- Une investigation de l’ONG Rainforest Foundation UK révèle que les projets de compensation carbone en RDC couvrent plus de ⅔ de la surface des forêts.
- Deux projets géants, portés par KMS (Inde) et MACC, représentent, à eux seuls, près de 82 millions d’hectares, alimentant la confusion et les chevauchements, faute de cadastre clair.
- Les CFCL (Concessions Forestières des Communautés Locales) sont souvent instrumentalisées par les promoteurs de projets carbone. Les promesses non tenues et le manque de consultation alimentent tensions et conflits locaux.
- Faute de régulation solide et de gouvernance efficace, la RDC reste exposée à la prédation et aux dérives. RFUK appelle à des financements climatiques alternatifs et plus directs, hors logiques de marché, afin de protéger réellement forêts et communautés.
En République démocratique du Congo (RDC), les projets de compensation carbone forestière couvriraient près de deux tiers de la superficie des forêts du pays et près de la moitié de la superficie totale du pays. C’est ce qu’a découvert l’ONG britannique Rainforest Foundation UK au cours d’une investigation visant à analyser la validité des différents projets carbone du pays. Or, les projets carbones ne sont pas cumulables. La loi interdit la validation d’un projet carbone s’il y a eu sur le même territoire un autre projet carbone, pour éviter les doubles comptabilisations de carbone sauvé. Il y a donc ici un problème.
En 2021, à l’aube de la Conférence des Parties sur le climat COP 26 qui s’est déroulée à Glasgow en Ecosse, la RDC s’est positionnée comme un « pays solution », pour faire face au changement climatique.
Un positionnement réaliste, car avec 150 millions d’hectares de forêts, soit plus de 60 % des forêts du bassin du Congo, le pays abrite le plus grand puit de carbone tropical au monde. Une situation rêvée pour mettre en place des projets REDD+, à savoir des projets visant à réduire les émissions de CO2 liées à la déforestation et à la dégradation des forêts. Ces projets ont vocation à générer des crédits carbones, à savoir des unités de carbone sauvées que d’autres pays et entreprises peuvent acheter pour compenser leurs propres émissions de carbone et s’inscrire dans la démarche zéro émission nette d’ici à 2050 définie à la conférence de Glasgow. Cette ambition a entraîné un véritable rush vers les projets carbone, se multipliant en quelques années seulement. Vittoria Moretti a enquêté sur la question pour RFUK. Alors que son rapport vient d’être publié, elle nous en dit plus sur ses conclusions.
Mongabay : Qu’est-ce qui, selon vous, explique qu’on se retrouve avec les projets de compensation carbone d’une telle envergure en RDC ?
Vittoria Moretti : C’était l’une des questions que j’ai posées à MACC (Marché Communautaire Carbone), une initiative dirigée par des entrepreneurs congolais et internationaux, Ndlr), un développeur de projet. Je lui ai dit : « Mais vous vous rendez compte qu’en Équateur (province de l’Équateur, Ndlr), où vous prévoyez d’implanter votre projet carbone, qu’en parallèle, il y a au moins deux ou trois autres projets en cours sur le même territoire ? ». Le projet de KMS (Kanaka Management Services, Ndlr) était là. Il y avait aussi une concession d’exploitation convertie en concession de conservation. Clairement, il y a un chevauchement. A ce moment-là, MAC m’a répondu : « Oui, mais ce n’est pas mon problème. C’est celui du gouvernement et de l’aménagement du territoire. Ce sont eux qui devraient nous fournir un inventaire clair de la forêt et des terres encore disponibles qui peuvent être attribuées ».
Mais le problème, à mon avis, c’est que les choses avancent si vite sur le terrain, par l’intermédiaire de commissionnaires ou de courtiers au niveau des gouvernements provinciaux ou des autorités territoriales, et à Kinshasa, ils n’ont pas de registre opérationnel qui permet vraiment de suivre ce qu’il se passe sur le terrain. On se retrouve donc dans une situation complètement absurde, avec des chevauchements de projets partout. Le chiffre que nous avons de la superficie des projets carbone est à mon avis largement sous-estimé. Déjà, il ne prend pas en compte les projets dont les contours ne sont pas clairs. Puis nous avons arrêté les recherches en juin. Depuis, j’ai appris que 4 nouveaux projets ont été signés. Et nous ne les avons pas pris en compte dans notre calcul.

Mongabay : Qui sont les propriétaires de ces projets carbones ? Est-ce une multitude d’acteurs ou de gros poissons en situation de monopole ?
Vittoria Moretti : Il y a quelques projets qui sont gigantesques en termes de superficie. Par exemple, celui de KMS, un porteur de projet indien. Un de ses projets s’étale sur plusieurs provinces de la RDC et représente une superficie d’environ 72 millions d’hectares. Il est vrai que ce projet de KMS a suscité beaucoup de réactions, en particulier dans l’Équateur, et qu’il n’a donc pas vraiment abouti. Mais nous savons que des contrats ont été signés avec des communautés dans toutes les provinces.
Et, il y a le projet de Macc. Nous ne connaissons pas exactement son statut, mais c’est un projet prévu dans cinq provinces, sur une superficie de 10 millions d’hectares. Donc, rien qu’avec ces deux projets, on arrive déjà à environ 82 millions d’hectares qui seraient alloués à des projets carbone. Des concessions privées de conservation prolifèrent vraiment partout.
Il y a aussi le Couloir vert qui pourrait même bénéficier d’accords sur le carbone. Il y a une superposition d’usage massive due au fait que le travail sur l’aménagement du territoire n’a pas été fait. Et cela nécessite beaucoup plus de contrôle et de cohérence de la part du gouvernement central.
Mongabay : Y a-t-il aussi une responsabilité du côté des politiques ?
Vittoria Moretti : Pour moi, on a d’un côté, un discours qui a été avancé par les plus hautes autorités du pays, par le président lui-même, parlant du carbone comme une sorte de solution miracle, décrivant la RDC comme un pays solution. Tout ce discours a créé, je pense, des attentes et attiré des acteurs qui, malheureusement, n’étaient pas toujours ceux que l’on aurait pu espérer dans ce contexte. On se retrouve donc avec beaucoup d’entreprises, comme cette entreprise indienne ou d’anciens exploitants forestiers industriels, qui utilisent probablement ce genre de projets pour essayer d’obtenir ces terres. De l’autre côté, des autorités ou représentants du gouvernement ont peut-être vu là une occasion de tirer profit de ce type de mécanisme, mais aussi des CFCL (Concessions Forestières des Communautés Locales, Ndlr).
Dans le rapport, vous mettez en évidence une prédation des CFCL par les promoteurs de projet pour accéder au marché carbone. Vous précisez que « certains considèrent les marchés du carbone comme une source de revenus indispensable pour les communautés, mais que la compréhension de leur fonctionnement reste limitée, et les communautés peuvent être induites en erreur quant à leurs droits et obligations, ce qui suscite des attentes irréalistes. »
Mongabay : Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
Vittoria Moretti : Pour moi, cela nous ramène au fait que, la plupart du temps, ces projets sont menés à bien, très rapidement. Ils ne prennent jamais le temps, ou très rarement, de mener les études et les consultations nécessaires, et ils essaient d’imposer leur propre structure, leur propre solution ou tout type de service, sans comprendre en profondeur le contexte sociétal et local, ce qui peut en réalité augmenter le risque de conflit. C’est particulièrement le cas pour les CFCL. Vous avez un organe de gouvernance qui a été créé par les CFCL et avec leur mise en place ; mais ensuite, le projet carbone arrive et met en place son propre Comité de développement. Ils l’appellent généralement Comité de développement local, et ce n’est pas nécessairement la même structure que celle qui existait déjà. Vous créez donc une duplication de structure, ce qui peut également entraîner des tensions.
Mongabay : Dans le rapport, vous faites référence à « des attentes irréalistes ». Est-ce que vous pouvez expliquer en quoi elles sont génératrices de conflits ?
Vittoria Moretti : Ils (les promoteurs, Ndlr) arrivent et ils font plein de promesses. Ils promettent de construire des infrastructures ou de rapporter les revenus provenant de la vente de crédits. Mais ils font ces promesses sans donner trop d’explications sur les conditions, les risques et le calendrier de mise en place d’un véritable système de crédits carbone, qui permettrait d’obtenir des revenus. Et nous savons que, pour l’instant, le projet qui a vraiment vendu beaucoup de crédits, c’est le projet Redd+ Mai Ndombe. Il a mis plus de dix ans à en arriver là et on se demande aujourd’hui encore s’ils ont vraiment permis d’améliorer la vie des populations locales. De plus, ils font ces promesses, la plupart du temps, sans comprendre le tissu social et le contexte local. Nous avons donc constaté des situations dans lesquelles les communautés étaient peut-être divisées, parce qu’un projet prenait une partie des terres, une partie de la communauté, mais en excluant une autre partie. C’est ce qui s’est passé en Équateur, où la communauté était divisée entre une communauté bantoue et une communauté pygmée vivant côte à côte, mais en raison d’erreurs commises dans le passé, où la cartographie n’avait probablement pas été effectuée correctement, on se retrouve aujourd’hui dans une situation, où la zone de tourbières, la zone la plus riche en carbone, donc la plus attractive pour les négociants en carbone, a été attribuée à l’une des deux communautés. Mais la communauté voisine dit : « Nous avons aussi les mêmes tourbières et nous voulons aussi notre part du gâteau ». Et le fait d’exclure une communauté d’un projet crée beaucoup de tensions.

Mongabay : Il y a deux ans, une enquête du Gardian révélait que plus de 90 % des projets de compensation carbone issus de la forêt tropicale et délivrés par Verra, le plus grand organisme de certification, sont sans valeur. Pensez-vous qu’en RDC, pour éviter de se retrouver dans les 90 %, l’arsenal législatif est suffisant ?
Vittoria Moretti : En termes de projets REDD+ et de carbone, il existe une régulation, mais elle reste limitée. Dans un contexte comme celui de la RDC, qui ne dispose pas vraiment d’une gouvernance forte, en particulier en matière de ressources naturelles, cela ouvre la voie à des acteurs qui n’ont pas nécessairement une très bonne conduite. Donc, pour moi, il y a aussi une responsabilité du marché international du carbone vis-à-vis de la situation congolaise. Car, même au niveau de Verra, il n’y a pas de normes strictes. Je sais qu’il y a une révision des normes de Verra, je pense qu’elle est en cours, mais à ce jour et d’après ce que nous avons vu, je ne pense pas qu’elles soient suffisamment strictes pour empêcher ces situations de se reproduire. Je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire avant de pouvoir poursuivre sur la voie du carbone, et cela nécessite vraiment un cadre législatif et réglementaire beaucoup plus solide. Tant que ce cadre ne sera pas en place et qu’il n’y aura pas des institutions telles que cette autorité du marché du carbone, une autorité de régulation qui fonctionne vraiment bien et dispose de ressources suffisantes pour fonctionner, je ne pense pas que le marché volontaire du carbone, tel que nous le voyons aujourd’hui en RDC, puisse être efficace, pour la forêt et pour la population.
Mongabay : Quelles sont vos recommandations ?
Vittoria Moretti : Je pense que nous devons commencer à réfléchir à des solutions qui vont au-delà des logiques de marché en matière de financement climatique. C’est l’un des appels lancés par RFUK : la nécessité de décarboniser le Nord global et la nécessité d’une source de financement directe, stable et régulière pour protéger les forêts. Mais en même temps, nous sommes conscients que c’est aux communautés qu’il appartient de décider de s’engager ou non dans des projets carbones. Nous aimerions les voir dans une position où ils pourraient s’engager plus consciemment dans ces processus, garantir le respect de leurs droits, en particulier leurs droits fonciers, et être en mesure de négocier sur un pied d’égalité.
Je pense également que le REDD+ ne doit pas nécessairement être basé sur les forêts. Nous pourrions peut-être envisager d’autres types d’activités REDD+ dans le domaine de la cuisson améliorée ou de la gestion des déchets. Il existe peut-être d’autres types de projets REDD+, et de compensation carbone qui pourraient être plus efficaces en RDC, mais sans interférer dans le foncier, compte tenu de l’insécurité qui règne en matière de terres et de titres de propriété, la concurrence pour les titres fonciers, l’absence de réglementations claires et strictes et, de manière générale, les problèmes de gouvernance persistants.
Mongabay : Une nouvelle ministre de l’Environnement, Marie Nyange, vient d’être nommée à Kinshasa. La précédente, Eve Bazaiba, avait eu un mandat entaché de scandales quant à l’attribution de contrats de concessions. Pensez-vous que cela puisse changer la donne au niveau du marché carbone en RDC ?
Vittoria Moretti : J’ai le sentiment qu’elle devra probablement faire preuve d’une certaine prudence au début, car il y a eu beaucoup de plaintes, de critiques et de rumeurs à l’encontre de l’ancienne ministre et de son cabinet concernant ces questions liées à la conservation et à la gestion des fonds associés. J’espère qu’elle aura une approche un peu plus réfléchie. C’est une occasion pour nous, mais aussi pour d’autres acteurs de la société civile et de la conservation, de montrer que les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Par exemple, l’autorité de régulation du marché du carbone n’était toujours pas opérationnelle au moment où nous écrivons ce rapport.
Image de bannière : Vittoria Moretti, auteure de l’enquête de l’ONG Rainforest Foundation UK, qui a révélé que les projets de compensation carbone en RDC couvrent plus de ⅔ de la surface des forêts. Image Franck Zongwe avec son aimable autorisation.
Les projets de crédits carbone se multiplient en RDC malgré l’absence de réglementation
FEEDBACK : Utilisez ce formulaire pour envoyer un message à l’éditeur de cet article. Si vous souhaitez publier un commentaire public, vous pouvez le faire au bas de la page.