- L’entreprise Reforestadora de Palmas del Petén, S.A. (REPSA) est soupçonnée d’avoir provoqué la disparition massive de poissons sur 160 km dans la rivière la Pasión en juin 2015. Un épanchement important de matière organique issue d’un bassin d’eaux résiduaires appartenant à l’huilerie semble être la cause de l’asphyxie des poissons et de la faune aquatique. Un accident qualifié d’« écocide » par le gouvernement.
- Les habitants de la commune de Sayaxché, qui dépendent de la pêche et de l’eau de la rivière, ont été gravement touchés par l’accident. Le 18 septembre, trois d’entre eux, impliqués dans des groupes réclamant justice, auraient été enlevés par des employés de REPSA. L’instituteur de la commune qui avait dénoncé REPSA a été assassiné le même jour.
- La situation à Sayaxché demeure tendue, tandis que l’enquête pour le meurtre de l’instituteur et la responsabilité de REPSA dans l’écocide se poursuit.
Un fabricant d’huile de palme se trouve pris au cœur d’un conflit au nord du Guatemala, plusieurs mois après l’extinction en masse de poissons. Le lendemain de l’interdiction des activités de l’entreprise, trois leaders militants ont été enlevés et menacés par des employés de l’entreprise ; un instituteur local, réputé pour son franc-parler, a été assassiné en plein jour par un agresseur non identifié.
Le 17 septembre 2015, un juge de la cour pénale a ordonné la suspension des opérations de l’entreprise REPSA dans la commune de Sayaxché, dans le département du Petén. L’entreprise semble être à l’origine de la catastrophe écologique qui a eu lieu en juin, occasionnant la mort de nombreuses espèces endémiques de la Pasión sur 160 kilomètres. L’interruption des activités a pour but de faciliter l’enquête judiciaire visant à déterminer la responsabilité de REPSA dans l’écocide. La juge Karla Hernández a également autorisé le Cabinet du procureur public — l’instance guatémaltèque exerçant les poursuites pénales — à rechercher et saisir les biens de l’entreprise jugés nécessaires à la poursuite de l’enquête.
REPSA appartient au plus grand producteur guatémaltèque d’huile de palme, le conglomérat Grupo Olmeca, qui contrôle près d’un tiers des 130 000 hectares de plantations de palmiers à huile et exporte vers d’autres pays d’Amérique centrale et des Caraïbes. À ce jour, REPSA n’a pas émis de commentaire malgré les demandes de Mongabay.
Le matin suivant la suspension des activités de REPSA à Sayaxché, trois militants des droits de l’homme ont été détenus illégalement par des employés de REPSA qui manifestaient contre la décision judiciaire qui les privait de travail. Hermelindo Asig, Manuel Mendoza et Lorenzo Pérez ont été enlevés alors qu’ils se trouvaient dans leur véhicule situé près d’une usine de transformation REPSA, alors qu’ils se rendaient à une réunion dans un département voisin. Selon la déclaration des victimes et de l’organisation humanitaire, ils auraient été attachés, dissimulés dans une camionnette et menacés d’être brûlés vifs, avant d’être relâchés en fin d’après-midi.
MM. Asig et Mendoza sont membres du Conseil national des déportés guatémaltèques (CONDEG), et M. Pérez coordinateur de l’organisation. Les trois hommes sont également actifs auprès de la Commission de défense de la vie et de la nature, créée à Sayaxché après la disparition des poissons en juin. Le CONDEG et la Commission ont été les premiers à s’organiser pour chercher à éclaircir, limiter les conséquences et réclamer justice pour le drame écologique de la Pasión. Les kidnappeurs de MM. Asig, Mendoza et Pérez leur ont expliqué que leur enlèvement était la conséquence de leur implication supposée dans la suspension des activités de l’entreprise, d’après Front Line Defenders,une organisation des droits de l’homme basée à Dublin.
Le 18 septembre 2015, alors que MM. Asig, Mendoza et Pérez étaient toujours séquestrés, Rigoberto Lima Choc a été abattu à l’arme à feu en plein jour au centre-ville de Sayaxché, en face de l’habitation du juge de paix local. Deux suspects non identifiés ont été aperçus quittant les lieux en moto.
M. Lima Choc, un instituteur de 28 ans, habitait et enseignait à Champerico, dans la commune de Sayaxché. Vingt jours avant sa mort, M. Lima Choc a été élu au conseil local de Sayaxché et aurait rejoint le conseil municipal en janvier. Il a également été l’un des premiers à s’exprimer nationalement concernant le drame écologique de la Pasión et à dénoncer officiellement REPSA.
« Nous ne voulons pas que cela reste impuni », a déclaré M. Lima Choc le 17 juin 2015 lors d’une conférence à Guatemala. Il y a exposé les conséquences du drame sur les pêcheurs et les habitants autochtones, tributaires de la Pasión. « Nous n’arrêterons pas les démarches entamées pour les plaintes déjà déposées et continuerons à en déposer jusqu’à ce que la situation évolue. »
M. Lima Choc a également enjoint les autorités gouvernementales à prévenir les accidents tels que celui qui aura lieu trois mois plus tard le jour de son assassinat. « Nous demandons aux autorités d’empêcher la persécution des porte-paroles communautaires, qui cherchent juste à aider les habitants. »
L’enquête pour le meurtre de M. Lima Choc est encore en cours, mais de nombreux habitants et militants pour les droits de l’homme pensent qu’il s’agissait de représailles pour la révocation des activités de REPSA qu’il avait dénoncées. Une agence gouvernementale a elle aussi fait le rapprochement. Le 22 septembre 2015, lors d’une déclaration condamnant le meurtre de M. Lima Choc, le Conseil national des zones protégées (CONAP) a fait remarquer que « cet incident déplorable était semble-t-il une conséquence des combats entraînés par la volonté de résoudre l’écocide de la Pasión. »
L’écocide de la Pasión
Le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles (MARN) a qualifié ce déclin considérable de la faune et la flore aquatique de la Pasión d’écocide dans une déclaration du 10 juin 2015; il considère cette catastrophe comme étant « le plus grave problème environnemental en son genre qu’il y ait jamais eu sur le territoire national. »
L’accident du mois de juin est le second de la sorte en moins de cinq semaines. Fin avril, les habitants de Sayaxché avaient rapporté une extinction de bien moindre ampleur dans la Pasión, mais cet événement n’a pas soulevé l’attention nationale ni provoqué d’enquête. Les fonctionnaires du MARN ont par la suite dévoilé avoir reçu le 4 mai 2015 une lettre des représentants de REPSA ; il y était expliqué que les fortes précipitations du 28 avril avaient causé le débordement d’un bassin d’eaux résiduaires dans un canal affluent de la Pasión.
L’incident du 6 juin 2015 a quant à lui attiré l’attention des médias nationaux et internationaux et provoqué une réaction rapide du gouvernement. Pendant plusieurs jours, la surface de la rivière était recouverte sur 160 kilomètres de cadavres de poissons et d’autres créatures aquatiques. Pas moins de 23 espèces différentes ont été touchées. Les responsables du gouvernement ont estimé à 12 000 le nombre de personnes directement affectées. De nombreux groupes d’habitants de Sayaxché dépendent de la rivière pour s’abreuver, se baigner, nettoyer et pêcher.
Des rapports accusant hâtivement les pesticides d’être à l’origine de l’extinction ont commencé à circuler. Une étude universitaire menée après l’incident d’avril avait conduit à la découverte de malathion dans les échantillons d’eau prélevés dans la Pasión. Cet insecticide organophosphoré largement répandu dans l’agriculture est hautement toxique pour certains poissons d’eau douce. REPSA a déclaré qu’elle n’avait pas recours au malathion et s’est dégagée de toute responsabilité.
« Il semblerait qu’il y ait du malathion dans la rivière, mais il n’est pas à l’origine de l’extinction », nous a déclaré José Pablo Coyoy, porte-parole du CONAP.
Les scientifiques et le gouvernement soupçonnent désormais que les deux extinctions ont été causées par de forts débordements de matière organique provenant des bassins d’eaux résiduaires de l’huilerie. Les besoins élevés en oxygène de la matière organique en décomposition pourraient avoir entraîné l’asphyxie des poissons et autres créatures aquatiques vivant sous la surface.
« Pour que cela arrive, il faudrait des quantités considérables », explique M. Coyoy. « C’est précisément ce que l’enquête du Cabinet du procureur public cherche à déterminer : quelles sont les causes et qui sont les responsables. »
Le CONAP s’est porté partie civile du Cabinet du procureur public dans l’affaire contre REPSA. « Le CONAP est intervenu principalement en raison de la biodiversité, car il y a bien sûr eu des conséquences sur toute la faune et la flore locale, pas uniquement pour la rivière et ses alentours, » explique M. Coyoy. Le Conseil est responsable de la biodiversité ainsi que des zones protégées du pays, et le département du Petén possède les deux en grandes quantités.
Le Petén recouvre le tiers nord de la masse terrestre du pays. Situé entre le Mexique et le Belize, il abrite des espèces emblématiques telles que le jaguar (Panthera onca), le tapir de Baird (Tapirus bairdii), qui est menacé, et l’ara rouge (Ara macao). La réserve de biosphère maya, qui recouvre la moitié nord du département, possède une large portion de forêt humide subtropicale. Dans la moitié sud du Petén, la rivière Pasión serpente sur plus de 300 kilomètres entre l’ouest de Sayaxché et la frontière mexicaine, où elle se jette dans le fleuve Usumancinta. Ce dernier coule vers le nord et traverse des zones protégées et humides importantes, avant de se jeter dans le golfe du Mexique.
La Pasión constitue une ressource en eau et en poisson essentielle aux habitants de Sayaxché dont les trois quarts vivent dans la pauvreté. Au moins deux tiers des 100 000 habitants de la commune sont indigènes. La plupart sont des Mayas Q’eqchi’ ; ils ont été déplacés lors des conflits armés de 1960-1996 qui ont causé la mort de 200 000 civils.
Les habitants de Sayaxché ont été prompts à réagir à l’extinction de masse des poissons de la Pasión. Les autorités municipales ont organisé une réunion le 11 juin 2015 pour réfléchir à la situation. 180 personnes en tout — représentants des conseils de développement communautaire, adjoints aux maires de village, membres du CONDEG et d’autres groupes et instances impliqués à Sayaxché — se sont rendues à cette réunion. Ensemble, ils ont nommé des porte-paroles communautaires et des professionnels locaux pour les représenter et constituer la Commission de défense de la vie et de la nature.
À l’origine, la mission de la Commission s’articulait en deux volets, comme l’explique Saúl Pauu, porte-parole de la communauté Q’eqchi’ de longue date et membre de la commission.
« Le premier point relevait de l’action en justice contre l’huilerie, qui est responsable de l’écocide. C’est pour cette raison que la Commission de défense de la vie et de la nature a proposé d’engager des poursuites pénales contre REPSA, » nous explique M. Pauu.
Cependant, la Commission a également dû gérer les conséquences immédiates de l’accident sur les milliers d’habitants, dont certains se sont retrouvés sans eau. « On a donc fait en sorte que l’État guatémaltèque réponde aux besoins en aide humanitaire des communautés, » développe M. Pauu. « À partir de ce moment, la Commission a assumé une seconde mission : celle d’informer en continu les résidents des dernières évolutions. »
Des menaces qui persistent
Au vu des violences du 18 septembre 2015, M. Pauu craint que la situation à Sayaxché, déjà tendue, ne s’aggrave. Des agents de sécurité en uniformes travaillant pour le compte de REPSA et des hommes équipés d’armes à feu de grands calibres étaient présents le jour de la séquestration de MM. Asij, Mendoza et Pérez. Il ajoute que les menaces à l’encontre des porte-paroles communautaires n’ont pas cessé et qu’en conséquence les habitants sont indignés, terrifiés et divisés.
« Le conflit pourrait s’envenimer », explique M. Pauu. « J’irai jusqu’à dire qu’une explosion des tensions sociale est envisageable si l’État n’intervient pas. »
D’après Carlos Fernández, sous-coordinateur de l’Unité de protection des défenseurs des droits de l’homme au Guatemala (UDEFEGUA), une ONG, les conflits environnementaux et les attaques envers les militants à travers le pays n’ont pas évolué ces dernières années. Il précise que tant que la culture des palmiers à huile, l’exploitation minière et les autres secteurs gourmands en ressources naturelles continueront de progresser sans consultation des habitants, aucune amélioration n’est à espérer.
« Il n’y a généralement aucun dialogue avec les communautés. Elles ne sont pas consultées », développe M. Fernández pour Mongabay. « La seule façon qu’ont les entreprises et l’État de soutenir ces projets, c’est de manière unilatérale. Et cela engendre toujours des violences à l’encontre des défenseurs de l’environnement. »
Les habitants de Sayaxché continuent de réclamer justice pour le meurtre de M. Lima Choc, dont l’enquête se poursuit toujours. Ils continuent également à exiger des réponses et une décision de justice pour la catastrophe écologique de la Pasión.
La suspension des activités de REPSA ordonnée par la cour peut durer jusqu’à six mois, mais l’entreprise a fait appel pour annuler cette décision. Rafael Maldonado est avocat spécialiste de l’environnement auprès du Centre d’action juridique pour les problèmes environnementaux et sociaux (CALAS), qui est l’une des parties plaignantes aux côtés du Cabinet du procureur public contre REPSA. D’après lui, un tournant décisif est attendu dans l’enquête judiciaire concernant l’extinction de masse du mois de juin — et les tensions à Sayaxché — le 7 octobre 2015. En effet, Mme la juge Hernández entendra l’appel de REPSA en présence de toutes les parties.
« La décision [de suspension] a été prise conformément à la loi, dans le cadre de la législation guatémaltèque en matière d’environnement » explique M. Maldonado à Mongabay. « Nous espérons que Mme la juge la maintiendra à l’audience. »