibilité no 4 : Les arbres et les forêts suisses protégés par des lois robustes

La Loi fédérale sur les forêts (LFo) qui vise à « assurer la conservation des forêts dans leur étendue et leur répartition géographique » a manqué à ses objectifs dans les forêts du Plateau suisse. Par ailleurs, la Suisse est l’un des deux seuls pays européens à interdire la coupe-rase en vertu de la LFo et de l’Ordonnance sur les forêts (Ofo). Toutefois, les « zones déboisées » ou les « vides dans les peuplements forestiers », comme on les appelle, se multiplient.

Tout abattage groupé d’arbres n’est pas considéré – d’une manière très commode – comme coupe-rase si les arbres repoussent (Article 20.2 de l’OFo), comme c’est généralement le cas dans les pays affichant un taux élevé de régénération naturelle. Ils sont également répertoriés en tant que forêts, tout comme les voies et les installations forestières, même si ces dernières relèvent clairement d’activités de déforestation, qui sont également interdites (Article 5.1 de la Lfo), tout ou moins sur le papier.

Lewis Carroll n’aurait pas mieux présenté les choses.

A clear-cut or “gap” near Schüpfen
Une coupe-rase ou un « vide dans un peuplement forestier » près de Schüpfen, dans le canton suisse de Bern, en octobre 2021. Image de Lucie Wuethrich.

Impossibilité no 5 : Quand l’argent pousse dans les arbres

L’investissement et les coûts d’opération élevés associés aux systèmes de chauffage au bois ont nécessité des subventions à hauteur de 9,1 millions de francs suisses (9,3 millions de dollars) en 2019. De telles aides financières généreuses combinées à un lobbying agressif ont permis d’augmenter le nombre de poêles à bois domestiques et de renforcer les systèmes de chauffage urbain et les centrales électriques industrielles fonctionnant à la biomasse. Mais un problème subsiste, c’est celui du prix du bois-énergie qui a augmenté de 8 % entre 2016 et 2020, tandis que celui des granulés de bois a grimpé de 67,7 % (passant de 329 à 551,6 francs suisses, ou de 336 dollars à 562,60 dollars la tonne) depuis juillet 2021.

Il existe d’autres frais masqués sur lesquels l’industrie de la biomasse suisse reste très discrète, tels que les coûts associés à l’élimination des cendres, qui a presque triplé pour certaines centrales électriques ces dernières années. Mais c’est le durcissement de l’Ordonnance sur le contrôle de la pollution de l’air (Opair), en conformité avec les recommandations de l’OMS qui pourrait générer des coûts encore plus élevés pour les consommateurs et les propriétaires d’immeubles, et qui devrait servir d’avertissement pour les investisseurs potentiels.

L’industrie de la biomasse prétend protéger la planète, et non ses propres profits et intérêts, mais c’est une illusion, et la plus incroyable de toutes.

Mobile pellet boilers are often used to dry out new buildings
Les chaudières à granulés mobiles sont souvent utilisées pour sécher les nouvelles constructions, comme ici dans la banlieue de Bern, la capitale suisse. « Granulés de bois, une solution écologique et d’avenir. », lit-on sur le conteneur à granulés de bois. Image de Lucie Wuethrich.

Advienne que pourra

Une étude menée en 2021 a conclu que le meilleur moyen pour la Suisse de devenir à la fois neutre en carbone et autosuffisante en énergie était d’installer une combinaison de panneaux solaires et d’éoliennes à haute altitude dans les Alpes, au-dessus de la couche de brouillard hivernal. Une autre option consisterait à encourager l’utilisation de pompes à chaleur qui, comme l’admettent les défenseurs de la biomasse, offrent « un plus grand potentiel que le bois-énergie ».

Pourtant, ces défenseurs continuent à essayer d’imposer leur « fausse solution » à un public peu méfiant et bien intentionné en utilisant des arguments tout droit sortis du chapeau du chapelier fou.

Dans les années 1990, les véhicules équipés d’un moteur diesel avaient été présentés comme écologiques, des taxes et des mesures d’incitation avaient été mises en place, et les ventes étaient montées en flèche…comme les émissions de carbone, les oxydes d’azote et les particules. Mais aujourd’hui, nous en savons plus sur le sujet et les véhicules diesel sont en train de disparaître. Cela ne nous empêche pas pour autant de reproduire la même erreur et les mêmes émissions avec la biomasse ligneuse.

Nous devons maintenant arrêter de perdre notre temps et réduire les émissions de carbone, et non le couvert forestier qui représente tellement plus qu’une simple collection d’arbres !

A landslide.
Des règles strictes s’appliquent aux interventions dans les forêts officiellement protégées contre les dangers naturels, une désignation attribuée à environ la moitié des forêts suisses. Le « vide » dans les forêts de protection visant à agir contre les glissements de terrain excède largement la limite fixée à 1 200 mètres carrés (12 900 pieds carrés) et s’est depuis traduit par un certain nombre de glissements de terrain (voir en haut à droite de la photo). Image de Lucie Wuethrich.

Image de bannière : Une broyeuse de bois mobile traitant sans ménagement des troncs de hêtres centenaires fraîchement abattus avant de les transformer en copeaux, brûlés ensuite de manière « écologique » – avec une teneur en humidité atteignant jusqu’à 50 % – en vue d’assurer le chauffage d’un quartier urbain, février 2022. Image de Lucie Wuethrich.

Lucie Wuethrich a commencé à militer en 2019 en signe de protestation à l’exploitation d’une forêt de hêtres locale qui avait été officiellement classée forêt de protection pour agir contre les glissements de terrain, et quand elle a appris la combustion de 95 % du bois récolté pour produire de l’énergie. Depuis, elle mène de nombreuses recherches sur l’exploitation des forêts et l’industrie forestière suisse. Elle est la seule membre suisse de Biofuelwatch et du groupe de travail sur la biomasse Environmental Paper Network et collabore avec des ONG à travers l’Europe pour sensibiliser la population aux menaces croissantes qui pèsent sur les forêts.

 
Article original: https://news.mongabay.com/2022/09/switzerland-set-to-burn-more-trees-to-reach-its-climate-and-energy-goals-commentary/

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