- Le pastoralisme, pratique consistant à déplacer le bétail – comme les bovins – d’une zone de pâturage à une autre, assure les moyens de subsistance de 200 à 300 millions de personnes dans le monde.
- En Afrique de l’Est, les pasteurs subissent de plus en plus de pressions en raison du dérèglement climatique, des projets d’infrastructure, des changements d’utilisation des terres et, dans certains cas, des initiatives de conservation de la faune sauvage.
- Gufu Oba, professeur émérite de l’Université norvégienne des sciences de la vie, explique à Mongabay que les pasteurs jouent un rôle clé dans la gestion des zones de pâturage du monde entier et que leurs connaissances sont essentielles pour garantir la protection de ces paysages.
Du plateau tibétain au Sahel africain, le pastoralisme est l’un des plus anciens modes de vie de l’humanité. Déplaçant le bétail à travers de vastes paysages au rythme des changements saisonniers et des conditions environnementales, les cultures pastorales reposent sur la liberté de mouvement et sur des accords partagés concernant l’utilisation des biens communs. C’est un mode de vie pratiqué par 200 à 300 millions de personnes dans le monde, qui se caractérise par un lien profond et étroit avec la terre et de riches pratiques spirituelles fondées sur leur relation avec les éléments naturels.
Les pasteurs constituent souvent un maillon crucial de la chaîne alimentaire ; les éleveurs d’Afrique de l’Est fournissent, par exemple, près de 90 % de la viande consommée dans la région et la moitié du lait.
Toutefois, les pasteurs subissent également des pressions croissantes dans le monde entier. La sécheresse liée aux changements climatiques, les projets d’infrastructure sur les terres de pâturage et, dans certains cas les initiatives de conservation, mettent les éleveurs à rude épreuve, en particulier en Afrique. Ils sont parfois présentés comme une menace pour la faune sauvage et la nature; cependant, de plus en plus d’études révèlent que les pasteurs jouent au contraire un rôle essentiel dans la préservation des écosystèmes pastoraux à l’échelle planétaire.
Aujourd’hui, les communautés pastorales occupent une place majeure dans les efforts de conservation du continent africain, ainsi que dans certains de ses conflits les plus violents. Au Kenya, elles sont au cœur des efforts visant à créer des sanctuaires communautaires pour les éléphants, les lions et d’autres espèces sauvages. En Tanzanie voisine, les expulsions de Massaïs de certaines aires protégées comme le Ngorongoro ont suscité des critiques à l’échelle mondiale.
Ashoka Mukpo de Mongabay a rencontré Gufu Oba, professeur émérite de l’Université norvégienne des sciences de la vie, afin de mieux comprendre le rôle des pasteurs dans les pâturages africains et les défis auxquels ils sont confrontés dans notre monde en pleine mutation. Oba, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire des changements environnementaux en Afrique, est un spécialiste de renom des communautés pastorales. Nous nous sommes entretenus avec lui lors de l’université d’été sur les terres arides, un congrès de chercheurs et d’universitaires d’Afrique de l’Est organisé dans le comté aride d’Isiolo, dans le nord du Kenya. L’entretien qui suit a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.

Mongabay : Parlez-nous du rôle que les pasteurs ont de tout temps joué dans les paysages d’Afrique de l’Est.
Gufu Oba: Bien sûr ! Tout d’abord, pour vous aider à mieux comprendre comment fonctionnent les paysages pastoraux, essayez de penser à un échiquier. Le paysage joue le rôle de pièce maîtresse ou d’unité principale dans l’organisation de l’utilisation des terres. Les pasteurs ont une connaissance extrêmement détaillée de ces paysages. Ils sont capables d’identifier tous les microchangements qui s’y produisent.
On peut envisager cela d’un point de vue cyclique : si les pasteurs s’établissent dans une certaine zone à une saison donnée, la saison suivante ils se déplacent dans une autre zone et, bien des années plus tard, ils reviennent vers la première. Tous ces paysages constituent des mosaïques de campements historiques de pasteurs. Ces derniers utilisent le paysage, le fertilisent et le régénèrent ; le paysage est ainsi enrichi plutôt que dégradé.
Voilà donc une solution aux préoccupations sur la dégradation, qui ont surgi lorsque les systèmes pastoraux d’utilisation des terres ont été perturbés et que la mobilité des pasteurs a été réduite. Les pasteurs ont été soit incités, soit forcés, à se sédentariser et, par conséquent, l’utilisation des terres s’est concentrée autour de l’endroit où ils se sont établis. C’est ce qui a conduit à une surexploitation des terres autour de ces installations. Et c’était inévitable, vous êtes d’accord ? La terre est exploitée en continu dès lors qu’elle est habitée, ce qui entraîne une érosion et une surexploitation de la végétation. Cela va à l’encontre des méthodes traditionnelles d’utilisation des terres pratiquées par les pasteurs.
Dans un paysage de pâturage, les pasteurs se déplacent d’un campement à l’autre, permettant à la végétation de se reposer lorsqu’ils s’installent dans un nouvel endroit. Ils répètent ensuite le processus, qui couvre l’ensemble du paysage.
Chaque paysage a une histoire, et les pasteurs la connaissent.
Ils la connaissent grâce aux récits folkloriques qui racontent comment ils se sont déplacés avec leurs vaches ou leurs chameaux d’un pâturage à l’autre. Ils chantent [il tape dans ses mains et se met à chanter]. La chanson dit que vous avez suivi le propriétaire éleveur de vaches d’un paysage à un autre, que vous avez mangé copieusement, que les taureaux étaient actifs, que les vaches donnaient beaucoup de lait, etc. Puis, un beau jour, votre père n’étant plus satisfait, il vous conduit vers un autre paysage, et ainsi de suite. L’histoire de l’utilisation des terres est magnifiquement inscrite dans leurs récits folkloriques.
La dégradation de l’environnement par les pasteurs est donc absurde.
Si l’on cesse d’utiliser les terres – et comme vous le savez je suis écologiste –, la structure et la composition de la végétation changent, parce qu’une partie de la végétation a besoin d’être pâturée pour se renouveler et se régénérer. Sinon, on obtient de l’herbe, des arbustes morts et une diminution de la productivité. L’utilisation de la terre est donc cruciale. Et cela inclut le feu ; certaines personnes pensent que le feu détruit la végétation, mais en réalité il permet de la renouveler. La grande partie de la végétation a besoin du feu à un moment ou à un autre. Sinon, les sous-bois épais d’arbustes non comestibles finissent par envahir les pâturages et réduire la productivité.

Mongabay: Bon nombre de paysages exploités par les communautés pastorales présentent également une grande valeur écologique, mais il y a souvent une idée de conflit en quelque sorte ici entre les pratiques des pasteurs et la conservation. Quel est le lien entre les pasteurs et la conservation, selon vous ?
Gufu Oba: À vrai dire, la notion moderne de conservation leur est étrangère, mais cela ne signifie pas dire que les pasteurs ne protègent pas l’environnement. Voici comment ils procèdent : les parcelles de pâturage sont divisées en zones qu’ils utilisent à des saisons différentes. Certaines sont des aires protégées. Elles sont préservées spécifiquement pour la saison sèche.
En mettant en place ces systèmes de gestion basés sur le potentiel des paysages, les pasteurs protègent indirectement ou directement l’environnement en question. Si, par exemple, un paysage n’est utilisé que pendant la saison sèche, il n’y a aucun risque de dégradation des terres ; car, pendant la saison sèche, les plantes ne poussent pas. Les plantes poussent pendant la saison des pluies. Pendant la saison des pluies, on laisse donc les plantes se régénérer, mais pendant la saison sèche, le bétail se tourne vers la zone préservée parce qu’elle contient des plantes fourragères spéciales, et cette zone est donc préservée grâce à ce processus.
La protection des terres est donc essentielle. Il y a des pâturages traditionnels réservés exclusivement aux veaux. Les pasteurs s’accordent et décident que telle colline et telle vallée fluviale doivent être préservées pour les veaux. Personne n’y amène son bétail, sous peine d’une lourde amende. Et, pourtant, il n’y a aucune clôture physique. Ils disent qu’il existe des clôtures établies par des décisions ; ce sont des clôtures verbales. Les gens sont donc dissuadés de conduire leur bétail à cet endroit ; il y a des patrouilles et une surveillance en place. Ils se plient donc à ces décisions.
Bien sûr, compte tenu des changements chaotiques que nous observons aujourd’hui, certaines personnes tentent de tirer profit des terres pastorales et d’établir de larges exploitations et des réserves, ce qui perturbe les méthodes traditionnelles d’utilisation des terres.
Mongabay: Dans un pays comme le Kenya, des vagues de réformes foncières ont affecté les communautés pastorales en établissant de grandes exploitations et en introduisant d’autres modes de gestion des terres plus rigides. Cela leur a posé de nouveaux défis, menaçant parfois la durabilité de leur mode de vie. Comment, selon vous, préserver le rôle écologique des pasteurs face à de telles pressions extérieures ?
Gufu Oba: Le problème, c’est que lorsque des politiques de réforme agraire sont élaborées, les pasteurs ne sont pas consultés.
On pense à leur place. On estime que les terres devraient être préservées ou mises de côté pour des réserves naturelles. Cependant, les éleveurs pourraient organiser leurs activités de manière à ce que la conservation devienne une méthode intégrée dans l’utilisation polyvalente des terres. Par exemple, si vous êtes propriétaire de chameaux, de bovins ou d’un petit bétail, vous n’allez pas emmener vos troupeaux paître au même endroit, car ils vont préférer différents types de paysages en fonction des types de végétation. La conservation et l’utilisation des terres coexistent donc.
Maintenant, si les propriétaires d’une réserve viennent vers les pasteurs et leur disent : « Faites bien attention aux animaux sauvages, ne les tuez pas, etc… et continuez à utiliser la terre ou mettez en place un système de gestion de manière à utiliser certaines zones pendant la saison sèche, et d’autres pendant la saison des pluies. » Cela devient plus acceptable pour les pasteurs.
C’est différent que de leur dire : « Non, cette zone est préservée et il est interdit d’y faire paître vos animaux. » Ces zones sont souvent des paysages de haute importance pour le pâturage. Si vous enlevez aux pasteurs la meilleure partie du paysage et les poussez vers des environnements plus arides, ils vont forcément davantage souffrir, et ils vont perdre leurs animaux.
C’est un sujet très controversé, et je pense qu’il y a une tendance à ne pas réfléchir suffisamment aux choses. On part du principe que l’on peut uniquement utiliser la technologie pour résoudre les problèmes sans consulter les personnes. Et j’estime que c’est une erreur.
Je me suis d’ailleurs penché sur cette question dans mon livre [African Environmental Crisis]. Des conseils scientifiques ont été fournis sur l’histoire du développement et les politiques concernant le pâturage et l’utilisation des terres publiques. Et savez-vous ce qui s’est passé lorsque les politiques ont été appliquées ? Une fois en place, elles ont échoué la plupart du temps.
Il aurait fallu étudier le système pastoral dans son ensemble et chercher à comprendre comment les pasteurs peuvent intégrer la question de la conservation dans leur système de gestion ? sans leur imposer de manière restrictive l’idée de site protégé. Leur utilisation des terres est limitée par les patrouilles des gardes forestiers, etc.
La meilleure méthode consiste à s’asseoir et à discuter avec les pasteurs. Il faut bien leur expliquer ce qui doit être préservé. S’agit-il de la végétation ? Ou s’agit-il des éléphants ou d’espèces d’oiseaux ? Qu’est-ce qui doit être préservé précisément ? Une approche souvent privilégiée consiste à promouvoir la protection de l’environnement en excluant le pastoralisme, mais ce n’est pas en excluant que l’on protège.
Je vais vous faire part de l’une de mes expériences. Lorsque j’étais jeune, dans les années 1980, j’ai travaillé sur le projet intégré de l’UNESCO pour les terres arides dans le nord du Kenya, plus précisément dans le district de Marsabit. Les pasteurs étaient accusés de détruire l’environnement. Les écologistes et autres chercheurs voulaient démontrer comment une meilleure gestion des terres pouvait contribuer à le protéger. Un énorme enclos d’environ 1 hectare (environ 2 acres) a donc été monté, et l’idée était de montrer aux pasteurs ce qui allait se passer à l’intérieur par rapport à l’extérieur. Maintenant, sur le site, on trouve des arbustes nains appelés Indigofera spinosa et Indigofera cliffordiana. Ces plantes sont fort appréciées des chameaux, et on les appelle communément « fourrage pour chameaux ». L’idée dominante présente dans l’esprit des défenseurs de l’environnement était qu’à l’extérieur, les chameaux, les chèvres et les moutons broutaient de manière excessive, ne laissant pas au paysage le temps de se reposer. Le projet visait donc à démontrer la meilleure façon de le préserver.
Nous avons accueilli de nombreux visiteurs allemands, car le projet était financé par l’Allemagne. On les voyait survoler l’enclos pour observer les changements dans la végétation.
Cinq ans plus tard, on a constaté que tous les Indigofera spinosa présents dans l’enclos étaient morts, alors qu’ils avaient survécu à l’extérieur.

Mongabay: Cela signifie que les pasteurs jouaient donc un rôle clé dans ce paysage ?
Gufu Oba: Oui, et, pourtant, on les avait exclus de cet enclos. Maintenant l’Indigofera spinosa a besoin d’être pâturée pour poursuivre sa croissance. Lorsqu’elles grandissent, les pousses de la plante sont exposées aux conditions environnementales. La plante cherche donc à adopter une stratégie de façon à minimiser la perte d’eau. Elle laisse donc la pousse mourir progressivement vers le bas, et le sommet de la pousse meurt. La plante interrompt la circulation de l’eau entre la pousse et la racine afin de ne pas gaspiller l’eau, ce qui lui permet de continuer à vivre. Si la plante n’est pas pâturée pendant une période prolongée, la matière morte s’accumule au sommet de l’arbuste nain et l’arbuste finit par mourir. Cela explique ce qui s’est passé.
Mongabay: Il doit s’agir d’une relation qui s’est développée sur des milliers d’années, n’est-ce pas ?
Gufu Oba: Exactement. Dans certains endroits du Turkana [comté du nord du Kenya], nous avons suivi l’évolution de la situation de manière expérimentale. Nous avons découvert que le pâturage, qu’il soit artificiel ou effectué par le bétail, favorise la croissance des plantes.
Cela n’a donc aucun sens de recommander aux pasteurs de protéger une zone en excluant leur bétail, quand on sait que le pâturage fait partie intégrante de la dynamique de ce paysage.
Image de bannière:Une pasteure borana conduisant son bétail à un point d’eau géré par la communauté à Garba Tulla, au Kenya. Image de Fiona Flintan/ILRI via via Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 3 mars, 2025.