- Le modèle de conservation coercitive prive les communautés locales d’un accès à leurs terres et entraîne des violations des droits humains, une exploitation illégale des ressources naturelles et une destruction de l’habitat et de la faune sauvage.
- Le parc national de Kahuzi-Biega en République démocratique du Congo, d’où le peuple Batwa a été expulsé en 1975, se trouve aujourd’hui envahi par des réfugiés, diverses milices et par l’exploitation minière tandis que, d’après certaines sources, ses écogardes brûleraient les villages et massacreraient les peuples autochtones.
- Nous pouvons transformer ce modèle de conservation en encourageant le développement d’aires protégées respectueuses du bien-être des hommes, conçues et gérées par les communautés locales, et protégées par les populations autochtones avec, sur demande, le soutien des forces de sécurité.
- Cet article est un commentaire. Les opinions exprimées sont celles de l’auteure, pas nécessairement celles de Mongabay.
Un chef du clan Bakanga des Batwa vivant à proximité du Mont Kahuzi a été sollicité dans les années 1970 pour aider à matérialiser les limites du parc à l’aide de chaînes d’arpenteurs. Il a accepté la mission, loin d’imaginer qu’il était en train de sceller son propre destin. D’après son fils, quand il a commencé à comprendre ce qui se passait, il était déjà trop tard. Ce chef et sa communauté ont été privés d’accès à la forêt qui les avaient hébergés et qu’ils avaient protégée depuis des milliers d’années.
Le modèle de conservation du siècle dernier reposait sur la conviction que les hommes et la nature ne pouvaient pas coexister. On pensait donc que pour protéger la nature, il fallait retirer aux communautés le droit d’accès à leurs terres. Aujourd’hui, ce modèle est qualifié de conservation « forteresse », « coercitive », « militarisée » ou « coloniale ». Bien que cette manière de penser ait été initialement animée par un engagement louable en faveur de la protection de la nature et de la biodiversité, les décisions concernant l’établissement et la gestion des aires protégées étaient, elles, généralement imposées par des personnes étrangères à la réserve – souvent sous la menace d’une arme.
En réalité, l’expulsion des anciens propriétaires et habitants a souvent eu l’effet inverse de celui qui était escompté. Elle ouvre les aires soi-disant protégées à un afflux d’étrangers, cédant le contrôle à des élites qui établissent ensuite des ententes avec les miliciens et autres exploitants de ressources naturelles. Le même scénario s’est déroulé partout dans le monde, y compris dans le parc national de Kahuzi-Biega; le parc est envahi par des écogardes, des touristes, des réfugiés, des braconniers, des mineurs, des bûcherons et des miliciens. Il n’est pas surprenant d’observer un déclin des populations de faune sauvage au sein de plusieurs espèces clés protégées, tel que décrit par l’UNESCO, depuis que l’aire a été placée « sous protection ».
La conférence de 2021 Notre terre, notre nature qui a réuni des intervenants du monde entier visait à présenter les impacts catastrophiques de l’approche de conservation coercitive sur les populations qu’elle déplace. En outre, de nombreuses études ont démontré que les détenteurs traditionnels de droits fonciers étaient généralement plus à même de protéger l’environnement et la biodiversité. Le modèle de conservation coercitive mène presque inévitable à une perte de la biodiversité, de la diversité culturelle humaine et des modes de vie durables.
Violence à l’égard de la plus ancienne civilisation vivante
Le peuple Batwa, auparavant connu sous le nom de Pygmées, serait la plus ancienne civilisation vivantedu Bassin du Congo. En 1975, l’expansion de la réserve naturelle, fondée en 1937 par le gouvernement colonial belge, a conduit à l’expulsion d’environ 6 000 Batwa pour créer le parc national de Kahuzi-Biega au Zaïre (devenu aujourd’hui la République démocratique du Congo, ou RDC).
N’étant plus autorisés à vivre, chasser, ou exécuter leurs rituels ou leurs prières sur les sites sacrés au sein du parc national, le clan Bakanga et d’autres groupes sont devenus des réfugiés sans terre. Leur sort a été scellé en 1980, lorsque le parc national a été classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une fois privés de leurs terres, et dès lors incapables de s’intégrer dans les systèmes de gouvernance traditionnels ou dans l’économie agricole locale, les Batwa ont été exclus socialement par les tribus bantoues voisines et vivent depuis 45 ans dans une pauvreté abjecte.
Cherchant à répondre à ces injustices historiques, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) internationales ont invité des représentants des Batwa vivant à proximité du parc à participer à une série de discussions avec les administrateurs du parc en 2014. Les points clés des négociations ont porté sur la provision de terres de substitution, ainsi que sur l’accès à l’éducation et aux ressources économiques de base.
Bien que plusieurs accords aient été conclus, aucun n’a été mis en œuvre par le gouvernement congolais. Fin 2018, faute d’autres solutions de survie, un certain nombre de familles Batwa sont retournées sur leurs terres ancestrales au sein du parc.
Trois ans plus tard, le niveau de violence à l’intérieur et à proximité du parc s’est intensifié. En octobre 2021, le Réseau Initiative for Equality (RIFE) regroupant des organisations de la RDC, du Rwanda et du Burundi a publié un rapport préliminaire sur les massacres, les incendies de villages, les arrestations arbitraires, et autres abus de droits dont nous avions été informés depuis cinq ans. Le rapport actualisé fournit des données, vraisemblablement sous-estimées, sur les violations de droits perpétrées à la fois par le personnel du parc national de Kahuzi-Biega et par les membres de l’armée congolaise :
- 29 Batwa tués par des écogardes et/ou des soldats ;
- 16 Batwa blessés ou menacés de mort (blessés par des armes à feu, etc.) ;
- 12 villages incendiés (certains ont été incendiés deux fois ; le village de Buhoyi a été incendié trois fois) ;
- Un grand nombre de familles déplacées (certaines ont été déplacées plusieurs fois) ;
- 17 arrestations arbitraires et détentions en prison ; 14 personnes ont été libérées lors de l’intervention d’avocats, deux sont mortes suite à leurs mauvaises conditions de détention, et une d’entre elles (le chef Douze de Buhoyi) reste emprisonnée pour des accusations considérées par beaucoup comme politiques.
Les meurtres les plus récents, y compris ceux de deux enfants Batwa qui sont morts brûlés dans leur habitation au sein du village de Bugamanda en novembre 2021, n’ont pas été couverts par les médias en RDC, et encore moins ailleurs.
Le besoin est devenu crucial d’une surveillance méthodique avec rapports d’incidents survenus sur le terrain, étayés par des enquêtes rigoureuses pour chacun d’entre eux. Le manque de volonté politique de la part des autorités et la difficulté et le danger des déplacements dans ces régions représentent toutefois un obstacle de taille aux efforts de surveillance.
Une tragédie en trois actes
Face à la violence et à la crise, il est naturel de vouloir blâmer des acteurs sans scrupules, réprimer chaque coupable, et déclarer le problème résolu. Mais les problèmes à Kahuzi-Biega (comme au sein de bon nombre d’aires protégées à travers le monde) sont systémiques, et découlent de trois pathologies sous-jacentes qui doivent être traitées.
Le premier acte de cette tragédie remonte à l’expulsion des Batwa de leurs terres ancestrales. Les collines et les vallées de la région n’avaient pas de secret pour le peuple autochtone, profondément attaché à protéger la forêt qui abritait ses sites sacrés et ses animaux totems. Les dirigeants du parc ont remplacé les Batwa par des écogardes, beaucoup moins expérimentés et moins motivés pour protéger le parc. Ces expulsions ont également réduit les Batwa en une sous-classe d’une pauvreté extrême, facilitant leur exploitation. Cette exploitation se retrouve sous des formes diverses et variées ; les Batwa peuvent par exemple être employés par des profiteurs qui leur délèguent le « sale travail » illégal, comme la fabrication de charbon de bois ou l’extraction de minerais.
Les autorités du parc peuvent également acheter l’allégeance de certains membres du peuple Batwa pour les amener à espionner leur communauté (d’après les témoignages recueillis lors d’un récent procès), à faire de fausses déclarations, ou à participer à des cérémonies se révélant être des mascarades à des fins de relations publiques. Dès que des activités illicites sont découvertes et dévoilées au sein du parc, les Batwa sont alors utilisés comme boucs émissaires. Les charges contre les autorités du parc ou les écogardes sont transférées sur les Batwa, accusés d’être une association des malfaiteurs et de la destruction méchant de la nature. Et lorsque des Batwa sont tués, ils sont tout bonnement tenus responsables d’avoir servi de « boucliers humains » aux miliciens décrits ci-après.
Le deuxième acte abominable de cette tragédie porte sur les conséquences du génocide rwandais qui a envoyé des centaines de milliers de réfugiés dans l’est de la RDC. La région de Kahuzi-Biega a été lourdement impactée par une guerre qui a impliqué les forces armées rwandaises, ougandaises et congolaises et d’autres milices irrégulières à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Durant cette période, selon un témoin qui habitait dans cette région à ce moment-là, la milice Interahamwe, d’autres milices et ainsi que les armées régulières ont traversé le parc ou s’y sont cachées, violant les femmes et kidnappant les hommes pour les embrigader.
En fait, certaines parties du parc sont toujours zones actives de conflit. Les réfugiés hutus et leurs milices (les Forces démocratiques de libération du Rwanda, FDLR, le Conseil national pour le renouveau et la démocratie, CNRD, et Nyatura) opèrent actuellement dans le parc, en particulier à proximité d’un important site minier situé à Katasomwa. La communauté ethnique locale Tembo a créé une milice d’autodéfense, Raia Mutomboki, qui se bat contre les rebelles hutus rwandais pour le contrôle des sites miniers, avec les Forces armées de la république démocratique du Congo (FARDC) qui prend parti régulièrement.
La tragédie finale, c’est la corruption, notoirement endémique en RDC – et les aires protégées ne font pas exception. En août 2005, le président de l’époque, Joseph Kabila, a nommé Cosma Wilungula directeur général de l’ICCN (l’Institut congolais pour la conservation de la nature). Le même mois, Wilungula a démissionné de ses fonctions de président du conseil d’administration de l’une des plus grandes sociétés minières de la RDC, AngloGold Ashanti Kilo, et de directeur général de l’Office des mines d’or de Kilo-Moto (OKIMO) dans la province d’Ituri.
En avril 2005, Human Rights Watch (HRW) a publié un long rapport sur les relations abusives, corrompues et lucratives entre AngloGold Ashanti Kilo, OKIMO et les milices violentes opérant dans la région, en particulier le « Front des nationalistes et intégrationnistes » (FNI).
HRW indique qu’« OKIMO détient des droits de mine exclusifs sur une zone de 83 000 kilomètres carrés, soit trois fois la taille de la Belgique ». De nombreux contrats ont été signés par Wilungula au nom d’OKIMO et d’AngloGold Ashanti Kilo au cours de la période couverte par le rapport de HRW.
Sur demande de Joseph Kabila, Cosma Wilungula est passé directement de cette position peu recommandable à celle de superviseur des parcs nationaux de Kahuzi-Biega et de Virunga, tous deux zones de conflits riches en minerais. La famille de Kabila fait l’objet de nombreuses commissions d’enquêtes concernant des pratiques commerciales corrompues et des profits illicites délocalisés à l’étranger, et est connue pour détenir au minimum 80 entreprises en RDC.
En juin 2021, le « Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo » envoyé par le Conseil de sécurité des Nations Unies a publié un rapport sur des trafics d’armes entre l’ICCN – sous contrôle de Cosma Wilungula – et les FARDC au sein du parc national des Virunga. Le 3 août 2021, le ministre congolais de l’Environnement a suspendu Cosma Wilungula et l’ensemble de son comité de directionde leurs fonctions à l’ICCN, au moment du déroulement d’une enquête pour corruption sous le mandat du nouveau président Felix Tshisekedi. Cosma Wilungula a démissionné le 24 août 2021 et n’a pas réapparu dans les médias depuis cette date.
Pendant ce temps, plus de 200 ONG ont appelé à mettre fin à l’exploitation des ressources naturelles des aires protégées de la DRC, et un groupe Batwa a accusé le directeur du parc national de Kahuzi-Biega, De Dieu Bya’ombe, d’exploitation forestière illicite. Selon le rapport du peuple Batwa du 1er juin 2020, les autorités du parc auraient déployé des bûcherons sur quatre sites, et transporté les coupes de bois à Tshivanga, siège du parc, avant de les acheminer par camions vers la grande ville de Bukavu.
A ce jour aucun rapport issu d’une enquête indépendante n’a été publié sur le sujet.
S’il n’est pas exclu que les écogardes sous-rémunérés puissent accepter des pots-de-vin de ceux qui exploitent les ressources naturelles du parc, la question fondamentale qui subsiste porte sur la nature des relations entre les autorités du parc, les milices et les sites miniers aux alentours de Katasomwa.
Compte tenu du bilan des membres haut placés tels que Cosma Wilungula, il semble essentiel de pouvoir déterminer, à l’aide d’enquêtes, s’il existe ou non des relations illicites au niveau de la gestion du parc.
Transition vers un nouveau modèle
La bonne nouvelle, c’est que la plupart de ces dommages sont réversibles – à condition que nous acceptions de changer notre approche de la conservation avant la disparition d’un plus grand nombre d’espèces animales et la destruction de davantage de communautés humaines. Un nouveau modèle appuyé par des conseils (et non des exigences) d’experts, reposant sur la conviction que les hommes et la nature peuvent réapprendre à vivre ensemble, nous ouvrira la voie vers une conservation conçue et mise en œuvre par les peuples indigènes et les communautés locales. Ce modèle doit encourager la fusion entre le bien-être des hommes et le paysage, l’environnement et la biodiversité, et doit veiller à ce que le tourisme ne vienne pas bouleverser les écosystèmes ni perturber les communautés locales. Enfin, il devra être surveillé et protégé (protégé des miliciens, des invasions, du braconnage et des extractions de ressources illicites) par les populations locales – avec le soutien des forces de sécurité, sur demande.
Les recommandations clés pour une transition réussie incluent les éléments suivants.
Les terrains, les communautés et les problèmes à Kahuzi-Biega doivent être soigneusement évalués et analysés à l’aide de la cartographie communautaire et de négociations sur les droits fonciers traditionnels. Il est également nécessaire de documenter de manière précise la destruction sociale, économique et culturelle du peuple Batwa et de fournir une analyse rigoureuse sur l’extraction de ressources naturelles illicites, la corruption, les installations humaines et les conflits armés au sein du parc.
La mise en œuvre d’un processus sincère de vérité et de réconciliation est requise pour reconnaître et réparer les torts causés. Les chefs spirituels des communautés locales Batwa et Bantoues devront jouer un rôle moteur. De plus, de tels processus ne doivent pas empêcher les poursuites judiciaires contre ceux qui ont ordonné ou qui ont participé aux crimes graves contre l’humanité ou contre la nature.
Un plan de gestion doit être élaboré au niveau de la région, avec des décisions prises par les détenteurs de droits fonciers traditionnels, eux-mêmes soutenus par une équipe d’experts de l’environnement, des forêts et de la conservation, de biologistes spécialisés dans les espèces en danger, d’anthropologues, de spécialistes du développement et de la gestion des conflits et d’autres experts qui peuvent aider les populations locales à restaurer les écosystèmes et leurs sociétés, et à construire une coexistence paisible.
Le statut légal des terres protégées doit être modifié de manière à refléter les droits des peuples autochtones et des communautés locales, ainsi que des objectifs de conservation louables.
Courage, détermination et transformation
Les étapes proposées ci-dessus sont raisonnables et tout à fait nécessaires pour faciliter une conservation efficace à Kahuzi-Biega. Elles pourront cependant paraitre déroutantes dans la mesure où elles s’écartent fortement des pratiques actuellement employées au sein du parc. Courage et détermination seront les qualités indispensables pour avancer dans cette nouvelle direction.
Les agences gouvernementales, les donateurs et les ONG qui travaillent depuis longtemps avec le modèle de conservation archaïque vont devoir relever le défi, faute de quoi ils risquent de voir leurs louables objectifs supplantés par la violence et les déplacements des populations locales, voire contrecarrés par la corruption et une mauvaise gestion. Pour réussir, nous devons adopter un modèle au sein duquel la protection de la nature est étroitement liée au bien-être des sociétés humaines. Sans transformation véritable, les conflits perdureront.
Au mois de novembre dernier, deux hommes autochtones Batwa ont traversé la forêt, avec comme seuls moyens de protection, leurs bâtons de marche sacrés et leur connaissance infaillible de la forêt, ce qui les a empêchés d’être repérés par les attaquants armés. Environ quatre jours après l’incendie qui a détruit leur village, et après avoir parcouru plus de 20 kilomètres à pied à travers les terrains montagneux, ils ont enfin réussi à rejoindre un autre village. Ils ont sérieusement mis leur vie en danger en nous (le monde extérieur) appelant à l’aide.
Si nous pouvons prendre exemple sur ces hommes Batwa et répondre avec le même courage, alors nous pourrons transformer la tragédie Kahuzi-Biega en une coexistence paisible entre les hommes et la nature.
Deborah S. Rogers est experte en sciences interdisciplinaires et défenseure des droits humains, diplômée en biologie de l’évolution (licence), en écologie (master) et en évolution culturelle (doctorat). Après avoir travaillé dans le domaine de la conservation et de la surveillance environnementale, Deborah S. Rogers occupe aujourd’hui le poste de présidente d’Initiative for Equality, un réseau mondial d’organisations luttant contre les inégalités sociales, économiques et politiques.
Image mise en avant: Des gardiens du parc en mission anti-braconnage dans le parc national de Kahuzi-Biega, en RDC. Image de A.J.Plumptre / WCS pour Mongabay.
Documentaire audio du podcast Mongabay : Conversation avec Victoria Tauli-Corpuz et Zack Romo sur les droits des peuples autochtones et l’avenir de la conservation de la biodiversité.
Écouter ici (en anglais):
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2022/01/what-went-wrong-with-conservation-at-kahuzi-biega-national-park-and-how-to-transform-it-commentary/
COMMENTAIRES : Utilisez ce formulaire pour envoyer un message à l’auteur de cet article. Si vous souhaitez poster un commentaire public, vous pouvez le faire au bas de la page.