- Pollutions informatiques, surconsommation d’eau, d’électricité et des métaux rares (coltan, cobalt…) : s’il n’est pas réglementé et dûment pensé, le numérique pourrait devenir un « enfer ».
- C’est ce que révèle, entre autres, le livre « L’enfer numérique. Voyage au bout d'un like », œuvre d’un journaliste investiguant sur les excès du numérique et les pratiques à risque pour l’écologie.
- Secteur vital d’avenir, le numérique fait pourtant désormais partie des possibilités de remédiation aux dérèglements climatiques.
- Pour l’auteur de ce livre, Guillaume Pitron, le monde doit cesser de croire que, parce qu’il fait partie des solutions climatiques intéressantes, le numérique est totalement « vert ».
Le numérique, terme qui désigne le secteur des technologies fonctionnant sous les lois de l’informatique, fait émerger, depuis plus de deux décennies, des outils faisant désormais partie des solutions aux perturbations climatiques. Ces outils, logiciels ou appareils divers, pourraient réduire le gaz à effets de serre (GES) jusqu’à 12 000 Mt-CO₂eq (mégatonnes équivalent CO₂) d’ici à 2030, dans les secteurs tels que la mobilité intelligente ou les bâtiments intelligents, indique une étude parue en 2021, dans la revue internationale Environ Dev.
Qu’il s’agisse de recueillir les données météorologiques, des alertes précoces, d’assurer le suivi de divers systèmes connectés à de nombreux capteurs, ou d’atteindre les objectifs du Développement durable, ces outils sont nécessaires.
Toutefois, si leur impact sur le climat et leur rapport à l’humain ne sont pas dûment pensés, signale Pitron, ces outils pourraient être à l’origine d’un problème majeur des 30 prochaines années.
Dans son livre « L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like », Guillaume Pitron, journaliste et documentariste français, examine l’impact environnemental numérique à partir d’une consommation excessive matérielle et énergétique croissante. Il montre que la surconsommation d’eau, d’électricité, de cobalt, génère des pollutions qui ne font pas toujours l’objet d’une juste évaluation.
Voici ici l’entretien qu’il a accordé à Mongabay sur son livre « L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like ».

Mongabay : Comment l’idée d’une enquête sur le numérique est-elle née ?
Guillaume Pitron : Cette idée est née du premier livre que j’ai écrit et qui s’intitule La guerre des métaux rares. Et dans ce premier livre, je montrais que l’humanité consomme davantage de ressources, ce que les chiffres prospectifs montrent. Nous consommons davantage de ressources agricoles, énergétiques, minières et nous ne sommes pas dans une logique de baisse de cette consommation au cours des 20, 30 prochaines années.
L’envie d’écrire le livre est née de ce constat paradoxal que, en même temps qu’on parle de dématérialisation, on propose une virtualisation de nos existences, une dématérialisation de nos modes de vie. J’ai voulu tirer ce paradoxe au clair en me demandant si la dématérialisation était une réalité ou si c’était autre chose que de la réalité, peut-être un mythe.
Mongabay : « Le voyage au bout d’un like » que vous effectuez dans ce livre rend compte d’un enfer numérique : pollution, surconsommation d’eau, d’électricité et pollutions. Et quoi d’autres ?
Guillaume Pitron : D’abord, le titre L’enfer numérique est très fort. Je ne cache pas que le contenu du livre est cependant plus nuancé que le mot enfer. Mais ce qui est sûr, c’est que j’ai vraiment traité vraiment ce sujet sous l’angle environnemental. La pollution numérique qui peut être vue comme un enfer est d’abord une pollution matérielle.
Ce sont les matériaux, nécessaires pour fabriquer l’ensemble de la chaîne de valeurs du numérique. Ça commence par un téléphone qui est lui-même fait de métal. Certains métaux, on va les chercher au Congo-Kinshasa. Et les câbles sous-marins sont également faits de métaux : de cuivre, d’acier. Il faut également les métaux pour les serveurs qui se trouvent dans les centres de stockage de données. Ce sont les métaux des satellites qui constituent les constellations de communication.
Donc, c’est d’abord une réalité matérielle et, donc, il y a un impact environnemental qui est celui de la mine, des usines de raffinage et de toutes les étapes de la transformation de la matière depuis la mine jusqu’au produit fini. Après, il y a un autre impact qui est très fort, c’est l’enjeu énergétique. Tout cela nécessite de l’électricité pour faire fonctionner une mine, pour raffiner les métaux, pour recharger les téléphones et surtout pour faire fonctionner les centres de stockage de données toujours plus puissants, toujours plus vastes qui nécessitent un intrant d’électricité toujours plus important pour fonctionner 24 heures sur 24, sur 7 jours.
Et donc, cette électricité, doit bien venir de quelque part. Alors, au Congo-Kinshasa, elle va venir de l’hydroélectricité plutôt. Mais en Chine, elle va plutôt venir des centrales à charbon, de centrales à gaz. Et puis, en Europe, elle va plutôt venir des fermes solaires, des fermes éoliennes. Mais pour fabriquer ces fermes solaires et éoliennes, il faut des métaux.
L’impact des matières et l’impact de la production d’électricité sont très concrets. Puisque ça va avoir un impact sur les écosystèmes, sur la biodiversité, sur la raréfaction des ressources, sur la santé humaine, ça va avoir un impact sur le réchauffement climatique. Donc ce sont des impacts dont on parle trop peu, parce qu’on est encore persuadé que tout ça, est immatériel. Ce sont là les deux grandes familles d’impacts.
Mongabay : « Nous en sommes même convaincu : la pollution digitale met la transition écologique en péril et elle sera l’un des grands défis des trente prochaines années », dites-vous. À quel point cette pollution est-elle importante ?
Guillaume Pitron : Aujourd’hui, on considère que le numérique capte 10 % de la production d’électricité mondiale, donc 1/10. C’est pour l’ensemble du numérique, c’est-à-dire la mine, les centres de stockage de données et le recyclage des téléphones. C’est énorme. Si on traduit cette consommation en émissions de CO2, c’est 5 % ces émissions. Ce sont des chiffres qui sont en hausse. [Les seuls centres de données, d’après le rapport 2025 de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, devraient consommer 3 % de l’énergie mondiale d’ici à 2030, Ndlr].
On peut se dire, pour autant que cette industrie soit incontournable, que son poids économique est gigantesque. On va vers une hausse des impacts, qu’ils soient matériels ou énergétiques, et en termes d’émission de CO2. C’est pour ça que j’écris des livres. Ce n’est pas pour parler de ce qui s’est déjà passé. C’est pour parler de ce qui va se passer.
Donc, nous sommes au début d’une vague qui, si on n’y prête pas attention, va devenir incontrôlable. C’est qu’en fait, si on multiplie ces impacts par deux, il sera très difficile de les mitiger. C’est comme la dette française. Si on s’y attaque maintenant, c’est plus facile que si on s’y attaque dans 20 ans quand on aura continué à augmenter. Et donc, c’est pareil pour l’impact du numérique.
C’est un sujet aujourd’hui majeur, qui s’invite dans les débats dans 20 ans, lorsque notre futur sera encore plus numérisé qu’il ne l’est déjà aujourd’hui. Et, pour moi, c’est un enjeu clé des 30 prochaines années. C’est maintenant qu’il faut s’attaquer à ces impacts, parce qu’il sera trop tard pour les atténuer après de façon importante.

Mongabay : Vous évoquez aussi des subterfuges des géants du numérique tels que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) pour ne pas répondre de leurs responsabilités liées à l’accès et aux usages des ressources naturelles. De quelle manière cette déresponsabilisation porte-t-elle atteinte aux efforts ou mécanismes de restauration des écosystèmes dégradés ou à l’écologie ?
Guillaume Pitron : C’est une question un peu complexe et je ne sais pas si je pourrais vous répondre. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’aujourd’hui les entreprises du numérique, je pense notamment aux GAFAM, ont passé sous silence cet impact et tout le monde le passait sous silence.
Et, en fait, elles ont été contraintes de réagir parce qu’elles ont été interpellées en interne par leurs employés et en externe notamment dans la décennie 2010 par Greenpeace USA.
Donc, en fait, les industriels du numérique, notamment les GAFAM, ont commencé à se saisir de ces enjeux-là. Je pense qu’ils répondent en partie au sujet, notamment en limitant les émissions de CO2. Parce qu’ils garantissent que l’électricité qui leur est nécessaire est une électricité d’origine verte. Donc, il y a un vrai travail pour réduire l’impact du changement climatique.
Pour autant, dans le livre, je mets l’accent sur de la bidouille comptable. Je n’y reviendrais pas en détail parce que c’est un peu complexe. Mais les certificats d’énergie verte sont de la bidouille qui est, un masque CO2, qui est plus fort que ce qu’ils veulent bien dire. Par ailleurs, il y a un système de déresponsabilisation, qui consiste à toujours dire que la technologie pourvoira au problème.
Je pense que c’est une déresponsabilisation que de s’en remettre juste à la science, en espérant qu’elle permettra de faire mieux demain et de passer un coup d’éponge sur tous les excès du numérique aujourd’hui.
Si on était vraiment courageux et responsable, on se poserait des questions sur l’utilité du numérique. Y a-t-il des usages du numérique qui sont utiles, des usages qui sont futiles ? Le numérique est-il bon dans sa globalité ? Quels sont les bons usages, les mauvais usages ? Faut-il mitiger certains usages en les interdisant, en limitant la bande passante ? Ce sont des questions effroyablement compliquées et qui, aujourd’hui, ne mettent personne d’accord.
Mais traiter le problème à la racine consisterait à poser la question de l’humain dans le numérique et du numérique dans l’humain. Or ces questions ne sont pas posées à la hauteur qu’elles devraient être et, en fait, elles sont éclipsées de sorte que s’ouvre plutôt une surconsommation du numérique. Et je pense que c’est de la déresponsabilisation : aussi à s’en remettre à la technologie et à se cacher derrière la technologie pour ne pas traiter ce qu’il y a de fondamentalement humain dans les choix auxquels nous faisons face.
Mongabay : Les États africains sont réputés ne pas avoir une grande émission de CO2. Pourtant, ils subissent quand même des effets des dérèglements climatiques, notamment par la pollution, y compris des outils en fin de vie produits par les géants du numérique. Qu’est-ce qu’on devrait faire pour agir face à ces géants-là, qui profitent de la déresponsabilisation dont vous parlez ?
Guillaume Pitron : En fait, je pense qu’il faudrait que l’Afrique tire la meilleure partie de la valeur ajoutée des métaux. Le Congo-Kinshasa produit plus de 60 % du cobalt dans le monde, parce qu’il l’extrait. Mais ce n’est pas lui qui le raffine. C’est la Chine qui raffine le cobalt qui va ensuite se retrouver notamment dans les batteries des voitures électriques et dans les batteries des téléphones portables.
Moi, je pense qu’il faudrait que l’Afrique exporte davantage de matériaux raffinés et importe moins de matériaux en fin de vie. Et ça passe par une politique industrielle ambitieuse qui consisterait à construire des raffineries, à développer un secteur énergétique efficient, à former de la main d’œuvre, à avoir un environnement fiscal favorable à ses intérêts, à attirer les investisseurs étrangers en les rassurant par rapport à la stabilité politique du pays. Tout ça permettrait à l’Afrique et plus précisément à la RDC de développer une chaîne de valeurs, en aval, avec une forte valeur ajoutée qui profiterait à la population.
Il faudrait aussi davantage fermer ses frontières de ces outils fatigués dont nous ne voulons plus, et qui prouvent notre irresponsabilité, nous Européens ; lesquels outils génèrent aussi une forme de pollution avec des enjeux sociaux très forts.
Image de bannière : Guillaume Pitron, journaliste d’investigation, auteur du livre : « L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like ». Image fournie par Guillaume Pitron.
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