- La raréfaction des ressources naturelles et le manque de points d’eau dans le nord du Tchad poussent les éleveurs possédant un cheptel important à parcourir de longues distances. Ces déplacements les conduisent jusqu’aux régions méridionales, à vocation principalement agricole.
- L’élevage transhumant est reconnu depuis 2023 comme un patrimoine culturel de l’humanité qu’il faut protéger.
- En la matière, les textes réglementaires de l’État tchadien rencontrent des difficultés au niveau de la mise en application. Ce qui permet à certains éleveurs transhumants de s’installer durablement dans des zones non prévues à cet effet. Cette présence prolongée entraine du surpâturage, la dégradation des sols et, à terme, une menace pour la biodiversité.
À chaque saison sèche, des éleveurs quittent les zones arides du nord avec leurs troupeaux de bœufs, souvent en famille, pour rejoindre le sud du pays, en quête de pâturages.
C’est le cas de Hissein Mahamat Nour, éleveur d’une quarantaine d’années, rencontré aux alentours du village de Maibo dans la province du Moyen-Chari au sud du Tchad. « Chaque année, on se déplace avec tous nos bœufs. De fois, on n’est pas sûr de ce qu’on va trouver, mais rester sur place serait pire ».
Accompagné de son épouse et de leurs deux garçons, Hissein dit se rendre à Roro, l’une des sous-préfectures du Moyen-Chari pour vendre quelques têtes de bétail avant d’envisager un retour dans sa terre natale dans la province du Kanem.
Cette région, située dans le Sahel occidental, est l’une des principales zones de départ de la transhumance, au Tchad. Grace à ses pâturages utilisables en saison sèche, elle joue un rôle stratégique. C’est là que débute l’odyssée pastorale, motivée par la recherche d’herbe fraîche, d’eau et de revenus, à travers la vente de bétail ou de produits laitiers destinés à subvenir aux besoins essentiels des familles.
Le sud, et particulièrement la province du Moyen-Chari, est la destination privilégiée de milliers de têtes de bétail. Cette terre verdoyante offre pâturage, eau et débouchés commerciaux, mais présente aussi des parcelles clôturées en attente de la pluie, des puits communautaires, des champs de manioc et des cases en banco, témoignant d’une forte occupation humaine.
La migration saisonnière, appelée transhumance, constitue un maillon essentiel de l’économie pastorale. Toutefois, elle suscite aujourd’hui des inquiétudes croissantes, en raison de ses répercussions sur l’environnement et de la cohabitation entre les communautés.
Classée en 2023 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO, la transhumance est aussi un patrimoine vivant. Elle représente un savoir-faire intergénérationnel, une organisation sociale et des routes tracées au fil du temps, entre pâturages, points d’eau et marchés.

Dès la sortie de N’Djamena vers le sud, on aperçoit des centaines de bovins en mouvement ou rassemblés autour de points d’eau. Le trajet des transhumants, principalement du nord vers le sud, est dicté par la recherche de pâturages et de sources d’eau (puits traditionnels, forages modernes, eaux de surface et cours d’eau pérennes), mais aussi par l’accès aux marchés des produits d’élevage situés en zones méridionales.
Entre traditions pastorales et tensions rurales
Mahamat Adoum, éleveur de bovins originaire du Kanem, croisé au marché à bétail de Danamadji (province du Moyen-Chari), témoigne : « Mon grand-père et mon père étaient transhumants. Cette pratique, nous l’avons héritée et nous comptons la transmettre à nos enfants ». Chaque année, avec son troupeau de bœufs depuis le Kanem, il parcourt plus de 1 000 km vers le sud. Pour lui, « la transhumance est une question de survie ».
Ngartira Ndilmadji, agriculteur rencontré à Ndakonon dans le département de la Grande Sido (Moyen-Chari), évoque des bénéfices de la transhumance. « Nous profitons des excréments de bœuf pour fertiliser les sols pouvant favoriser les cultures comme le maïs, le sorgho et surtout le jardinage ». « Avec les éleveurs à nos côtés, nous obtenons facilement les bœufs d’attelage, surtout en cette période, où nous n’attendons que la pluie pour commencer les travaux », ajoute-t-il.
Toutefois, Ngartira déplore une dégradation accélérée. « La transhumance a pris une autre tournure ces derniers temps. Les éleveurs de bovins sont devenus des sédentaires parmi les autochtones, luttant pour s’approprier des terres. Leur présence permanente rend les sols infertiles et détruit parfois nos champs, ce qui crée des conflits le plus souvent soldés par la mort d’hommes ».
Le dernier cas de tensions liées à l’accès aux ressources naturelles entre éleveurs transhumants et agriculteurs dans le sud du pays date du 14 mai 2025 à Mandakao, dans la province du Logone Occidental. Ce conflit qui a causé la mort de 41 personnes, dont plusieurs blessés illustrent les conséquences tragiques que peuvent entraîner les chevauchements entre itinéraires de transhumance et zones agricoles.

D’après lui, malgré le fait qu’il est interdit aux éleveurs transhumants de traverser les forêts classées et les champs non récoltés, certains éleveurs y entrent quand même pour nourrir leur bétail. « Cette action cause la destruction des champs et aggrave la déforestation, ainsi que la fuite de la faune sauvage comme les antilopes et les buffles qui se trouvaient à proximité des villages », ajoute-t-il.
Dans un contexte de gestion partagée des ressources naturelles, l’État tchadien a mis en place des instruments juridiques comme la loi numéro 59-004 du 31 octobre 1959 sur le nomadisme qui visait à encadrer les déplacements des éleveurs sur le territoire tchadien. Elle imposait notamment un recensement obligatoire des nomades et définissait les conditions de leur mobilité. Son objectif est de prévenir les conflits avec les agriculteurs, faciliter les campagnes sanitaires sur les troupeaux, protéger les ressources naturelles et renforcer la sécurité dans les zones de transhumance.
Il y a aussi l’ordonnance numéro 043/PR/2018 du 31 août 2018 portant orientation agro-sylvo-pastorale et halieutique au Tchad. Cette règle établit le cadre légal pour le développement durable de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche et de la foresterie.
Elle reconnaît l’importance de la transhumance dans le système pastoral tchadien et prévoit des mesures pour encadrer cette pratique, notamment par la définition de couloirs de transhumance, la sécurisation des parcours pastoraux et la mise en place de mécanismes de concertation entre les différents acteurs concernés (éleveurs, agriculteurs, autorités locales).
Cette ordonnance encourage également la participation des communautés locales dans la gestion des ressources issues de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche.
Toutefois, sur le terrain, ces textes sont peu appliqués, selon Jacques Kotndjide, leader communautaire et secrétaire général du Réseau des médiateurs entre agriculteurs et éleveurs du département de la Grande Sido, dans la province du Moyen-Chari.

« Les couloirs de transhumance sont parfois occupés par les champs. Les éleveurs, mal encadrés, prennent des raccourcis au lieu d’emprunter le chemin tracé pour eux. Il faudrait au moins quatre bouviers pour guider un troupeau, mais souvent, il n’y en a qu’un », explique-t- il à Mongabay.
Il soulève un autre point : « Dans notre département, tous les cinq à dix kilomètres, se trouvent des éleveurs transhumants devenus sédentaires. Cette installation anarchique entraîne le surpâturage et la détérioration des sols. Les herbes ne poussent plus et certains arbres ne peuvent plus grandir ».
Selon ce leader, « un bœuf consomme à lui seul l’équivalent de quatre hectares d’herbe par an. Quand on compte une centaine de bœufs par éleveur, on comprend la pression exercée sur la végétation ».
Une pression croissante sur les écosystèmes
Mahamat Hassane, agent des Eaux et forêts du cantonnement forestier de Danamadji, dans la province du Moyen-Chari alerte que « les forêts galeries se dégradent, les points d’eau disparaissent, et certaines espèces végétales et animales sont menacées ».
Il cite le caïlcédrat (Khaya senegalensis) ou Dil en langue locale du sud du Tchad. « Cet arbre qui est censé offrir de l’ombre aux troupeaux, grâce à sa grande résistance à la sécheresse, est tout le temps taillé en période difficile pour alimenter les petits ruminants comme le mouton ou la chèvre », dit Mahamat. Cette réalité s’observe depuis la sortie de N’Djamena, la capitale, jusqu’au Moyen-Chari.
Face à ce constat, des ONG comme ACID (Association pour la coopération internationale au développement) sensibilisent les communautés sur la biodiversité, notamment via des programmes de reboisement en milieu scolaire. « Les éleveurs sont conscients que sans cet écosystème, il n’y aura plus de pâturage. Les agriculteurs reconnaissent aussi qu’ils ne peuvent pas mener leurs activités sans les éleveurs. Il reste à assurer une mobilisation et une sensibilisation accrues pour les amener à accepter de cohabiter », fait savoir Epainete Ngassadi, coordonnateur de l’ONG ACID, militant pour la protection de l’environnement.

Contacté par téléphone, Dr Beltolna Mbaindoh, géographe ruraliste et doyen à l’université Adam Barka d’Abéché, située dans le nord du pays, souligne que le cheptel tchadien, estimé à plus de 130 millions de têtes, toutes espèces confondues, constitue une charge énorme pour la biodiversité, surtout dans les zones méridionales où la densité humaine et agricole est plus élevée. « La dynamique démographique va encore accroître cette pression ».
Il insiste aussi sur l’impact du changement climatique. « Les fortes températures dessèchent les espèces fruitières dans les zones méridionales (manguiers, citronniers, goyaviers), et accélèrent l’évaporation des eaux de surface indispensables à l’abreuvement du bétail », explique-t-il.
Dr Mbaindoh ajoute par ailleurs que, « paradoxalement, les bonnes pluies de la décennie pourraient nuire au bétail, en favorisant la prolifération de parasites et en provoquant des noyades lors de crues soudaines dans les ouadis. Dans les zones semi-arides à vocation pastorale, les inondations bouleversent le cycle végétatif des plantes adaptées à des précipitations faibles, réduisant davantage la résilience des écosystèmes ».
Quelle voie pour une transhumance durable ?
Pour Dr Mbaindoh, il est urgent de repenser le modèle pastoral. « Il faut améliorer la productivité des animaux. Si les éleveurs peuvent vivre des sous-produits (lait, cuir, etc.), ils seront plus enclins à réduire la taille de leur cheptel », dit-il. Cela permettrait, selon lui, de limiter la pression sur les ressources naturelles.
Il prévient par ailleurs que l’analphabétisme reste un frein majeur à cette transition : « Tant que l’éducation des éleveurs ne sera pas une priorité, toute tentative de modernisation échouera ».
« Un élevage durable passe par une approche intégrée : renforcer l’accès à la santé animale, aménager les ressources pastorales, protéger la biodiversité, mais surtout investir dans la formation et l’accompagnement des communautés pastorales », recommande le géographe Mbaindoh.
Image de bannière : Des bœufs mis en vente au marché de bétail de Danamadji dans le département de la Grande Sido au Tchad. Image de Inès Tamaltan pour Mongabay.