- Le barrage hydroélectrique de Nachtigal, construit sur le fleuve Sanaga dans la localité de Batchenga, est déjà opérationnel et sera inauguré dans les prochains jours.
- Les communautés de pêcheurs riveraines de cet ouvrage se plaignent de la rareté de poissons dans les eaux du fleuve, et redoutent une perte définitive de leurs moyens de subsistance.
- Selon le biologiste marin camerounais, Aristide Kamla, ce phénomène résulte des fluctuations inattendues du débit du fleuve, provoqué par la construction du barrage.
- La société de projet NHPC, dit pourtant qu’elle a mené des opérations de sauvegarde de plus de 19 000 individus de poissons pour garantir la disponibilité du poisson, devenu introuvable, y compris dans le barrage aménagé pour la pêche communautaire.
YAOUNDÉ, Cameroun — Le mardi 22 avril 2025 à l’aube, Gaston Goudwe, la quarantaine révolue, a commencé à naviguer en pirogue sur les eaux du fleuve Sanaga, en aval du barrage hydroélectrique de Nachtigal, situé à 65 kilomètres au nord-est de Yaoundé. La matinée est presqu’achevée et ce pêcheur n’a capturé que très peu de poissons. Il n’est pas satisfait par cette moisson. Ses parties de pêche se ressemblent au fil des mois.
« La pêche ne donne plus rien. J’ai jeté le filet à l’eau, je n’ai rien eu. J’ai même utilisé la canne, c’est toujours difficile. Je n’ai pu obtenir que six poissons depuis 5 heures que je pêche ».
Selon Goudwe, cette partie du fleuve était très poissonneuse par le passé, et les pêcheurs y capturaient beaucoup de poissons, notamment le tilapia (Oreochromis niloticus), le capitaine (Polydactylus quadrifilis), et plusieurs espèces de silure. Mais avec l’avènement du barrage, il dit avoir noté des mouvements inhabituels du débit du fleuve, et ces espèces prisées ont presque disparu : « Avant [le chantier du barrage], il y avait beaucoup de poissons. Je pouvais pêcher jusqu’à 15 paquets par jour. Mais maintenant, c’est vraiment difficile. Pour avoir un paquet, je suis obligé de pêcher jusqu’en soirée ».
Les pêcheurs de Batchenga vendent leur poisson en lanières végétales sur lesquelles les poissons sont enfilés par les ouïes, chacun pesant au moins 5 kg.
Au petit marché du village Ndji, où les pêcheurs écoulaient jadis leurs produits de pêche, les étals des mareyeuses ont disparu. Une seule restauratrice parmi les deux rencontrées sur place ce jour-là, propose du poisson dans son menu du jour. « On ne m’a vendu qu’un paquet de 12 poissons et j’ai préparé uniquement quatre plats de ndomba (papillote de poisson, Ndlr). Les pêcheurs disent qu’il n’y a plus de poissons dans l’eau », a dit la dame, vêtue d’une robe en tissu ouest-africain, la mine un brin déconfite. Pour faire face à la pénurie de poissons dans le village, elle s’est aussi lancée dans le commerce de la viande de brousse pour maintenir son activité.


Le plan d’aménagement de la pêcherie voué à l’échec ?
Le barrage de Nachtigal, construit sur une superficie de 1 797 hectares (4 440 acres) à Batchenga, y compris la zone réservoir (environ 400 hectares), est le plus grand du pays. Il sera exploité par la société Nachtigal Hydro Power Company (NHPC), filiale du groupe français Électricité de France (EDF), pour une durée de 35 ans. Il dispose d’une capacité de production de 420 mégawatts et devrait contribuer à booster la production énergétique du pays de 30 %.
Et pourtant, il a entrainé une perte des moyens de subsistance pour de nombreux villageois, en l’occurrence la pêche, qui faisait vivre les communautés villageoises, et contribuait à embellir l’économie des localités environnantes.
L’Étude d’impact environnemental et social (EIES), réalisée en 2011, par le consortium franco-canadien Sogreah-Aecom, prédisait que la construction du barrage allait avoir des impacts directs sur l’exploitation halieutique, en modifiant les migrations de différentes espèces. Mais que la création d’une retenue d’eau pour la pêcherie devait offrir des possibilités d’exploitation halieutique à quelques familles de pêcheurs.
Pour compenser la perte de la pêcherie, la société NHPC a, dans son Plan de gestion environnementale et sociale (PGES), décidé d’aménager une zone de pêche sur une superficie d’environ 400 hectares, en amont du barrage. Au cours du mois d’avril 2025, plusieurs parties de pêche ont été organisées dans cette zone au profit des pêcheurs, en présence des responsables de la société. Les pêcheurs ayant pris part à ces activités ont rapporté à Mongabay qu’à chaque fois, ils sont revenus de là presque bredouilles, les poissons se faisant aussi rares en amont qu’en aval du barrage.
Ce phénomène trouve une explication chez le biologiste marin Aristide Kamla, président de l’organisation à but non lucratif, African Marine Mammal Conservation Organisation (AMMCO) basée à Dizangué dans la partie littorale du pays, qui mène régulièrement des projets de recherche et de conservation avec les lamantins africains dans un bassin versant du fleuve Sanaga.
« La présence du barrage perturbe énormément la productivité en poissons, dans la mesure où il influence le cycle naturel de l’eau. Le barrage retient de l’eau et la relâche quand il en a besoin. Ceci fait qu’au moment où on est supposé être en période d’étiage, on se retrouve en période de crue, et vice-versa. Pour le poisson, c’est un élément perturbateur, et même pour le pêcheur qui ne maitrise plus les fluctuations d’eau », a-t-il expliqué à Mongabay au téléphone. « Et le plus gros perdant c’est le pêcheur ».


Face à la rareté de poissons, NHPC assure qu’elle a tout mis en œuvre pour préserver les ressources halieutiques dès le début du projet du barrage en 2019, afin de soutenir les communautés locales. Elle dit précisément qu’elle a mené des opérations de sauvegarde de plus de 19 000 individus de poissons pendant la construction et assure un débit écologique et un suivi biologique régulier des populations piscicoles dans la retenue.
Elle se vante en outre d’avoir apporté un soutien matériel conséquent aux coopératives de pêcheurs, en offrant des pirogues, des moteurs hors-bord, des nasses, des palangres et d’autres équipements. Winnie Kitio, responsable de la communication à NHPC, rapporte aussi que la société a délivré des récépissés pour les dossiers de permis de pêche à 57 pêcheurs sur les 132 recensés au début du projet.
« Les autres ont choisi de se réorienter vers d’autres métiers, comme la fabrication, la conduite ou la maintenance des embarcations, la transformation du poisson et bénéficient également d’un accompagnement spécifique », a-t-elle dit dans un courriel à Mongabay.

Les pêcheurs victimes de violations des droits de l’homme
La partie du fleuve baptisée « barrière centrale », située en aval du barrage au niveau de la zone dite verte, très fréquentée avant par les pêcheurs pour son abondance en poissons (tilapia, silure, capitaine), est désormais difficilement accessible pour les pêcheurs. Ils ont dit à Mongabay que l’endroit est régulièrement surveillé par les forces de l’ordre camerounais, recrutés par NHPC pour assurer la sécurité interne et extérieur du barrage, au grand dam des pêcheurs.
« La pêche n’est pas interdite en zone verte. Mais il y a les militaires qui viennent nous déranger tout le temps, ils prennent le peu de poissons qu’on a pu pêcher », déplore Namakiri Sekou, un pêcheur d’origine malienne, habitant le village Ndji depuis plus d’une quinzaine d’années.
Le 19 avril 2025, un groupe de militaires a violenté des pêcheurs au lieu-dit « barrière centrale », dans une zone autorisée pour la pêche. Ils ont tiré des coups de feu en l’air, puis ont saisi leurs poissons, et ont exigé une rançon, sous prétexte que ces pêcheurs se trouvaient dans une zone interdite d’accès.
NHPC révèle que depuis l’année 2024, elle a enregistré six plaintes relatives aux altercations entre les militaires et les populations riveraines. Elle s’est engagée à former ces militaires sur les questions de droits humains et des violences basées sur le genre, et assure que les militaires sur lesquels pèsent des présomptions de culpabilité sont désengagés ; et des demandes de sanctions sont adressées à leur hiérarchie.
La plupart des mareyeuses qui intervenaient dans la chaîne de valeurs du poisson au niveau local, se sont reconverties dans la culture du manioc, des patates, des bananes-plantains, du maïs, etc. C’est désormais l’unique activité, qui soutient la subsistance alimentaire des communautés, et participe au maintien de l’économie locale, alors que celle-ci était majoritairement soutenue par la pêche et l’extraction du sable dans le fleuve Sanaga, avant l’avènement du barrage.
« La pêche ne donne plus et on cherche juste de quoi manger. On a de grandes familles à nourrir », dit Sekou.
Image de bannière : La moisson de Gaston Goudwe au terme d’une matinée de pêche sur le fleuve Sanaga à Batchenga. Image de Yannick Kenné pour Mongabay.
Un barrage camerounais en construction se trouve sur le gril des mareyeuses indignées
Feedback: Utilisez ce formulaire pour envoyer un message à l’éditeur de cet article. Si vous souhaitez publier un commentaire public, vous pouvez le faire au bas de la page.