Nouvelles de l'environnement

Les dauphins subissent une pression accrue en raison du développement qui grignote l’intérieur des terres de Bornéo

  • Les écosystèmes de la province du Kalimantan oriental, dans le Bornéo indonésien, subissent la pression accrue de l’exploitation minière et forestière, de l’agro-industrie, des projets d’infrastructure et d’un plan visant à établir une nouvelle capitale administrative.
  • L’une des espèces mises en péril par cette rapide transformation est le dauphin d’Irrawaddy.
  • Les populations estuariennes de cette espèce subissent déjà l’effet négatif de la navigation accrue et du développement côtier dans la baie de Balikpapan.
  • Une population en danger critique de dauphins d’eau douce de l’Irrawaddy évoluant sur le cours médian du fleuve Mahakam fait également face à la pression accrue du changement climatique, des cultures d’huile de palme, de l’exploitation de charbon et des transports.

Au milieu des marécages étouffants jouxtant le fleuve Mahakam de Bornéo, un pêcheur ralentit son bateau pour glisser doucement sur la surface du lac Melintang. Il sent quelque chose qui cloche devant lui. Un dauphin d’eau douce d’Irrawaddy en danger critique d’extinction (Orcaella brevirostris), connu localement sous le nom de pesut, ondule dans les bas-fonds vaseux, tentant désespérément de se maintenir à flot dans une eau de moins de 60 centimètres de profondeur. Il pourchassait un poisson dans les bas-fonds du lac et se trouve à présent enlisé. Ses vigoureuses expirations par son évent embuent l’air alors qu’il remplit ses poumons.

Danielle Kreb, gestionnaire de programmes scientifiques à la Conservation Foundation for Rare Aquatic Species of Indonesia (YK-RASI), connaît bien cette scène. Elle se doute que le changement climatique est responsable des fluctuations soudaines du niveau d’eau qui prennent les dauphins au dépourvu. Les pêcheurs locaux lui signalent ce genre d’échouages de dauphins, qu’elle essaie de secourir avec l’aide de ses collègues et de bénévoles enthousiastes de la communauté.

« Dans la communauté locale, les gens sont très motivés pour aider les dauphins », explique-t-elle. « Ensemble, nous avons réduit de moitié la mortalité de dauphins en sauvant les animaux échoués et en les libérant des filets maillants des pêcheurs. »

Parallèlement aux efforts d’organisations telles que YK-RASI visant à protéger les dauphins, l’expansion industrielle et l’industrie extractive empiètent encore plus loin sur les terres de la province en rapide développement du Kalimantan oriental. Peu d’habitats naturels demeurent hors de danger, et de récentes études suggèrent que les populations de dauphin de la province sont en train de céder à la pression du développement.

Le fleuve Mahakam décrit des méandres sur 980 kilomètres depuis sa source au cœur de la luxuriante et ancienne forêt vierge de Bornéo, où coexistent toujours orangs-outans, rhinocéros et éléphants. Il traverse le Kalimantan oriental, s’écoule devant des plantations d’huile de palme, des mines à ciel ouvert et des scieries, avant de former un delta au niveau du détroit de Makassar sur la côte est de l’île. Ce fleuve est vital pour les communautés qui cultivent des terres le long de ses rives et pêchent à la fois dans son principal chenal et dans les bas-fonds de ses marécages tourbeux.

Le principal refuge des dauphins d’eau douce d’Irrawaddy est une étendue de 93 km de long sur le cours médian du Mahakam, entre les districts de Kutai Kartanegara et de West Kutai. Bien que la majorité des espèces soit répartie dans les eaux côtières du sud de l’Asie, les dauphins du Mahakam représentent l’une des trois populations riveraines au monde, les deux autres se trouvant dans le Mékong et l’Irrawaddy. De récentes estimations de population suggèrent qu’il ne reste plus que 80 dauphins dans le Mahakam, cinq à six petits venant au monde chaque année. Des données provenant d’études d’ADN confirment leur différence génétique avec les dauphins d’Irrawaddy vivant le long du littoral et dans la baie de Balikpapan, une cité portuaire en rapide expansion située à 120 km plus au sud.

Les jeunes dauphins d’Irrawaddy se reconnaissent aux plis fœtaux de leur peau. Quelque cinq delphineaux voient le jour chaque année dans le fleuve Mahakam. Image de Danielle Kreb/YK-RASI.

Extraction de ressources et expansion industrielle

Le Kalimantan oriental abrite parmi les plus grandes étendues restantes de forêts tropicales en Indonésie. Malgré l’intense pression exercée par les activités humaines, les habitats naturels de la province « demeurent extrêmement divers, incluant des plaines ainsi que des forêts montagneuses, des karsts, des forêts tourbeuses, de vastes zones humides, des mangroves et des mers de corail », déclare Stanislav Lhota, primatologue à la Czech University of Life Sciences, qui a consacré de nombreuses années à la recherche de la vie sauvage du Kalimantan oriental.

Même si l’Indonésie a enregistré des niveaux réduits de déforestation au cours des trois dernières années, il est alarmant de constater que l’augmentation se poursuit dans le Kalimantan oriental, où l’on a enregistré une déforestation en hausse de 43 % en 2018. Selon le Global Forest Watch, la province a perdu 9 % de forêt primaire, soit 1,13 million d’hectares de 2002 à 2019.

Stanislav Lhota attribue cette déforestation rapide à l’accent mis par l’économie locale sur l’agroalimentaire et l’extraction de ressources. Dans son dernier plan d’aménagement du territoire, la province a converti d’immenses zones de forêts de basse altitude perturbées à d’autres usages. Ceci est susceptible d’accélérer la perte de forêts et de dégrader les écosystèmes avoisinants.

Le gouvernement central indonésien se prépare à faire du Kalimantan oriental une puissance économique et industrielle. Des industries extractives en plein essor, comme l’exploitation du charbon, les cultures d’huile de palme et l’extraction forestière industrielle, sont vouées à connaître une nouvelle expansion le long du Couloir économique du Kalimantan, l’une de six zones prioritaires ciblées dans le plan directeur du gouvernement de 2011-2025, visant à stimuler l’activité commerciale par le biais d’une infrastructure de transports améliorée. Par ailleurs, la province abrite une industrie florissante de pâte de bois et de papier, et de vastes étendues de terres sont destinées à des plantations d’acacia et d’eucalyptus.

Trouver des façons d’atténuer les effets cumulés de l’expansion simultanée de ces industries est une préoccupation majeure. « L’un des problèmes est que de nombreuses industries sont en train de se développer. », déplore Stanislav Llhota. « Chacune de ces industries a son propre impact environnemental et requiert différentes solutions. En même temps, ces pressions signifient qu’aucun de ces impacts ne sera traité comme il se doit, car cela ne relève ni des compétences du gouvernement ni de celles des ONG. »

Le pont Pulau Balang en construction à Balikpapan en 2017. Des chercheurs ont attribué la faible mobilité des populations de dauphins côtiers au bruit des constructions sur le littoral, entre autres facteurs. Image de Basten Gokken/Mongabay.

Les dauphins, indicateurs de tendances préoccupantes sur le littoral

L’industrialisation accélérée de la province frappe déjà sensiblement les dauphins d’Irrawaddy occupant la baie de Balikpapan.

Des chercheurs, sous la houlette de Danielle Kreb, ont mené des études à long terme sur ces dauphins, les résultats desquelles ont été récemment publiés dans Frontiers in Marine Science. L’étude porte sur plus de quinze ans de relevés de transect effectués à bord de bateaux, sur des interviews de pêcheurs locaux, et sur des données d’échouage issues d’un réseau local de signalement de mammifères marins.

Ils ont découvert que les dauphins de la baie de Balikpapan se retrouvent emprisonnés dans des zones isolées de l’intérieur de la baie, à mesure que l’expansion industrielle empiète sur leur habitat principal. Les chercheurs suggèrent que le principal obstacle à la mobilité est le bruit subaquatique causé par la navigation arrivant dans le port et par la raffinerie de pétrole de la ville de Balikpapan.

« Au fil du temps, de plus gros navires entrent dans la baie de Balikpapan. Ils sont également plus nombreux et empêchent les dauphins de répartir leur population dans cette zone », explique Danielle Kreb. Comme bon nombre d’espèces de cétacés, les dauphins d’Irrawaddy sont fortement sensibles au bruit subaquatique, qui fait obstacle à leur recherche de nourriture et à leurs activités sociales.

Selon l’étude, les dauphins sont par ailleurs menacés par le bruit des marteaux-pilons et par les écoulements polluants des constructions côtières ainsi que les déversements de pétrole de la raffinerie à proximité. En mars 2018, du pétrole provenant de l’éclatement d’un pipeline exploité par la compagnie pétrolière et gazière publique Pertamina a dévasté une zone de 13 000 hectares dans la baie, étouffant des mangroves, contaminant des herbiers et détruisant l’environnement marin. Le corps d’un dauphin d’Irrawaddy a été retrouvé échoué sur le rivage, calciné et marqué par le pétrole brûlant.

Danielle Kreb ajoute que l’élimination des mangroves, qui servent d’habitat protecteur pour les poissons juvéniles, pour laisser place à l’aquaculture et à l’infrastructure, signifie moins de nourriture pour les dauphins dans la baie. Mais les populations de dauphins ne sont pas les seules à être affectées. Selon une récente étude parue dans Global Ecology and Conservation, l’habitat forestier du littoral du singe proboscis de la baie de Balikpapan a diminué de près d’un huitième de 2000 à 2017. Le principal facteur de cette destruction est le boom de l’industrie de traitement de l’huile de palme, qui apporte une surabondance de stations de stockage, de raffineries et d’usines de biodiesel dans la baie.

Une péniche à charbon sur le chenal principal du fleuve Mahakam. Ces navires géants sillonnent désormais l’habitat des dauphins d’eau douce, ainsi que d’étroits affluents, affectant ainsi la migration et les habitudes alimentaires de ces espèces. Image d’IndoMet au cœur de Bornéo via Wikimedia Commons (CC BY 2.0)

Le développement englobe les habitats de dauphins en aval

Plus dans les terres, le développement du bassin hydrographique du fleuve Mahakam a une forte incidence sur la population de dauphins d’Irrawaddy. Le fleuve est la dernière étape où se ressentent les effets du défrichage des terres, des déchets miniers et de la navigation accrue.

Les eaux des dauphins d’Irrawaddy de Mahakam ont initialement été épuisées lorsque les marécages et les terres longeant les affluents ont été ouverts aux plantations d’huile de palme. « L’huile de palme a entraîné une grave perte d’espace de reproduction pour les poissons », déplore Danielle Kreb. « Lorsque la forêt a été déboisée pour créer les plantations, le niveau des eaux était strictement contrôlé, ce qui a mené à une perte de zones importantes pour les poissons. Peu après, on n’a plus repéré de dauphins dans ces zones. »

Le recours massif aux pesticides et aux herbicides, habituellement associés à la culture de l’huile de palme, entraîne d’autres problèmes en matière de déversements chimiques, explique la scientifique. D’autres produits chimiques toxiques se déversent dans le fleuve, en particulier pendant les périodes de hautes eaux, et ceci causerait une irritation de la peau voire des changements de pigmentation chez le dauphin. Une étude YK-RASI de 2018 portant sur la qualité de l’eau dans l’habitat principal des dauphins a découvert que les niveaux de contamination au métal lourd étaient jusqu’à 23 fois supérieurs aux normes minimales.

« Si les polluants atteignant le fleuve affectent les dauphins, ils doivent également affecter les gens qui dépendent des ressources du fleuve », a indiqué Pradarma Rupang du East Kalimantan chapter of the Mining Advocacy Network (Jatam). « Comme les corporations d’exploitation de charbon ont le droit d’utiliser le fleuve, en dépit des effets négatifs sur la population locale, les moyens de subsistance et la biodiversité, le fleuve Mahakam n’est plus un milieu sain. »

Tout comme leurs homologues estuariens de la baie de Balikpapan, les dauphins d’eau douce doivent eux aussi faire face à la navigation toujours croissante sur le fleuve, acheminant le charbon depuis les mines qui pullulent dans l’intérieur de la région. Depuis 2016, des péniches géantes transportant des containers remontent le fleuve en passant devant Samarinda, traversant un habitat clé au milieu du fleuve pour les dauphins, afin d’accéder à de nouvelles mines situées dans des zones encore plus reculées. Danielle Kreb indique que les navires sillonnent même des affluents étroits, occupant jusqu’aux deux tiers de la largeur du chenal, fragmentant ainsi l’habitat des dauphins et empêchant la migration des poissons d’eau douce dont ils ont besoin pour survivre.

Ces gigantesques navires charbonniers empêchent par ailleurs les pêcheurs locaux de récolter leur poisson, dans des tronçons du fleuve où ils ont toujours pêché.

Le fleuve Mahakam décrit des méandres sur 980 kilomètres, depuis sa source au cœur de la forêt vierge de Bornéo, traversant la province du Kalimantan oriental, passant devant des plantations d’huile de palme, des mines à ciel ouvert et des scieries avant d’atteindre le détroit de Makassar. Image d’Ir Budiono/YK-RASI.

Prédire les impacts futurs

Dans l’immédiat, il n’y a pas de répit en vue, l’industrie étant vouée à poursuivre sa croissance dans un avenir proche. L’habitat primaire des dauphins estuariens de la partie supérieure de la baie de Balikpapan, aujourd’hui leur unique refuge, est directement exposé à l’expansion. Des projets destinés à étendre les parcs industriels de Balikpapan, qui impliqueraient un défrichage à grande échelle des forêts du littoral, et la proposition du gouvernement de déplacer la capitale indonésienne vers la zone nord de la baie, entre les villes de Balikpapan et de Samarinda, vont transformer la région.

Une récente étude des impacts environnementaux potentiels de la nouvelle capitale, parue dans la revue Land, rapporte que si le développement urbain se poursuit sur 30 km au-delà du centre de la nouvelle capitale — ce qui, selon le gouvernement, devrait être le cas en 2045 — cela entraînera une empreinte terrestre d’environ 226 000 hectares. Les auteurs de l’étude avancent que la nouvelle capitale empiètera sur le parc forestier de Bukit Soeharto et pourrait intensifier l’exploitation des ressources en déplaçant les activités d’huile de palme et d’exploitation minière vers des forêts mieux préservées de l’intérieur de l’île.

Selon Jatam, la vision du gouvernement central en matière de relance après la pandémie priorise l’extraction de davantage de ressources naturelles dans des zones qui sont déjà fortement exploitées, intensifiant la pression sur des écosystèmes fragiles. Le gouvernement local a octroyé 625 permis d’exploitation minière dans le Kutai Kartanegara, l’un des districts les plus pauvres de la province. « Les gains économiques tirés de l’exploitation minière ne profitent pas aux communautés locales. Pourtant, leurs ressources en eau sont contaminées et leurs forêts sont déboisées », explique Pradarma. Il ajoute que les opérations d’exploitation minière sont susceptibles de s’intensifier dans la région à la suite de l’adoption d’une loi de dérèglementation et à la modification d’une loi relative à l’exploitation minière en début d’année.

Les impacts sur les infrastructures des routes et voies ferrées, actuelles et en projet, seront également de taille. Parue en 2019 dans le Scientific Reports une étude a calculé que ce genre de projets d’infrastructure au Kalimantan réduiront de 80 % à 55 % la connectivité dans le paysage de la région et « affecteront gravement les espèces essentielles et la dynamique écologique paysagère. » Les auteurs prédisent que l’exploitation forestière illégale et licite, la colonisation des terres, l’exploitation forestière illégale et le braconnage de la vie sauvage vont accélérer, exposant de nouvelles lisières forestières et les rendant accessibles.

Des pêcheurs locaux et des villages coopèrent avec une équipe de YK-RASI pour secourir un dauphin d’eau douce d’Irrawaddy échoué dans le lac Melintang au Kalimantan oriental, en mars 2020. Image de YK-RASI.

Une initiative communautaire donne une raison d’espérer

Pourtant, tout n’est pas si sombre. À Kutai Kartanegara, on constate une tendance croissante à protéger l’habitat principal des dauphins sur le Mahakam. En début d’année, 27 villages et le gouvernement local ont signé un accord pour établir une zone protégée englobant une étendue de 93 kilomètres d’habitat principal pour les dauphins.

Dans un site de 43 000 hectares, des forêts et de la végétation marécageuses sont protégées du développement, et la pêche est contrôlée par un système de zone visant à réduire les enchevêtrements de dauphins dans les filets maillants et la pêche électrique illégale. Les zones de pêche ont été établies en consultation étroite avec des pêcheurs qui, de concert avec les gardes de la rivière, aident à surveiller et réglementer l’activité de pêche.

Les populations locales révèrent les dauphins, racontant des histoires expliquant de quelle manière cet animal est venu à peupler le fleuve. Selon une légende locale, deux enfants espiègles se seraient perdus sur les rives du fleuve et auraient mangé du riz enchanté qu’ils auraient trouvé dans une hutte abandonnée. Le riz aurait fait monter leur température et, en sautant dans le fleuve pour se rafraîchir, ils se seraient transformés en dauphins. L’évent du dauphin représenterait la vapeur sortant de leurs corps.

« Les gens qui vivent le long du fleuve ont de bons souvenirs du temps où ils nageaient avec les dauphins », indique Danielle Kreb. « Ils soutiennent les zones protégées, car ils pensent que cela protégera leurs ressources en poisson. »

La protection de l’habitat du dauphin aidera bon nombre d’autres espèces qui dépendent du fleuve, comme les crocodiles siamois en danger critique ainsi que les pastenagues géantes d’eau douce et les tortues en danger. Même les animaux sauvages qui ne dépendent pas directement du fleuve, comme les orangs-outans, les singes proboscis et près de 300 espèces d’oiseaux, devraient bénéficier de la zone protégée. « Cela vaut vraiment la peine, car beaucoup de biodiversité dépend du fleuve », constate Danielle Kreb.

Les défenseurs de l’environnement s’activent pour faire reconnaître la zone protégée au niveau national, afin qu’elle puisse être prise en compte dans les plans d’aménagement du territoire, et faciliter le contrôle de la navigation autorisée dans l’habitat primaire des dauphins.

Si cette protection se concrétise, cela pourrait offrir un répit à la vie sauvage et aux communautés locales. « Il existe bien sûr de nombreuses difficultés, mais on a de l’espoir », affirme Danielle Kreb.

 

Article original: https://news.mongabay.com/2020/12/dolphins-face-growing-pressure-as-development-eats-into-borneos-interior/

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