Nouvelles de l'environnement

Des données récoltées à partir d’excréments : des chercheurs dressent une carte d’identité génétique des chimpanzés

  • Dans le cadre d'un projet plus vaste, visant à étudier la diversité culturelle et génétique des chimpanzés en Afrique, des chercheurs ont utilisé des échantillons fécaux provenant de 48 sites à travers le continent afin de créer un ensemble de données sur l'identité génétique des chimpanzés dans toute l'aire de répartition de l'espèce.
  • Ces données confirment que les chimpanzés se divisent en quatre sous-espèces actuellement reconnues. Elles mettent également en lumière les flux génétiques historiques entre les sous-espèces, et entre les chimpanzés et les bonobos.
  • Selon les chercheurs, cet ensemble de données peut aider les défenseurs de l'environnement à déterminer l'origine génétique des chimpanzés saisis dans le cadre du commerce illégal d'espèces sauvages et à identifier les zones où le braconnage est fréquent.

En 2005, un chimpanzé du nom de Tico est arrivé dans un refuge en Espagne. Peu de détails sur sa vie d’avant sont disponibles. En effet, il a été trouvé errant dans les montagnes avant d’être transféré dans un zoo qui a fini par fermer. « Mais nous savions qu’il était arrivé illégalement d’un pays africain », écrit le centre, la fondation Mona.

Grâce à la géolocalisation à partir de ses cheveux, les scientifiques ont déterminé que Tico était né au Gabon ou en Guinée équatoriale, deux pays d’Afrique de l’Ouest d’où les chimpanzés communs (Pan troglodytes) sont originaires et où ils vivent depuis des dizaines de milliers d’années.

Aujourd’hui, les scientifiques et les défenseurs de l’environnement mettent au point des méthodes beaucoup plus avancées et précises pour déterminer l’origine géographique des chimpanzés saisis dans le cadre du commerce illégal d’animaux sauvages. Ils utilisent des techniques qui permettent également de mettre en lumière l’histoire des populations de chimpanzés.

<i>Pan troglodytes</i> subespecies distribution.
Distribution des Pan troglodytes. 1 – Pan troglodytes verus, 2 – P. t. vellerosus, 3 – P. t. troglodytes, 4 – P. t. schweinfurthii. Image de Luis Fernández García via Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0).

Créer une base de données génétiques

À l’aide d’échantillons collectés dans le cadre du Pan African Programme: The Cultured Chimpanzee, qui vise à étudier les chimpanzés sur tout le continent, les scientifiques ont établi le premier ensemble de données sur l’identité génétique des chimpanzés à l’état sauvage. Leurs résultats, publiés dans le numéro de juin de la revue Cell Genomics, nous éclairent sur l’histoire de l’espèce et fournissent une carte à échelle précise de la connectivité entre les populations de chimpanzés.

Au cours des six années qu’a duré le projet de recherche, 82 scientifiques ont recueilli 828 échantillons fécaux sur 48 sites à travers l’Afrique, dans le but de « rassembler des données provenant d’un grand nombre d’individus couvrant l’aire de répartition actuelle de l’espèce et présentant une profondeur de données suffisante », et de pallier le manque de données génétiques qui a entravé les efforts de conservation de l’espèce. Les chercheurs ont ensuite séquencé le chromosome 21, qui, selon les experts, est la source d’une multitude de données génomiques utiles pour déterminer la structure des populations de chimpanzés.

Mimi Arandjelovic, co-auteure de l’étude et codirectrice du projet Cultured Chimpanzee, a déclaré que les chercheurs impliqués dans la production et l’analyse de cet ensemble de données avaient pour objectif de mieux comprendre les facteurs écologiques et évolutifs qui sous-tendent la diversité comportementale et culturelle de ces singes.

« D’anciennes études génétiques sur les chimpanzés ont abouti à des résultats contradictoires concernant l’histoire génétique de l’évolution des chimpanzés, mais elles s’appuyaient principalement sur des échantillons provenant d’individus en captivité, d’origine géographique inconnue, ou sur très peu de marqueurs génétiques », a déclaré Arandjelovic à Mongabay.

De plus, l’étude visait à aider à résoudre les questions relatives à l’histoire génétique et à la diversité de l’espèce. Alors que quatre sous-espèces de chimpanzés sont traditionnellement reconnues, des avis divergent sur le fait de savoir si l’une des sous-espèces reconnues, le chimpanzé oriental (P. t. schweinfurthii), est vraiment génétiquement différente d’une autre sous-espèce, le chimpanzé central (P. t. troglodytes).

Anthony Agbor, co-author of the study and field site manager at several PanAf sites
Anthony Agbor, co-auteur de l’étude et responsable de plusieurs sites du Programme panafricain (PanAf), prépare les échantillons pour le traitement sur le terrain. Image offerte par PanAf.

Alors, pourquoi des échantillons fécaux et pas des échantillons de sang ou de tissus ?

L’auteure principale, Claudia Fontsere de l’Institut de biologie évolutive de Barcelone, a déclaré que l’obtention d’échantillons de sang ou de tissus pour le séquençage génomique d’espèces sauvages en voie de disparition aurait permis d’obtenir un ADN de meilleure qualité. Cependant, cette approche n’est pas pratique ni même souhaitable.

« Nous avons choisi une méthode non invasive de prélèvement [d’échantillons fécaux] car leur collecte n’implique aucun contact avec les animaux. Ils ne sont donc perturbés que par la présence de chercheurs dans leur habitat », a-t-elle déclaré à Mongabay.

Les échantillons fécaux présentent un certain nombre de difficultés, notamment leur faible teneur en ADN du chimpanzé, dont une grande partie est fortement dégradée, a-t-elle expliqué. Pour faire face à ce problème, les chercheurs ont utilisé des échantillons fécaux qu’ils ont recueillis très rapidement afin qu’ils restent frais. Ils les ont ensuite stockés dans de l’éthanol et séchés afin de les conserver pendant des années.

« Cette approche a permis d’obtenir une plus grande densité de marqueurs génomiques ainsi qu’un plus grand nombre d’échantillons afin d’avoir une description plus précise et détaillée de l’histoire de la population des chimpanzés », a déclaré Fontsere.

Wild chimpanzee defecating.
Un chimpanzé sauvage en train de déféquer. Image offerte par MPI-EVA PanAf.

Tracer la lignée des chimpanzés et le lien avec les bonobos

L’étude a utilisé énormément de données génomiques provenant des échantillons afin de mieux comprendre comment les chimpanzés se sont répandus en Afrique tropicale, quelles populations ont été en contact et lesquelles ont été isolées, a expliqué Arandjelovic.

La dernière analyse confirme l’existence des quatre sous-espèces de chimpanzés précédemment reconnues : le chimpanzé oriental, le chimpanzé central, le chimpanzé verus (P. t. verus) et le chimpanzé du Nigeria-Cameroun (P. t. ellioti).

Les recherches ont également révélé une certaine dynamique génétique entre les sous-espèces. Les chimpanzés du Nigeria-Cameroun situés dans le parc national de Gashaka-Gumti au Nigeria, qui fait frontière avec le Cameroun, portent plus de fragments génétiques des chimpanzés centraux et orientaux que les autres chimpanzés du Nigeria-Cameroun situés ailleurs. La population centrale de Goualougo, dans le parc national de Nouabale-Ndoki, en République du Congo, porte plus d’ADN du chimpanzé central et du chimpanzé du Nigeria-Cameroun que les autres communautés centrales.

Selon Arandjelovic, cette diversité génétique indique que les sous-espèces ont été séparées dans le passé, mais qu’un flux génétique est récemment survenu entre elles en raison de la connectivité des forêts.

« Cela montre que le maintien de la connectivité des forêts pour l’ensemble de l’espèce est important, et l’a été dans l’histoire de son évolution », a-t-elle déclaré.

Photo composition of wild chimpanzees.
Composition photographique de chimpanzés sauvages. Image offerte par MPI-EVA PanAf Chimp&See.

Selon Fontsere, l’ensemble des données produit par les chercheurs a joué un rôle clé dans la compréhension des flux génétiques récents et passés entre des populations pour lesquelles il existait auparavant des lacunes en matière d’échantillonnage.

« Grâce à la densité des marqueurs et à la densité des sites d’échantillonnage, nous avons pu mettre en évidence des cas spécifiques de flux génétique entre différents groupes de chimpanzés, dont un entre Gashaka [chimpanzés du Nigeria-Cameroun] et les populations voisines [chimpanzés oriental et central] », a-t-elle déclaré.

Aussi, les chercheurs ont trouvé des preuves du croisement entre les chimpanzés et les bonobos (Pan paniscus). Toutes les communautés centrales de chimpanzés échantillonnées au sud du fleuve Ogooué, au Gabon, présentaient « beaucoup plus de fragments génomiques de type bonobo » que celles situées au nord du fleuve ou que toute autre population de chimpanzés. Les chimpanzés des parcs nationaux de la Lopé et de Loango, également au Gabon, présentaient la lignée bonobo la plus élevée.

« Ce que nous avons détecté est un signal très ancien d’introgression des bonobos dans les chimpanzés centraux », a déclaré Arandjelovic, ajoutant que l’explication du flux génétique entre les deux nécessite davantage de recherches.

Claudia Fontserè, first author of the study and researcher at IBE
Fontsere, auteure principale de l’étude et chercheuse au BIE, traitant des échantillons fécaux en laboratoire. Image offerte par Claudia Fontsere.

Les données de géolocalisation de l’étude pourraient contribuer aux efforts de conservation de plusieurs façons. Premièrement, elles peuvent contribuer à garantir que les chimpanzés saisis dans le cadre du commerce illégal d’animaux de compagnie soient relogés dans des refuges dans leur pays d’origine, conformément aux normes internationales.

« Deuxièmement, lors du séquençage des individus ou des produits dérivés d’espèces sauvages (par exemple, la viande de brousse), cela peut permettre de détecter les zones où le braconnage est fréquent afin que les autorités compétentes puissent faire appliquer les lois nationales et internationales promulguées pour les espèces protégées », indique l’étude.

De manière générale, les recherches démontrent comment des échantillons collectés de façon non invasive peuvent être utilisés comme source de séquençage génomique à des fins de conservation et dans l’intérêt des populations. Selon l’étude, l’approche de capture ciblée utilisée peut s’appliquer à la compréhension d’autres espèces de grands singes et de primates.

Etant donné que l’analyse était limitée à une partie du génome, les scientifiques ont déclaré qu’ils n’ont pas pu résoudre l’ensemble de la question de l’introgression des bonobos dans les chimpanzés centraux. De plus, les échantillons fécaux peuvent avoir été contaminés par l’ADN d’espèces faisant partie du régime alimentaire des chimpanzés. Aussi, malgré l’échantillonnage important, certaines régions ont été sous-représentées dans la recherche. C’est pourquoi, d’autres études sont nécessaires.

Malgré ces limites, la généticienne danoise et chercheuse sur les chimpanzés Christina Hvilsom, qui n’a pas participé à cette étude, a déclaré que la méthodologie utilisée était « solide » et offrait « un grand potentiel pour les études futures ».

Emmanuel Dilambaka processes samples in a field lab
Emmanuel Dilambaka traite des échantillons dans un laboratoire de terrain au Parc National de Conkouati Douli, en République du Congo. Image offerte par MPI-EVA PanAf.

Hvilsom explique que l’étude ne se contente pas de s’ajouter aux efforts scientifiques antérieurs sur l’histoire démographique des chimpanzés. Elle fait référence à une recherche à laquelle elle a contribué en 2020 et qui a également montré comment la génétique peut être utilisée pour déterminer l’origine géographique des chimpanzés saisis dans le commerce illégal.

« [Ce] travail de pionnier était un peu approximatif en termes de pouvoir de prédiction de l’origine géographique. [L’étude] de Fontsere et al. apporte un échantillonnage beaucoup plus large et donc une couverture plus complète de toute l’aire de distribution du chimpanzé, ce qui rend leur pouvoir de prédiction meilleur que ce qui a été publié précédemment », a déclaré Hvilsom à Mongabay.

Elle a ajouté que, comme d’autres études précédentes, les recherches en cours sont importantes car elles montrent comment la génétique peut être utilisée comme outil pratique pour la conservation des chimpanzés ou d’autres espèces, en cartographiant les itinéraires ainsi que les endroits phares du commerce illégal et en utilisant les résultats dans les poursuites contre les braconniers.

Grâce à la poursuite des recherches, il sera possible de combler d’autres lacunes dans l’échantillonnage de l’aire de répartition des chimpanzés et l’outil de géolocalisation issu de ces recherches pourra être « plus précis en termes de pouvoir prédictif », a conclu Hvilsom.

 
Image de bannière : un chimpanzé dans les forêts tropicales du Congo. Image de gerritbril via Pixabay Pixabay.

Références :

Fontsere, C., Kuhlwilm, M., Morcillo-Suarez, C., Alvarez-Estape, M., Lester, J. D., Gratton, P., … Marques-Bonet, T. (2022). Population dynamics and genetic connectivity in recent chimpanzee history. Cell Genomics, 2(6), 100133. doi:10.1016/j.xgen.2022.100133

Frandsen, P., Fontsere, C., Nielsen, S.V., Hanghøj, K., Castejon-Fernandez, N., Lizano, E., … Hvilsom, C. (2020). Targeted conservation genetics of the endangered chimpanzee. Heredity, 125(1), 15-27. doi:10.1038/s41437-020-0313-0

 
Article original: https://news.mongabay.com/2022/07/data-from-droppings-researchers-draw-up-a-genetic-id-map-for-chimps/

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