- Le gouvernement kenyan a accusé certains groupes de la société civile de militantisme, de terrorisme, d’espionnage pour le compte de puissances étrangères, de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale et d’être dans l’impossibilité de justifier les fonds versés par les donateurs.
- Des groupes de protection des droits de l’homme affirment que ces accusations servent à légitimer la radiation de certains groupes en particulier, les contraignant à mettre la clé sous la porte en paralysant leur fonctionnement.
- Les tentatives de musèlement de la société civile sont pratiques courantes dans les cercles politiques kenyans peu scrupuleux, mais cette fois-ci l’étendue des atteintes portées au fragile écosystème du pays est sans précédent.
À 70 ans, Ngai Mutuoboro ne bénéficie plus du dynamisme de ses jeunes années mais il parvient toujours à se faire violence lorsqu’il s’agit de la protection de l’environnement.
L’aîné du comté de Tharaka Nithi, dans le centre du Kenya, a été arrêté, harcelé et a également fait face à la mort tragique d’un membre de sa communauté au printemps dernier. La protestation contre l’exploitation forestière illégale pratiquée par des politiciens influents en est la cause.
À Kibubua, dans sa maison de fortune flanquée à l’est de la forêt, Mutuoboro conserve de nombreux documents qui attestent des diverses violations des droits de l’homme auxquelles sont confrontés les groupes environnementaux lorsqu’ils font pression sur les politiques kenyans impliqués dans l’abattage illégal.
« C’est ici que nous avons campé Noël dernier pour protester contre l’abattage des arbres à Kiamuriuki, dans la forêt du mont Kenya », raconte-t-il à Mongabay en montrant une coupure de presse immortalisant l’événement. « J’ai été arrêté aux côtés de 19 de mes collègues par des agents de sécurité »
Mutuoboro fait partie du groupe communautaire Atiriri Bururi ma Chuka (« les Gardiens du Territoire de la Communauté Chuka » en français) œuvrant pour la protection de la forêt depuis des décennies.
Mutuoboro explique que les membres de sa communauté dépendent de la forêt d’où ils extraient leurs ressources telles que le bois de chauffage, qu’ils récoltent sur le sol. Sa capacité majeure, dit-il, est sa capacité à collecter l’eau de pluie et d’abriter une faune et une flore diversifiées. Le mont Kenya est l’une des cinq « citernes » d’eau du pays, des jalons naturels hébergeant un riche patrimoine forestier recueillant et réapprovisionnant les ressources en eau douce.
Son groupe a travaillé à la protection d’une bande de terre de 9700 hectares bordant le parc national du mont Kenya au sud-est. Le parc national et la forêt sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Malgré les bienfaits évidents pour la communauté, le groupe Atiriri Bururi ma Chuka affirme que des politiciens fortunés soudoient l’office local des forêts pour continuer l’exploitation de la forêt et entraver le travail de kenyans comme Mutuoboro qui s’opposent à leurs activités.
En mars, trois de ses collègues sillonnant une portion largement déboisée de la forêt se sont fait agresser par des agents de sécurité. Un est décédé sur le coup tandis que les deux autres ont été blessés par balle à l’abdomen.
« Ils ont accusé mes collègues de parcourir la forêt en toute illégalité. Atiriri Bururi ma Chuka est déjà identifié par le gouvernement comme groupe communautaire qui milite pour la préservation de la forêt du mont Kenya » déplore-t-il.
En effet, le projet de politique forestière nationale s’engage expressément à « mettre en place des mesures incitatives à destination des communautés… pour aider à la gestion et à la protection de la forêt. » Le gouvernement du Kenya a également lancé il y a peu un ambitieux programme visant à lutter contre l’ampleur de la déforestation en plantant 20 millions d’arbres qui s’appuie fortement sur les groupes communautaires, y compris sur le mont Kenya.
La société civile censurée
Toutefois, la situation de Mutuoboro est caractéristique du type de pression à laquelle font face certains groupes environnementaux au Kenya depuis les tentatives du gouvernement de censurer le mouvement de la société civile en 2014.
Le gouvernement a incriminé certaines Organisations de la Société Civile (OSC) comme celle de Mutuoboro de militantisme, pour peu que celles-ci soient connues dans le pays. Il les a également accusé de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale et de terrorisme. De plus, d’autres accusations telles que l’espionnage pour le compte de puissances étrangères ou l’impossibilité de justifier les financements des donateurs ont conduit le gouvernement à imposer un plafonnement de 15% sur tous les financements étrangers perçus par les OSC.
Selon des groupes de protection des droits de l’homme, toutes ces accusations sont utilisées pour légitimer la radiation d’OSC ciblées, les contraignant à mettre la clé sous la porte en paralysant leur fonctionnement.
« On peut observer une diminution des fonds versés par les donateurs aux activités des sociétés civiles au Kenya du fait de l’hostilité croissante du gouvernement à leur égard », explique Florence Syevuo à Mongabay. Florence Syevuo est coordinatrice du Forum kenyan pour les Objectifs de Développement Durable (ODD), une coalition d’OSC plaidant pour l’application des 17 objectifs de développement durable des Nations unies.
Les tentatives de musèlement de la société civile sont pratiques courantes dans les cercles politiques kenyans peu scrupuleux, mais cette fois-ci l’étendue des atteintes portées au fragile écosystème du pays est sans précédent.
Aux abords du Mont Kenya, la bande de forêt de 9700 hectares sous la tutelle d’Atiriri Bururi ma Chuka fait face à d’importantes exploitations de bois ayant des connexions avec le milieu politique. Des images aériennes montrées par Mutuoboro font état de parcelles de terres de la taille d’un terrain de football ayant été dépouillées de leurs arbres.
Mutuoboro indique que son groupe continue de protester contre l’abattage malgré l’hostilité des opérations de sécurité anti-protestation.
Les retombées environnementales de la censure exercée par le gouvernement à l’encontre des OSC ne se limitent pas à la forêt du mont Kenya. Le gouvernement a annoncé son intention de faire main basse sur quelques 17000 hectares de terres dans la forêt Mau – dans la vallée du Rift. La forêt Mau est une ressource publique et constitue la plus grande citerne d’eau du Kenya. Le gouvernement peut acquérir une part d’une ressource publique pour certaines activités telles que la recherche. Ici, l’objectif est d’utiliser les terres forestières pour réimplanter les populations déplacées par la violence post-élection de 2007. Les OSC et la population ont cependant manifesté leur opposition à ce projet depuis qu’il est question d’abattre des arbres au profit d’activités de subsistance telles que l’agriculture.
Selon la Commission foncière nationale – une agence gouvernementale qui administre les terres publiques aux niveaux du pays et du canton – des lopins de terres sont alloués illégalement à des promoteurs privés dans les forêts sacrées de Kaya, sur le littoral du Kenya.
Les OSC se sont opposées avec force à l’intrusion dans la forêt de Mau et dans les forêts sacrées. Certaines organisations ont cependant fait taire leurs protestations à la suite d’intimidations, parmi lesquelles l’obligation de déposer leur rapport annuel financier auprès de l’État si elles veulent voir leurs licences renouvelées.
« Les groupes communautaires de protection de la forêt sont les plus vulnérables aux manipulations des politiques car ils sont mal informés à propos de la loi, » note Harriet Gichuru, du groupe Nature Kenya. Nature Kenya a mis en place un programme de paiement de services écosystémiques dans le centre du pays pour protéger les groupes communautaires environnementaux.
Grâce à ce programme, les communautés peuvent s’associer à des institutions comme la sienne afin d’investir dans des activités générant un bénéfice pour l’écosystème. Elles peuvent également être rémunérées pour la mise en place d’activités protégeant l’écosystème, ou pour l’arrêt d’activités lui portant préjudice.
La question de la sécurité
Mais même avec une telle protection, les OSC n’ont pas été épargnées par l’hostilité politique. Récemment, des groupes malveillants comme Al-Shabaab ont mis à jours les faiblesses de ces groupes afin d’en tirer profit.
Dans certaines parties de l’est et du nord du Kenya, où l’insécurité rend les communautés vulnérables aux agissements des milices, la végétation des pâturages est en train d’être arrachée pour produire du charbon de bois. Selon le Réseau sur le Changement Climatique du Kenya (RCCK), au moins 12000 sacs de charbons de bois de 90 kilos sont produits chaque jour dans la région de Mui Basin seulement, au sud du pays.
L’administration locale a établi une corrélation entre la production importante de charbon et la maigre présence des OSC à cause de l’insécurité. De plus, ses fonctionnaires font état d’une forte demande de charbon de bois de la part du groupe Al-Shabaab. En 2013, le rapport annuel du Groupe de contrôle des Nations unies pour la Somalie et l’Érythrée a estimé que l’exportation de charbon d’Al Shabaab vers le Moyen-Orient pourrait totaliser 24 millions de sacs par an, pour une valeur de 360 à 384 millions de dollars.
« L’est et le nord du Kenya sont des sources de charbon de bois potentielles du fait de l’insécurité et de la porosité de la frontière avec la Somalie, » explique Joseph Ngondi, un officiel du RCCK.
En janvier, les gouvernements américain et kenyan ont signé un protocole d’accord témoignant de la volonté des États-Unis de prêter main forte au Kenya dans la lutte contre le crime environnemental. Lors de sa signature, la secrétaire à l’Intérieur Sally Jewell a annoncé qu’une partie de l’accord devrait permettre d’améliorer la technologie de surveillance afin de réduire les crimes tels que le trafic de charbon.
« La surveillance et les images satellites sont particulièrement utiles pour l’appréhension de l’abattage illégal et de la déforestation à quelque fin que ce soit, qu’il s’agisse de l’exportation du bois ou du charbon », a t-elle déclaré.
La société civile
Selon George Awalla, directeur des programmes de l’ONG de développement VSO Jitolee basée à Nairobi, de tels progrès technologiques ne seront sans doute pas suffisants pour contrecarrer le sort de la société civile.
Les OSC existent selon lui pour représenter les communautés pauvres et marginalisées, et devraient rester fidèles à leurs missions humanitaires. D’après lui, il n’y a aucune preuve d’une quelconque implication dans des activités d’espionnage, l’allégation du gouvernement est purement politique.
Cependant, il est nécessaire selon lui que le Conseil de Coordination des ONG du Kenya (CCOK) – l’organisme gouvernemental en charge du contrôle des ONG – continue à s’assurer du bon fonctionnement des mécanismes permettant d’éliminer les ONG suspectées d’espionnage ou soutenant des activités répréhensibles.
« La transparence et l’honnêteté devraient être au cœur de ces questions afin d’éviter une vendetta » conclut-il.
Les officiels contestent l’idée répandue selon laquelle le gouvernement prend pour cible certaines ONG dans le but de les miner.
Dans les bureaux du CCOK à Nairobi, la capitale, il est rare qu’un visiteur soit traité convenablement par les agents des services généraux veillant au grain. Lors d’une journée typique, le conseil reçoit des milliers de représentants d’ONG venus chercher conseil.
Scola, une chargée de communication ayant demandé à ce que seul son prénom soit communiqué car elle n’est pas autorisée à parler aux journalistes sur le sujet, a indiqué à Mongabay que le mandat du Conseil consiste à immatriculer les ONG. Elle a cependant révélé l’existence d’un département d’enquête en charge de la surveillance de ces même ONG. Depuis qu’elle a commencé à travailler ici il y a quelques années, le département d’enquête a procédé à la radiation d’au moins une douzaine d’ONG prétendument impliquées dans des activités douteuses.
« Le gouvernement du Kenya soutient le mouvement de la société civile », affirme Scola. « Nous opérons selon les recommandations du département d’enquête dont le but est d’identifier les véritables ONG et celles jugées indésirables ».
Le Comité parlementaire sur l’environnement et les ressources naturelles du Kenya évite soigneusement de démentir ou d’admettre le fait qu’il pourrait y avoir au Kenya des ONG impliquées dans des activités douteuses. Sa présidente, Amina Abdalla, affirme cependant que la loi protège les mouvements en règle de la société civile.
« La Constitution garantit l’application régulière de la loi quelque soit l’allégation, » précise Amina Abdalla à Mongabay, s’appuyant sur la loi de 2013 sur les organisations de bien public qui reconnaît la création des ONG. « Toute personne accusée d’une quelconque activité de sabotage pourra faire valoir ses droits en justice et prouver ou non son innocence ».
Cette affirmation peut sembler extravagante pour des paysans comme Mutuoboro. Selon lui, les groupes communautaires de protection sont au plus bas du fait de l’acharnement du gouvernement.
Pour le moment, seule une réelle intervention du gouvernement pourrait permettre à des voix telles que celle de Mutuoboro d’être entendues. À en juger par le passé, ce sont les politiciens qui l’emportent. Mutuoboro, aux côtés de beaucoup d’autres kenyans marginalisés, continuera de se faire l’écho des communautés et de leurs attentes concernant la façon dont leurs ressources doivent être administrées.